François Fuks: « L’ARNm a un avenir bien au-delà de la pandémie de Covid » (entretien)
François Fuks est une sommité internationale dans la recherche sur l’ARN messager. Directeur du laboratoire d’épigénétique du cancer à l’ULB et à l’Institut Bordet, le professeur est à l’origine de plusieurs avancées majeures dans le combat contre le cancer.
Trois majuscules et une minuscule. Quatre lettres et, derrière elles, un monde de promesses. La pandémie de Covid-19, grâce aux succès des vaccins à ARN messager (acide ribonucléique messager ou ARNm) de Pfizer-BioNTech et de Moderna, a propulsé cette technologie sur le devant de la scène, démontrant pour la première fois qu’elle pouvait être efficace et déployée à une large échelle. Mais l’histoire de l’ARNm ne s’arrêtera certainement pas à cette seule contribution. François Fuks, comme nombre de ses confrères, lui prédit un avenir bien au-delà de la pandémie: « Pouvoir produire, avec des ARNm, des protéines à la demande ou corriger celles qui sont défectueuses, ouvre un champ de recherche thérapeutique sans limite. » Pour le directeur du laboratoire d’épigénétique du cancer et de l’ULB Cancer research center, il s’agit déjà d’une révolution médicale.
Pouvoir produire des protéines à la demande ou corriger celles qui sont défectueuses ouvre un champ de recherche thérapeutique sans limite.
Peut-on parler d’un bouillonnement de la recherche sur l’ARNm? Voyez-vous affluer les candidats chercheurs désireux de travailler sur cette technologie?
On peut très clairement parler d’une explosion liée au Sars-CoV-2. Cela suscite l’intérêt des projets de recherche, des étudiants. En science, il existe aussi des effets de mode, même si je n’aime pas trop ce terme. Il est clair toutefois que la pandémie a permis la mise en avant de nos recherches.
Avant, ça ne déchaînait pas les passions?
On ne peut pas dire que lorsque nous publiions des articles dans Science et Nature, cela soulevait un intérêt médiatique… L’ARNm ne sort pas de nulle part. Voilà quarante ans que des scientifiques l’étudient. Ces pionniers de l’ARNm ont compris qu’avec l’ADN – vers lequel, alors, allaient plutôt les recherches -, l’ARNm est une molécule vitale, essentielle. Son rôle est de transformer l’information génétique contenue dans l’ADN en protéines indispensables au fonctionnement de notre organisme, de nos cellules, comme l’hémoglobine, par exemple.
Quand ont commencé vos travaux sur l’ARNm?
Je les ai entamés en 2015. Il y a moins de dix ans, nous avons découvert que l’ARNm peut aussi être enrichi. Il n’est pas ce subalterne de la vie, ce petit copiste.
Un ARNm doté d’un superpouvoir, donc?
L’ARNm enrichi, c’est l’épigénétique de l’ARNm, mon champ de recherche, qui n’a vraiment démarré qu’en 2012. Prenons une image. Le livre de la vie contient deux volumes, l’un, l’ADN, porteur de nos gènes, l’autre, l’ARNm. Si l’on visualise l’ADN comme des mots, il faut utiliser une syntaxe pour rendre ces mots intelligibles. Retirez la cédille de mon prénom, par exemple, et ce ne sera plus le même. Cette syntaxe, c’est l’épigénétique. On comprend alors qu’elle joue un rôle essentiel. Sans elle, la lecture de l’ADN serait limitée. Et quand cette syntaxe est inappropriée, cela entraîne de grosses altérations, provoquant des maladies, des cancers. Avec mon équipe, nous avons ainsi mis au jour une nouvelle syntaxe (NDLR: cette découverte est décrite dans un article publié dans Science ). Nous savons, d’ailleurs, qu’il existe à ce jour moins de dix accents, de cédilles si vous préférez.
Ces syntaxes se révèlent assez flexibles, plastiques, expliquez-vous…
Oui et l’objectif consiste dès lors à trouver la « gomme » idéale pour effacer les mauvaises cédilles, les mauvais accents et les replacer aux bons endroits, soit à les manipuler avec des molécules, des enzymes.
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Vos travaux concernent le cancer et, notamment, l’éradication des métastases. Lesquelles, en particulier? Et quel lien avec l’ARNm?
L’ARN est composé d’une succession de nucléotides – A, C, G et U. L’an dernier, mon équipe a découvert que l’ARN peut subir des modifications dans le cancer. L’une de ces modulations chimiques est un enrichissement de la lettre A, que nous avons appelé « M6A ». Nous pensons que cette altération épigénétique de M6A pourrait conduire à développer un cancer et à entraîner des métastases. Quand des métastases surviennent, en réalité, on perd le contrôle. Elles sont responsables de 90% des décès dus à un cancer et il existe peu de traitements pour les empêcher.
Mais vous n’avez pas encore trouvé de gomme?
Il faut, en effet, une gomme pour effacer la méthylation, le groupement M6A. Il s’agit d’une protéine, FTO. Or, nous avons découvert que dans plus d’une dizaine de cancers, tels que ceux du sein, de la prostate, des poumons ou de l’utérus, elle ne fonctionne plus, ne gomme plus, et semble favoriser l’apparition de métastases. Ça a l’air assez général. Mais, dès qu’on manipule FTO, on constate, in vitro, une réduction drastique des tumeurs solides ( NDLR: cette découverte est décrite dans un article publié récemment dans Nature Cancer ). Donc, on a la gomme, mais il faut la réparer.
Nous connaissions cette technologie mais, jusqu’à la pandémie, nous n’avions ni cette flexibilité ni mobilisé les moyens financiers et humains.
Concrètement, que pouvez-vous espérer?
Il y a deux axes potentiels. Le premier, un diagnostic: on pourrait détecter le plus tôt possible les métastases, en observant un ARNm anormalement enrichi et un FTO défectueux. Le second, une thérapie épigénétique de l’ARNm: mettre au point une espèce de colle qui réparerait FTO, la gomme. Nous devons affiner, aller plus loin, comprendre quels sont les ARNm en cause dans les cancers, comment fonctionne FTO…
Epics Therapeutics, c’est votre start-up pour concrétiser les résultats de vos travaux académiques.
Chez Epics Therapeutics, cofondée avec Jean Combalbert, nous ne travaillons pas sur des vaccins à ARNm, mais sur des traitements anticancers, entre autres, des « colles », donc, qui viendraient inhiber ou activer l’ARNm enrichi en cause dans les cancers. On avance bien. Nous souhaitons mener des essais cliniques à moyen terme, mais je préfère évoquer cinq à dix ans avant que le traitement bénéficie à des patients.
D’autres biotech, ailleurs dans le monde, s’intéressent-elles aussi à ce domaine?
A ce stade, il n’y a que quatre entreprises, dont nous, à Gosselies, qui se sont lancées sur ce créneau ; une à Cambridge, une à Boston et une à New York. Que du beau monde! Mais on n’a pas à rougir ni à se montrer modestes. Nous ne sommes pas moins bons. Je suis passé par Cambridge, je connais. La start-up qui y est située a été fondée par mon ex-patron, Tony Kouzarides. C’est vrai qu’elle a pris un peu d’avance. L’équipe a développé un premier inhibiteur corrigeant les ARNm impliqués dans des leucémies. Storm réalise des essais précliniques, in vitro et sur des modèles animaux, et ira en phase 1 en 2023. Quoi qu’il en soit, la preuve du concept est faite et les résultats sont prometteurs.
Si vous allez jusqu’en phase 3, il faudra avoir les reins très solides. Donc, le soutien des grands de la pharma?
Quasi aucune biotech ne va seul jusque-là. L’ARNm ne va pas éliminer l’industrie pharmaceutique. Celle-ci continuera à codévelopper et produire sous licence. Vous savez, les mentalités ont changé et le transfert de technologies du monde académique vers les entreprises est une étape fondamentale pour apporter des solutions aux patients.
Où sont les limites de l’ARNm? Celui-ci nécessite encore, pour le moment, d’être stocké à de très basses températures pour conserver ses propriétés intactes.
L’ARNm est une molécule très fragile. Il a cette particularité de se détruire rapidement. Ces inconvénients sont, en revanche, un atout pour la vaccination. L’ARNm ne s’intègre pas dans le patrimoine génétique, dans l’ADN, et se dégrade très vite. En gros, la flexibilité permise par l’ARNm – on peut coder n’importe quelle protéine dans l’ARNm – et la capacité à faire produire les protéines par les cellules elles-mêmes permettent d’avoir un panel plus large qu’avec l’ADN.
Peut-on parler de révolution médicale? L’immunothérapie était aussi présentée comme une révolution.
C’est une révolution! Mais je nuancerai en disant qu’il s’agit d’une révolution de vaccins, basée sur une technologie simple et rapide. Nous connaissions cette technologie, mais, jusqu’à la pandémie, nous n’avions ni cette flexibilité ni mobilisé les moyens financiers et humains.
Outre les vaccins contre d’autres virus, quelle est l’étendue des cibles?
En réalité, il n’était pas très difficile de mettre au point les vaccins anti-Covid. Une fois que la séquence d’ARNm est connue, il suffit de la faire synthétiser, en labo, in vitro, et de l’encapsuler pour la protéger et permettre son entrée dans nos cellules. Ces opérations sont très rapides. Mais traiter les cancers se révèle bien plus complexe.
Pourquoi?
L’une des principales difficultés est que chaque cancer est différent. Si vous comparez deux cancers du poumon, la séquence identique représente moins de 5%. Un vaccin – qu’on appelle ainsi car il active le système immunitaire en lui présentant un antigène afin qu’il lutte lui-même contre la maladie – peut fonctionner sur un patient et pas l’autre, parce les malades sont à des stades d’évolution différents, parce qu’ils peuvent récidiver, et on ne comprend pas bien ces récidives. L’autre difficulté, c’est que le cancer altère plusieurs mécanismes. Les ARNm doivent donc agir sur plusieurs fronts. Enfin, il faut assurer un transport ciblé des ARNm, qu’ils s’adressent aux bonnes cellules, qu’ils n’altèrent pas d’autres, saines, comme c’est le cas dans les radiothérapies. En somme, un vaccin ne pourrait sans doute pas corriger tout cela.
A terme, l’ARNm pourrait-il remplacer d’autres technologies? Cela peut-il jouer sur le prix des thérapies individualisées, jusqu’ici extrêmement coûteuses et inabordables?
Avec l’ARNm, on essaie d’aller vers des thérapies, des médecines individualisées, puisqu’on peut faire du « sur mesure » – on séquence le matériel génétique des tissus cancéreux du patient afin de concevoir un traitement « à la carte ». Mais cette technologie simple et rapide s’ajoute à l’arsenal d’outils dont on dispose, comme l’immunothérapie. Cette dernière est coûteuse. Ici, ce qui nous permettrait de réduire les coûts, c’est la rapidité et la simplicité de la technologie à base d’ARNm. L’immunothérapie demeure une technologie complexe et 30% des malades atteints d’un cancer de la peau y répondent bien.
Quel regard portez-vous sur la présence « médiatique » des scientifiques depuis la crise sanitaire?
Je la vois d’un très bon oeil. Cela a ruiné les clichés qui figeaient les scientifiques dans une pose austère. En revanche, j’estime qu’il est important que nous nous cantonnions dans nos domaines d’expertise. Pris dans la tempête politico-médiatique, certains ont souhaité avoir une influence qui sortait clairement de leur expertise. Un autre aspect qui nous porte préjudice, c’est que le grand public a vu en temps réel comment la science fonctionne: on avance, on recule, on est factuel, on analyse les données, on les confronte… En science, aucune vérité n’est éternelle. Pour la très, très grande majorité des gens, ce n’est pas là un fonctionnement classique.
Dates clés
1970 – Naissance à Bruxelles, le 4 avril.
1992 – Doctorat au Deutsches Krebsforschungs-zentrum (DKFZ), centre de recherches sur le cancer, à Heidelberg, en Allemagne, puis post-doc au Gurdon Institute, université de Cambridge.
2006 – Crée le premier laboratoire de recherche dédié à l’épigénétique en Belgique.
2007, 2010 et 2014 – Prix du Fonds Gaston Ithier, qui promeut la lutte contre le cancer.
2007 – Prix de l’EMBO Young Investigator Program, qui récompense les meilleurs jeunes chercheurs européens pour leur excellence scientifique.
2014 – Prix Lambertine-Lacroix en cancérologie.
2015 – Dirige l’U-CRC, Centre de recherches sur le cancer (ULB), réunissant, entre autres, les chercheurs de la faculté de médecine, l’hôpital Erasme et l’Institut Jules Bordet.
2018 – Crée la biotech Epics Therapeutics, avec Jean Combalbert .
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