Koenraad le Barbare
A Gand, trois expositions consacrent les dessins et les sculptures de Koenraad Tinel. Plongé malgré lui dans les heures les plus noires de l’histoire, cet artiste de 85 ans déploie une oeuvre cathartique.
Le rendez-vous a été fixé à 11 heures sur le parvis de l’église Sint- Jacobs, édifice dont les lignes hétéroclites témoignent de 900 ans d’architecture religieuse chaotique dans la ville au confluent de la Lys et de l’Escaut. Pas rancunier pour un sou quant à ces petits arrangements stylistiques avec la foi, un ciel bienveillant fait tout ce qu’il peut pour retenir une pluie avide d’en découdre avec la poussière du pavé inégal. A peine est-on arrivé sur place que le téléphone vibre dans la poche. » Sonner à la sacristie en face de la friterie « , indique l’écran. Impossible de ne pas sourire à la lecture de cette missive emblématique des noces du sacré et du profane chez Koenraad Tinel (1934, Gand). Une pression du doigt plus tard, la silhouette du sculpteur se découpe dans l’embrasure de la porte en bois. Octogénaire, cet homme-là ? Difficile à croire. Avec son jeans et sa chemise blanche col Mao, on lui donne vingt ans de moins. Les jambes ancrées et le torse puissant disent un être désireux de confronter ses muscles à la matière – jusqu’à 55 ans, Tinel disposait de sa propre fonderie et coulait tout seul des pièces atteignant jusqu’à 170 kilos. Il y a aussi ce regard clair, à la fois franc et espiègle, qui transperce l’interlocuteur derrière des sourcils en broussaille.
S’exprimant dans un français impeccable, l’artiste qui a fait une partie de ses études à La Cambre, à Bruxelles, invite le visiteur à découvrir le premier volet d’ Udsjuen, une exposition d’oeuvres relativement récentes disséminées au fil de trois adresses gantoises. En plus de huit séries bouleversantes de dessins à l’encre de Chine, le bâtiment coiffé de deux imposantes tours fait place à une quinzaine de sculptures monumentales mises à nu par la lumière naturelle que filtrent les vitraux. Conscient que tout mot apposé sur les oeuvres serait pour le visiteur un obstacle à contourner, Tinel fait le choix de s’effacer derrière son travail. La confrontation n’en est que plus intense. Harpie aux membres atrophiés, bélier hagard, tête de serpent projetant sa langue fourchue, ours aux côtes apparentes ou monture décharnée : un bestiaire brutal et douloureux épouse le demi-cercle formé par l’abside. L’acier, le plâtre et la toile de jute constituent des agencements, parfois noués avec une sangle, qui secouent les règnes à la faveur de ces créatures hybrides. Ici, une mandibule ; là, un bec et un embryon de crucifié ; plus loin, des griffes acérées, voire une colonne vertébrale elle aussi mise à nu.
L’effet est d’autant plus redoutable que chromatiquement, c’est la tradition de la » grisaille » qui est convoquée. Cette technique picturale, proche du clair-obscur, se caractérise par un camaïeu de gris imitant la pierre. L’harmonie avec les marbres du lieu de culte n’en est que plus prégnante. A chaque nouvelle pièce qui se découpe devant d’impassibles toiles du xviie siècle signées par Antoon van den Heuvel ou Gillis Le Plat, on se surprend à serrer les poings et à contracter les mâchoires. Une irrépressible tension parcourt le corps. » Cela fait mal, hein ? » risque Koenraad Tinel au bout du face-à-face, anticipant par-là l’effet viscéral de son travail sur le regardeur saisi aux entrailles. C’est qu’il est chez lui question d’une beauté âpre faisant le choix de la profusion vitale plutôt que de la pureté idéologique et mortifère. Chez Tinel, le beau (sans doute un terme utilisé par défaut dans le cadre de sa pratique) surgit imprévisible, terrible et impur, assumant le caractère dru d’un pubis fourni, le vide suggéré par une orbite creuse ou la maternité agonisante de mamelles rattrapées par la pesanteur.
Au nom du père
Quel est le drame, quelle est la scène primitive, le » séisme » que l’oeuvre de Tinel emmène dans son sillage ? Tout hurle ici une plaie béante, une fêlure. Pour la comprendre, l’artiste nous emmène au pied d’une statue représentant la Vierge. Marmoréenne, l’oeuvre est aux antipodes de la production du Gantois désormais installé dans le Pajottenland. Au pied de fétiches issus d’un catholicisme austère, on s’étonne de l’homonymie de la signature : Tinel. » C’est tout mon père, ça, explique l’intéressé. Je ne le savais pas avant de venir sur place mais dès que j’ai aperçu cette pièce, je me suis dit que c’était tout à fait son genre. » Pieter-Frans Tinel (1895-1964), sculpteur de son état, occupe une place tranchante dans l’histoire de son fils. Ce dernier a tout raconté en 240 dessins à l’encre dans une sorte de roman graphique coup de poing signé à quatre mains avec David Van Reybrouck, écrivain flamand et ami de longue date à qui l’on doit le lumineux Congo. Le titre de cet opus paru en 2006 ? Scheisseimer, soit » seau de merde » en français. De matière fécale et de boue brune, il est indirectement question dans cet ouvrage qui relate, en images et en mots, les souvenirs de guerre d’un enfant (Tinel a alors 10 ans) fuyant la Belgique pour l’Allemagne en 1944. » Un récit dans lequel Koenraad Tinel épluche l’écorce vieille de plus de 60 ans, rugueuse, émotionnelle, de son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale, en tant que fils de collabos, comme jeune réfugié dans les forêts allemandes « , résume avec beaucoup de justesse Kurt Snoekx dans le catalogue qui accompagne l’événement.
La cause de cet exil ? Le débarquement des alliés en juin 1944 qui est une très mauvaise nouvelle pour le père et les deux frères de l’intéressé, radicalement convertis à l’idéologie nazie. » Il est resté sur ses positions et n’a rien renié, jusque dans sa tombe vingt ans après « , s’emporte Koenraad Tinel face à cette figure paternelle aussi disparue qu’insondable. La publication de Scheisseimer a permis au sculpteur flamand d’extérioriser l’insupportable poids reposant sur ses épaules. Dans la postface de l’ouvrage, David Van Reybrouck pose les bonnes questions : » Comment peut-on être coupable d’un choix que l’on n’a pas fait, que d’autres ont fait pour vous ? Ou bien est-on coupable de sa propre innocence ? Et cette naïveté de l’époque conduit-elle à une vie entière de peine ? » Il reste que la publication place Tinel sur une voie réparatrice, notamment à travers la rencontre, six ans plus tard, d’un avocat juif bruxellois. Ayant courageusement échappé à la Shoah en sautant du train qui le menait à Auschwitz, Simon Gronowski a suivi, à proprement parler, l’itinéraire inverse de Tinel. Pourtant, les deux hommes se sont liés d’amitié. De ce geste fort, un livre et un film, Ni victime, ni coupable, enfin libérés, sur lesquels plane également l’ombre incontournable de David Van Reybrouck, ont résulté.
Forge des origines
Marquée au fer rouge de l’histoire, l’oeuvre de Tinel suinte le tourment. Ce n’est pas un hasard si, à l’inverse de son père qui ciselait le marbre, il travaille des matériaux bruts et réalise des assemblages bâtards. Pour échapper à la clôture, » cette forme raffinée de la répression » comme la qualifiait Maurice Blanchot, le Flamand fait circuler les formes, irrémédiablement non nobles, et les images sauvages. Il y a du » Barbare » chez lui, en comprenant bien que le mot désigne ici une faculté de se déprendre des idéologies et des fantasmes totalitaires. La toile de fond dont se sert l’artiste, il l’emprunte au registre des mythologies, des contes et légendes, ces récits qui puisent aux origines de l’humanité, dans cet avant, peut-être fantasmé, où le coeur de l’homme n’avait pas encore été industrialisé – à cet égard, on notera que ce n’est pas un hasard non plus si le titre Udsjuen est directement prélevé aux sources de la cosmogonie iakoute, ce peuple qui hante les froides plaines de la Sibérie. En plus de l’église Sint-Jacobs, l’exposition se prolonge dans une maison privée, au 26 de la Sint-Katelijnestraat, ainsi que du côté de la Zebrastraat, lieu de culture que l’on doit à la fondation Liedts-Meesen.
D’un endroit à l’autre, on mesure les schèmes qui opèrent au sein de l’imaginaire de l’artiste à travers des pièces et des dessins de formats variés. Ainsi de cette fascination pour la neige et la glisse, thématiques qui recèlent à la fois des souvenirs d’enfance puisés à même l’hiver allemand ainsi qu’une métaphore de l’existence. » La vie est en pente, on se laisse emporter « , commente Tinel en montrant comment il a intégré des patins de luge à l’une de ses sculptures. Une autre imagerie qui revient de manière récurrente chez lui est celle du Roi des aulnes, poème de Goethe à côté duquel l’octogénaire ne pouvait pas passer. L’histoire est celle d’un père échouant à protéger son fils face à une menace que seul l’enfant perçoit… Le thème de la barque hante aussi les trois propositions gantoises, non sans renvoyer au sort des migrants qui ramène sans cesse Tinel vers son exil germanique. Il y a aussi ses très beaux dessins à l’encre qui dépeignent les paysages et le quotidien sans éclat, rythmé par les allées et venues du bus, d’un petit coin de Brabant flamand.
Mais peut-être que la représentation la plus forte d’ Udsjuen est à chercher du côté d’étranges paquetages soumis à une tension aux ambitions verticales. Ils témoignent de la fascination du plasticien pour ces nouveau-nés que l’on pose sur le ventre et qui tentent de redresser la tête, appendice surdimensionné à ce stade du développement. Ce test utilisé par les pédiatres pour révéler la motricité d’un tout-petit prend une autre dimension chez Tinel. Il s’agit de cette propension à résister, à vivre, à hisser ce qui nous leste. Parallèlement à cela, nombreuses sont ses statues à se tenir sur des membres convalescents, les plus fins possibles : la surface de contact avec le sol est toujours limitée, comme s’il s’agissait de s’élever, de quitter le plancher des vaches, de rompre avec ses racines. Des sculptures ascendantes ? Sans aucun doute. Relever le menton. Toujours. Même avec un seau d’excréments sur la tête, Koenraad Tinel a appris à regarder le ciel.
Udsjen prend place dans trois lieux gantois : dans l’église Sint-Jacobs (Bij Sint-Jacobs), au 26 de la Sint-Katelijnestraat, ainsi qu’au centre culturel situé au 32/001 de la Zebrastraat. www.zebrastraat.be, www.jacobusgent.be Du mercredi au dimanche, de 14 à 18 heures, jusqu’au 28 juillet prochain. Catalogue paru aux éditions Lannoo.
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