Hors de l’oubli
Avec Fruit Tree, créé dans le cadre de la Biennale de Charleroi Danse, la chorégraphe Lara Barsacq poursuit sa mise en lumière de certains pans de l’histoire et de personnalités éclipsées. Autour, cette fois, des Noces de Bronislava Nijinska.
Vous pouvez vérifier par vous-même. Dans la page Wikipédia consacrée aux Noces, les « scènes chorégraphiques russes avec chant et musique » d’Igor Stravinsky, la section sur la version de Bronislava Nijinska est… vide. Contrairement à celles de Jirí Kylián et d’Angelin Preljocaj. Pourtant, celle de Nijinska est la chorégraphie originale, créée en 1923, à Paris, par les Ballets russes. C’est pour combler ce genre d’étranges trous dans l’histoire, en lien avec son parcours personnel et familial, que Lara Barsacq a recommencé à chorégraphier. D’abord son solo Lost in Ballets russes en 2018, puis le trio Ida Don’t Cry Me Love en 2019 et, aujourd’hui, Fruit Tree, créé lors de la Biennale de Charleroi Danse (1).
Cette fois, je ne suis pas sur scène, mais on y retrouve un état d’esprit, ma manière d’être.
Si on écrit « recommencé », c’est parce que Lara Barsacq s’est lancée très jeune dans la création de mouvement, bien avant de venir vivre à Bruxelles, bien avant de se faire connaître en Europe comme interprète chez Lies Pauwels ou pour Lisi Estarás aux Ballets C de la B. C’était dans la compagnie Batsheva, en Israël, le pays de sa mère. « Je suis née à Paris et j’ai été formée en danse contemporaine au CNSM, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse, retrace-t-elle. Lors d’une visite à mes grands-parents maternels, j’ai participé à un stage de la jeune compagnie Batsheva. Ils m’ont proposé de rester et m’ont très vite donné la possibilité de créer. Je devais être âgée de 18 ans. » Vers 27 ans, après avoir fréquenté la scène indépendante de Tel-Aviv, elle décide de revenir en Europe et danse pour plusieurs compagnies. « Je voulais apprendre, découvrir d’autres façons de travailler. Ce n’est qu’en 2016 que j’ai commencé à éprouver l’urgence de créer. »
Un trou, un mystère
Lara Barsacq s’est alors plongée dans l’histoire familiale paternelle, s’intéressant de plus près à Léon Bakst, son arrière-grand-oncle, peintre et collaborateur privilégié des Ballets russes qui conçut les costumes et les décors de Schéhérazade, Le Spectre de la rose ou encore L’Après-midi d’un faune. « Je suis allée voir dans les archives, se souvient-elle, et ça a été la découverte de toute cette matière inspirante qui était là, face à moi et qui est en train de nourrir mon travail. C’est aussi une époque spécifique intéressante parce qu’il n’y a pas de films, ou à peine, et ça laisse une grande place à l’imaginaire. »
De ces recherches, Lara Barsacq fera remonter à la surface Ida Rubinstein, danseuse et mécène russe, qui fit scandale dans Salomé et sans qui le Boléro de Ravel n’existerait pas. « J’avais un poster d’elle quand j’étais enfant, dans la cuisine […], elle me donnait envie de danser » , confiait-elle au public dans les premières minutes d’ Ida Don’t Cry Me Love, dédié à cette figure oubliée. « Il y a un endroit où il y a un trou, un mystère, quelque chose qui ne se fait pas. Et c’est là que, pour moi, ça devient fascinant: cette femme, je veux la faire revivre, je veux lui rendre hommage, même si c’est très personnel, si cela part d’un endroit subjectif. »
Les tresses
Pour son nouveau spectacle Fruit Tree, la chorégraphe s’est penchée sur une autre femme liée aux Ballets russes: Bronislava Nijinska (1891 – 1972), la soeur de Vaslav Nijinski. « Je me suis rendu compte qu’il n’y a que deux livres écrits sur elle, souligne Lara Barsacq. Alors que sur Nijinski, on ne les compte plus. Je m’attendais à beaucoup plus de références. » Elle prend alors contact avec l’historienne new-yorkaise Lynn Garafola, spécialiste de cette époque, autrice d’un livre sur Nijinska dont la parution est prévue en juin 2022. « Toutes les archives concernant Bronislava Nijinska sont aux Etats-Unis. Elles sont accessibles mais c’est apparemment un vrai bric-à-brac. Nijinska a pris beaucoup de notes, fait beaucoup de retranscriptions, mais tous ces documents ne sont tombés dans le domaine public que très récemment. C’est en russe, ce n’est pas répertorié. Il a fallu beaucoup de patience à Lynn Garafola pour entrer dans ces archives. »
De son côté, Lara Barsacq a décidé de se concentrer sur la plus célèbre des chorégraphies de Nijinska, Les Noces, sur la musique de Stravinsky, quatre tableaux sur un mariage arrangé dans la société paysanne russe du début du XIXe siècle. « J’ai vu Les Noces quand j’avais 16 ans, diffusé sur Arte. J’ai été marquée par la musique, qui m’a hantée pendant des années, par l’austérité très contemporaine de la pièce, et puis par ces tresses, très symboliques, qui sont notamment mises autour du cou. Cette mariée est en train d’asphyxier. » Inspirée, notamment, par des ouvrages sur l’écoféminisme, Lara Barsacq livre dans Fruit Tree sa propre version des Noces, avec quatre interprètes. « Cette fois, je ne suis pas sur scène, mais on y retrouve un état d’esprit, ma manière d’être. Une sorte de nonchalance, en passant d’une chose à l’autre, en étant à l’aise autant dans la danse que dans la prise de parole et le chant, dans une forme de prise de liberté. »
Fruit Tree, à la Raffinerie de Charleroi Danse les 15 et 16 octobre et à Bruxelles, dans le cadre de la Biennale 2021, jusqu’au 30 octobre.
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