Héros ou simples bandits ?
En 1860, deux Flamands furent jugés en français à Charleroi, puis guillotinés, devenant ainsi des martyrs de la cause flamande. Mais le doute sur leur culpabilité subsiste.
Le 16 novembre 1860, deux Flamands, le marchand de pommes de terre Jan Coucke et le cheminot Pieter Goethals, sont guillotinés sur la Grand-Place de Charleroi. Le motif de leur condamnation à mort : avoir dévalisé et tué une veuve de 70 ans à Couillet. Juste avant de mourir, la victime avait eu le temps de balbutier à la police une vague description des meurtriers, qui parlaient flamand. Le crime fut immédiatement attribué à » la bande noire « , une association de gangsters wallons qui, de 1855 à 1861, terrorisèrent le Hainaut. Ils engageaient souvent des hommes de main flamands pour leurs méfaits.
Quelques jours après le crime, Coucke et Goethals avaient réglé des dettes substantielles. Ils furent donc suspectés et mis sous les verrous. La police ne put mettre la main sur les membres de la » bande noire « , mais les deux Flamands furent renvoyés vers la cour d’assises. Ils nièrent toute implication, mais n’avaient cependant aucun alibi fiable.
Le procès se déroula entièrement en français. Ni les membres du jury ni le juge ne parlaient un mot de néerlandais. Les avocats des accusés étaient également francophones. L’avocat général, Charles-Victor de Bavay, farouche partisan de la peine capitale, était un Bruxellois bilingue, mais il refusa de parler le néerlandais. Il contribua grandement à l’atmosphère de haine contre les Flamands – » les Flamins » ou » les Flahutes « , comme on les appelait – dans laquelle se tint le procès. Dans son réquisitoire, il chargea sans merci les accusés, qui ne cessèrent de clamer leur innocence. En l’absence de preuves, et la description des criminels ne concordant pas avec leurs clients, leurs avocats plaidèrent le bénéfice du doute.
Le jury suivit pourtant de Bavay, qui avait tonné : » Ces deux Flahutes-là, oui, je les veux morts ! » La condamnation de Coucke et Goethals déclencha un tonnerre de polémiques. Le mouvement flamand les déclara martyrs de sa cause.
Un an après l’exécution, quatorze membres de la » bande noire « , tous Wallons, furent arrêtés et jugés à la cour d’assises de Mons. Jean-Baptiste Boucher et Auguste Leclercq avouèrent qu’ils étaient les auteurs du crime de Couillet. Durant l’agression, ils avaient parlé quelques mots de flamand pour brouiller les pistes. Un de leurs acolytes, Léopold Rabet, confirma que Coucke et Goethals n’avaient été en rien impliqués. Les assassins furent condamnés à mort et exécutés. L’erreur judiciaire provoqua un tollé jusqu’à l’étranger. Même Victor Hugo s’en prit violemment à de Bavay, qu’il qualifia de » chenille d’infirmités » et de » boa d’orgueil « . L’affaire fut à l’origine de la loi Coremans, une des premières à reconnaître le néerlandais comme langue officielle, et à faire en sorte que les Flamands puissent être jugés dans leur langue. En 1938, l’activiste et nationaliste flamand Raf Verhuslt exigea la réhabilitation des deux Flamands, innocentes victimes de la justice de classes francophone.
Après la Seconde Guerre mondiale cependant, deux chercheurs qui travaillaient séparément sur l’affaire, le Flamand Herman Bossier et le Wallon Emmanuel Laurent, arrivèrent à des conclusions différentes. D’après eux, Coucke et Goethals étaient bien impliqués dans l’agression en tant que complices. Bossier découvrit plusieurs contradictions dans le témoignage de Rabet, qu’il jugea non crédible et diamétralement opposé au dire d’autres membres de la bande, qui affirmaient que les deux Flamands étaient complices. Ils ne méritaient, certes, pas la peine de mort – jugement certainement influencé par la non- compréhension du néerlandais -, mais étaient présentés à tort comme des martyrs de la cause flamande. En outre, le fait qu’ils ne parlaient pas un mot de français était un mythe. Coucke habitait à la frontière linguistique et vendait des pommes de terre chaque jour aux ménagères wallonnes. En outre, il habitait depuis vingt ans avec une Wallonne qui ne parlait pas le néerlandais. Quant à Goethals, il était le chef d’une équipe de travailleurs wallons. Il est donc impensable que, sans parler un mot de français, il ait pu diriger des francophones.
Oser déboulonner des légendes
C’est la thèse que le chroniqueur judiciaire flamand Louis De Lentdecker a suivie dans sa série télévisée à la BRT, s’attirant des nuées de protestations de la part des flamingants. Dans ses Mémoires, De Lentdecker écrit qu’il ne regrette pas son analyse : » La cause flamande est trop belle et trop juste pour devoir reposer sur l’aventure de deux bandits, quelque tragique qu’ait été leur destin. Les Flamands – et les nationalistes – doivent devenir adultes et oser déboulonner des légendes au profit de la seule vérité. «
Jan van den Berghe
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