Feu à volonté
On connaissait le joaillier, le collectionneur, le mécène, l’homme du monde… C’est pourtant un autre Jean Boghossian, le plasticien incendiaire, qu’a consacré la dernière Biennale de Venise.
Avril 2017, Dorsoduro, l’un des quartiers historiques de la Sérénissime. Une foule nombreuse se presse devant le palais Zenobio. Un verre de bellini à la main, le breuvage officieux de la manifestation, les curieux admirent stucs et dorures de ce palazzo acquis au xixe siècle par la communauté arménienne afin d’en faire le Collegio Armeno Moorat-Raphael. But de l’opération ? Y former l’élite de sa jeunesse. Autres temps, autres moeurs, le bâtiment des pères mekhitaristes accueille cette fois une sélection d’oeuvres passées par le chalumeau de Jean Boghossian. Le mécène bien connu en Belgique, ne serait-ce que par la fondation éponyme logée au coeur de la Villa Empain, a la lourde responsabilité de représenter son pays d’origine à l’occasion de la 57e édition de la Biennale de Venise (jusqu’au 26 novembre). Parmi les visiteurs avertis, certains ne cachent pas leur scepticisme. Ce cadre majestueux, notamment la salle des miroirs et les fresques notoires portant la signature de Giambattista Tiepolo (1696 – 1770), ne risque-t-il pas de ne faire qu’une bouchée esthétique de Fiamma Inestinguibile, un ensemble de pièces marquées par la combustion ? Le suspense ne dure pas longtemps. Les portes du palais à peine ouvertes, l’évidence saute aux yeux des invités : Livres brûlés, Stèles en polystyrène et autres toiles marquées par la flamme ajoutent à la majesté du décorum en y faisant planer une dimension sacrée. Jean Boghossian peut savourer son succès, il vient de gravir une marche supplémentaire sur le chemin de la reconnaissance qu’il a emprunté lors de sa première exposition en 2002.
Trente ans d’expérimentations
Vue de l’extérieur, cette corde ajoutée à l’arc d’une personnalité à la vie bien remplie peut avoir des allures de caprice d’enfant gâté. Il n’en est rien. Cela fait trente ans que Jean Boghossian procède à des expérimentations plastiques ; l’homme ne s’est pas inventé » artiste » du jour au lendemain. Au contraire, il s’agit d’un lent processus de maturation dont une partie d’iceberg a commencé à émerger en 2015 à la faveur d’un accrochage au Beirut Exhibition Center. Commissaire de l’exposition vénitienne, Bruno Corà, par ailleurs président de la fondation Alberto Burri, souligne les particularités de l’approche de Jean Boghossian. » Nombreux sont les artistes qui ont été fascinés par le feu… Arman, Yannis Kounellis, Claudio Parmiggiani et, bien sûr, Yves Klein. Ce qui a retenu mon attention chez Jean Boghossian, c’est l’obsession, l’entêtement avec lequel il l’aborde. En soumettant à la flamme des matières aussi variées que le livre, la toile, le polystyrène, le papier ou les pigments, il renouvelle le genre. Il ne cherche pas l’effet spectaculaire comme Klein, il opte pour un usage subtil, quasi lyrique. Il travaille les nuances avec la même application que fait valoir un Turner lorsqu’il peint un ciel. Le romantisme n’est pas loin, d’autant que le feu draine dans son sillage l’idée de brusquer le temps, de porter toute vie à son terme, à son au-delà, il y a une amplification du destin humain propre à son travail. »
Emmené par une véritable » psychanalyse du feu « , comme a su la théoriser un philosophe comme Gaston Bachelard, Bruno Corà se risque à remonter vers l’origine de cette fascination : » Deux éléments ont, selon moi, marqué profondément l’imaginaire de Jean Boghossian. D’une part, le travail de l’orfèvre, propre au joaillier, dont on sait qu’il doit maîtriser la forge et la chauffe du métal. De l’autre, les lieux qui sont inscrits en lui, l’Arménie du génocide que sa famille a fui en 1915, Alep où il a vécu et Beyrouth qu’il a été obligé de quitter au moment de la guerre civile… soit autant de » terres brûlées » marquées par la destruction. Tout cela a cristallisé d’une manière particulière ; chez lui, le feu n’est pas une idée pathologique mais une alchimie poétique. »
» Prendre le temps où il se trouve »
Pour l’intéressé – qui se voit comme » quelqu’un pour qui rien n’est impossible » mais également à la manière d’un » angoissé qui n’en finit pas de faire le tour de ses remparts pour pouvoir anticiper le danger » -, l’accueil réservé par la Biennale de Venise – on sait notamment que les 45 membres du conseil d’administration du Guggenheim de New York se sont rendus sur place et, par ailleurs, que l’exposition voyagera ensuite vers l’Arménie – s’avère précieux : » Cela me donne raison d’avoir tenu pendant trente ans et d’avoir continué à travailler sans rien espérer d’autre que la joie apportée par la recherche créative. »
Ses tâtonnements plastiques, Jean Boghossian les mène à travers différents endroits, qu’il s’agisse d’un petit atelier au Steigenberger Wiltcher’s, hôtel où il vit lorsqu’il est de passage à Bruxelles, d’un autre dans la rue de Stalle, d’une ancienne écurie reconvertie en lieu de travail du côté de Louvrange dans le Brabant wallon, ou encore d’une chambre au sous-sol qu’il occupe de manière irrégulière au cap Ferrat. Créateur nomade ? Plus qu’on le pense. » Je travaille partout, je peux gribouiller sur un chiffon dans les toilettes, dessiner un projet dans un train… Je suis tout le temps en dialogue avec la création. » Il est vrai que le temps occupe une place particulièrement importante dans son processus de création. Il explique : » Dans la mesure où je mène plusieurs vies en une, il me faut prendre le temps où il se trouve. J’ai la chance de pouvoir passer sans problème d’une tâche à une autre. J’ai cette intensité en moi. Du coup, vu que les interruptions sont nombreuses, la maturation de mon oeuvre s’effectue dans la durée. C’est la raison pour laquelle, j’ai acquis un savoir-faire précis de la flamme, je peux exprimer des milliers de nuances possibles en variant les différentes poudres, les chalumeaux ou les couleurs. »
Ce qui frappe dans le travail de Boghossian et qui en fait le prix, c’est son caractère heuristique. Il y a une dimension de recherche dans son oeuvre. On pense à Hugo qui, dans Les Travailleurs de la mer, évoque l’évasion d’un détenu : » Tel autre, à Tulle, en 1820, coupe du plomb sur la plateforme promenoir de la prison, avec quel couteau ? on ne peut le deviner, fait fondre ce plomb, avec quel feu ? on l’ignore, coule ce plomb fondu, dans quel moule ? on le sait, dans un moule de mie de pain ; avec ce plomb et ce moule, fait une clé, et avec cette clé ouvre une serrure dont il n’avait jamais vu que le trou. » De pareille façon, chez Jean Boghossian, la flamme qui donne naissance aux formes a émergé d’un manque pour se faire libératoire. Elle ne connaît pas sa destination, c’est sa force. Car s’il avait su ce qui l’attendait, Vasco de Gama aurait sans doute reculé devant le cap de la Bonne-Espérance.
PAR MICHEL VERLINDEN
» Il travaille les nuances avec la même application que fait valoir un Turner lorsqu’il peint un ciel »
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