» En Afghanistan, il y a des milliers de tragédies au kilomètre carré «
De réfugié à romancier à succès, la vie de Khaled Hosseini incarne à elle seule le rêve américain. Après le succès planétaire en 2003 des Cerfs-volants de Kaboul, l’auteur afghan exilé aux Etats-Unis publie son troisième roman, Ainsi résonne l’écho infini des montagnes (1). Cette fresque retrace, de la deuxième partie du XXe siècle à aujourd’hui, le parcours d’une famille afghane qui malgré la séparation due à la guerre, tente de se construire un avenir, de Kaboul à Paris en passant par la Californie et la Grèce. Puisant dans sa propre histoire pour tracer le portrait de quelques héros de son livre, Khaled Hosseini signe un récit fort sur les souffrances de l’exil et sur l’indifférence au sort d’un pays meurtri : » Les préoccupations de l’Occident pour l’Afghanistan n’ont jamais été très profondes « , regrette-il.
Le Vif/L’Express : En 2003, vous êtes retourné pour la première fois en 27 ans dans votre ville natale, Kaboul. Comment avez-vous vécu ce retour aux sources ?
Khaled Hosseini : J’étais tellement content avant de partir. J’avais hâte de revoir Kaboul. Durant toutes ces années, j’avais suivi l’actualité de l’Afghanistan et je me sentais encore très attaché à mon pays natal. En 2003, le pays était suffisamment sûr pour pouvoir effectuer ce voyage. J’avais le sentiment de rentrer à la maison même si la ville avait complètement changé. Elle ne ressemblait en rien au Kaboul que j’avais connu durant mon enfance. Le quartier dans lequel j’ai grandi ressemblait dans les années soixante et septante à la banlieue américaine, avec de jolies maisons blanches et des jardins soignés. Il y avait des clubs de jazz, des cinémas, des théâtres et des librairies. A mon retour en 2003, tout était poussiéreux. Des quartiers entiers avaient été détruits et Kaboul grouillait de monde. Quand je suis parti en 1976, la capitale comptait un demi-million d’habitants alors qu’il y en avait entre trois et quatre millions en 2003. La population y afflue dans l’espoir d’y trouver prospérité et sécurité. Kaboul est une ville qui évolue beaucoup trop vite, elle est pleine à craquer. Tout le monde construit n’importe quoi n’importe comment. Il n’y a pas de règles. Je ne connais plus personne là-bas. Le vécu des gens est tellement plus dramatique que ma propre vie. J’avais l’impression de ne plus rien avoir en commun avec eux, à l’exception de la langue, le farsi.
Avez-vous ressenti un sentiment de culpabilité, comme le décrit le docteur américano-afghan Idris dans votre nouveau livre ?
Oui, je me sentais très mal. J’étais triste et découragé quand j’y suis retourné. Comme Idris, je souffrais de la culpabilité du survivant. D’un autre côté, je trouvais ce sentiment irrationnel : j’ai simplement eu énormément de chance d’être né dans la bonne famille et d’avoir pu quitter le pays au bon moment. Je ne devrais pas me sentir coupable. Et pourtant…
A son retour aux Etats-Unis, Idris se sent étranger à son entourage, à sa famille…
Lorsqu’on atterrit à nouveau dans une tout autre réalité, le choc culturel est puissant. Les préoccupations sont tellement différentes. Aux Etats-Unis, les gens sont contrariés lorsqu’un match de base-ball est retardé… Mais on ne peut pas les blâmer pour autant, cela fait partie de leur quotidien. J’aurais très bien pu oublier illico tout ce que je venais de voir en Afghanistan mais je ne le souhaitais pas. Quand vous vous rendez dans ce pays, votre premier réflexe est de vouloir aider toute personne qui vous aborde. Mais comme Idris le résume très bien, » il y a des milliers de tragédies au kilomètre carré en Afghanistan « . Après un second voyage en 2007, j’ai décidé de créer la Fondation Khaled Hosseini (2) afin de transmettre mes expériences et de continuer à signifier quelque chose pour mon pays natal.
Idris se dit même agacé par ses propres enfants, devenus des » Américains gâtés « . Avez-vous eu le même sentiment ?
Mes enfants étaient encore très jeunes à l’époque mais je veille beaucoup à ce qu’ils ne deviennent pas des enfants gâtés. Ils ne sont pas très différents des autres Américains puisqu’ils grandissent ici, aux Etats-Unis, mais je tiens néanmoins beaucoup à ce qu’ils n’oublient pas que l’Afghanistan fait partie de leur identité. Chaque mardi, ils apprennent le farsi dans une école spécialisée.
Lorsque vous êtes à nouveau retourné en Afghanistan en 2010, alors que vous étiez entre-temps devenu un homme riche et célèbre, avez-vous été contraint de voyager anonymement pour des raisons de sécurité ?
En 2003, personne à Kaboul n’avait jamais entendu parler d’attentat-suicide. C’était totalement impensable à cette époque. En 2010, ils étaient devenus routiniers.
Que s’est-il passé pour qu’un tel revirement s’opère ?
Les taliban se sont regroupés hors des frontières et sont revenus en force sans trop d’efforts. Pour moi, c’est la preuve que les préoccupations de l’Occident envers l’Afghanistan n’ont jamais été très profondes. Pendant les premières années après la guerre déclenchée au lendemain des attentats du 11 Septembre, en 2011, l’Occident a travaillé dur pour sécuriser Kaboul mais ne s’est pas préoccupé du reste du pays. L’Afghanistan a rapidement été relégué au second plan. Lorsque j’ai terminé mon premier roman en 2002, je l’ai envoyé à 32 éditeurs. Beaucoup l’ont refusé parce que » vous comprenez, on cherche désormais plutôt des livres sur l’Irak « . J’ai trouvé cela choquant. Une année à peine après l’invasion en Afghanistan, plus personne ne semblait se préoccuper de ce pays.
Vous êtes déçu par l’Occident ?
Je pense que tous les Afghans le sont et s’attendaient à ce que les taliban soient chassés une bonne fois pour toutes. Eux-mêmes ne pensaient pas pouvoir revenir aussi facilement. Il y a quelques années, j’ai lu une interview de combattants taliban dans le magazine Newsweek. Ils étaient convaincus de ne jamais pouvoir revenir après 2001.
Le président Karzaï a déclaré le mois dernier à la BBC : » L’opération de l’Otan en Afghanistan a causé de nombreuses souffrances, coûté de nombreuses vies et n’a rien solutionné car le pays n’est pas plus sûr qu’avant. »
Pourtant, dans une prochaine entrevue, il prétendra sans doute accorder beaucoup d’importance à un partenariat de long terme avec l’alliance occidentale. Karzaï joue la carte populiste. Les Afghans ont un rapport complexe avec les troupes de l’Otan. Ils sont déçus et pensaient que leur pays en tirerait davantage profit. Ils souffrent de la présence occidentale, leurs plaintes ne sont pas injustifiées. Il y a de nombreuses victimes civiles et les militaires occidentaux ignorent la dimension culturelle. Ils pénètrent dans les maisons des citoyens et les fouillent sans raison apparente. D’un autre côté, les Afghans considèrent les troupes comme un rempart contre la violence qui a caractérisé les années nonante dans leur pays. Ils apportent un soutien réticent et hésitant vis-à-vis des troupes.
L’Afghanistan est-il assez fort que pour être livré à lui-même ?
C’est la question qui hante l’esprit de chaque Afghan et c’est une source de grande anxiété et d’incertitude. La mission fondamentale de chaque Etat est de protéger son peuple. Je doute que le gouvernement afghan en soit actuellement capable.
En Belgique – et ailleurs en Europe -, un débat fait rage sur la question de savoir s’il est opportun de renvoyer chez eux de jeunes afghans mineurs réfugiés chez nous. Qu’en pensez-vous ?
Le plus souvent, les parents de ces jeunes paient des sommes considérables – qu’ils n’ont généralement pas – à des passeurs. Mais ces enfants sont maltraités et exploités. Je ne dis pas qu’il faut laisser entrer chaque personne qui sonne à notre porte mais les » démocraties occidentales éclairées » – et je mets délibérément des guillemets -, ont le devoir de garantir à ces jeunes de pouvoir vivre en sécurité. Nous ne pouvons pas prendre le risque qu’ils soient à nouveau maltraités à leur retour dans leur pays.
Votre nouveau roman débute par l’histoire d’une famille pauvre qui vend sa fille à de riches afghans souhaitant adopter un enfant. A quel point est-ce réaliste ?
C’est très réaliste. J’ai eu l’idée de ce livre en lisant en 2008 un article sur des familles afghanes pauvres contraintes de vendre un ou deux enfants pour survivre à l’hiver. Certaines familles riches de Kaboul n’achètent pas ces enfants pour les éduquer avec amour mais le font dans le but de les utiliser comme main-d’oeuvre bon marché.
On associe régulièrement Afghanistan et burqa. Qu’en est-il du droit des femmes ?
A mes yeux, la burqa est devenue en Occident un symbole trop souvent associé à la soumission de la femme. Quand les taliban sont arrivés au pouvoir et ont imposé la burqa, il s’agissait essentiellement d’une humiliation pour les femmes instruites des villes dont les voix les plus fortes ont été entendues jusqu’en Occident. Mais de nombreuses femmes portaient déjà la burqa bien avant que les taliban n’accèdent au pouvoir. L’Occident pensait que les femmes se débarrasseraient en masse de leur burqa après l’expulsion des taliban mais ce n’est pas arrivé parce que celle-ci fait partie des traditions. Si vous vous rendez en Afghanistan et que vous discutez avec des femmes, vous constaterez que l’interdiction de la burqa ne fait pas partie de leurs priorités. Ce qu’elles souhaitent avant tout, c’est avoir accès à la nourriture et à l’eau potable, pouvoir mettre leurs enfants à l’école se rendre chez le médecin quand l’un d’eux est malade.
Selon l’Organisation des Nations unies, l’Afghanistan reste toutefois le pire pays au monde où naître en tant que fille…
Dans les villes, la situation s’est quelque peu améliorée. Les filles sont de plus en plus nombreuses à se rendre à l’école, des femmes travaillent au sein du gouvernement, à la télévision, dans des hôpitaux ou comme enseignantes. Elles peuvent même se présenter aux élections présidentielles. Cela – il faut bien l’avouer – est surtout symbolique mais les symboles sont également importants. En revanche, dans les zones rurales, la situation des femmes reste désastreuse. La dépression des Afghanes est endémique, comme la violence domestique. Dans de nombreuses zones du pays, les filles sont mariées très jeunes. Un mariage précoce est un mauvais indicateur d’avenir. Ces jeunes femmes se voient ensuite refuser l’accès à l’éducation, aux soins de santé et sont souvent victimes d’abus sexuels.
Qui empêche l’amélioration de la condition des femmes ? Les taliban ?
Ils jouent très certainement un rôle puisqu’ils tuent des enseignantes, incendient des écoles pour filles, assassinent des fonctionnaires et des politiciennes. Mais cela arrivait déjà avant que les taliban ne représentent une puissance. L’Afghanistan a toujours été tribal et patriarcal dans les zones rurales. Les femmes n’y ont jamais vraiment eu de poids et ont toujours été absentes de la vie publique.
Est-ce lié à la religion ?
C’est essentiellement culturel et cela doit changer. Si les femmes devenaient des citoyennes à part entière, l’Afghanistan pourrait enfin relever la tête. Ce pays doit entreprendre une bataille culturelle mais celle-ci doit venir des Afghans eux-mêmes. L’Occident ne peut pas agir à leur place. Ce dont l’Afghanistan a surtout besoin, c’est d’une génération de personnes hautement qualifiées et ne possédant plus de racines dans les conflits et guerres civiles des trente dernières années. L’Afghanistan a besoin d’une jeune génération qui ne s’identifie plus aux chefs tribaux, mais à Bill Gates.
Où pensez-vous pouvoir trouver cette jeune génération ? Les plus instruits n’ont-ils pas déjà quitté le pays ?
Détrompez-vous… Il existe un groupe de jeunes citadins afghans bien formés et plus appréciables que ce que l’on ne pense. Les jeunes d’une vingtaine d’années qui ont grandi en Afghanistan sont allés à l’université. Ils ont des idées modernes sur la démocratie, la société civile. Ils s’intéressent à l’environnement, la technologie, la musique. Ils sont connectés au reste du monde via les réseaux sociaux. Saviez-vous qu’il existe à nouveau à Kaboul des groupes de rock alternatif dont les membres ont appris à jouer de la guitare via YouTube ? C’est encourageant ! Si un changement culturel doit avoir lieu, c’est de ces jeunes qu’il viendra. Et non de l’Occident qui tente de montrer aux Afghans la façon dont ils doivent s’y prendre.
Vous dites » si « . Pour quelle raison ?
Parce que j’ignore ce que l’avenir nous réserve. Si le pays retombe dans une guerre civile, cela signifierait un retour à la case départ et ce serait une véritable catastrophe.
(1) Belfond, 456 p.
(2) www.khaledhosseinifoundation.org
Propos recueillis par Ilse Degryse (Knack)
» L’interdiction de la burqa ne fait pas partie des priorités des femmes afghanes. Leurs priorités, c’est l’accès à la nourriture et à l’eau potable »
» Les Afghans s’attendaient à ce que les taliban soient chassés une bonne fois pour toutes »
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