Éloge de l’échec : mode d’emploi pour l’accepter, se relever… et ne pas le reproduire
L’erreur a beau être humaine, elle est très mal acceptée dans bien des domaines. Peut-être plus encore à l’ère des vies idéalisées sur les réseaux sociaux. Mais petit à petit, l’échec gagne en reconnaissance. Parce qu’on apprend toujours plus en perdant qu’en gagnant. Petit tour au pays des déconvenues, des revers, des débâcles qui méritent d’être valorisées à plus d’un titre.
Le théâtre Varia, à Bruxelles, accueille, fin avril, la création de Rater mieux, rater encore, fruit des efforts conjoints des compagnies Rien de spécial et Enervé (1). Un quatuor d’acteurs (Marie Henry, Eno Krojanker, Marie Lecomte et Pierre Sartenaer) y confrontent leurs déconvenues quotidiennes à quelques fiascos célèbres, abordant par la voie de l’humour un tabou auquel tout le monde se heurte un jour : l’échec. » Fail again. Fail better » : » Rate encore. Rate mieux « . La formule du titre du spectacle est empruntée à Samuel Beckett, dans Cap au pire, court roman radical publié en 1983 où l’auteur irlandais développait une méthode pour réaliser » la pire oeuvre possible « . On trouve dans cet intitulé interpellant, presque provocateur, à la fois le côté quasi inéluctablement répétitif de l’échec et sa potentielle positivité. Deux notions au coeur du petit livre à succès Les Vertus de l’échec (éd. Allary, 2016), où le philosophe français Charles Pépin tentait de » changer notre regard sur nos échecs « . D’abord en affirmant, dès l’introduction de son ouvrage, que l’échec est un des éléments qui distingue l’homme des autres êtres vivants. » Les animaux ne peuvent échouer car tout ce qu’ils font est dicté par leur instinct : ils n’ont qu’à obéir à leur nature pour ne pas se tromper, écrit-il. En nous trompant, en échouant, nous manifestons notre vérité d’homme : nous ne sommes ni des animaux déterminés par leurs instincts, ni des machines parfaitement programmées, ni des dieux. Nous pouvons échouer parce que nous sommes des hommes et parce que nous sommes libres. »
Compétition et compétence
S’il y a un domaine où les réussites peuvent être fulgurantes, en partant du plus bas pour arriver au plus haut, mais où l’échec fait d’emblée partie du jeu, c’est le sport. Charles Pépin ouvre d’ailleurs son premier chapitre par là : en retraçant cette journée de l’hiver 1999 où le tennisman espagnol Rafael Nadal, 13 ans à l’époque, se fait sortir haut la main par le Français Richard Gasquet, en demi-finale du tournoi de tennis des Petits As, à Tarbes. Constatant ce qui est arrivé ensuite – Nadal se classant premier mondial et remportant douze titres du Grand Chelem, là où Gasquet n’en a gagné aucun -, le philosophe affirme que Nadal, en tirant avec son entraîneur les leçons de cette défaite, a sans doute » plus appris en perdant que s’il avait gagné « . » Peut-être même a-t-il appris, en une seule défaite, ce que dix victoires n’auraient pu lui apprendre. »
Autre exemple : le basketteur Michael Jordan. » J’ai raté 9 000 tirs dans ma carrière. J’ai perdu presque 300 matchs ; 26 fois, on m’a fait confiance pour prendre le tir de la victoire et je l’ai manqué. J’ai échoué encore et encore dans ma vie. Et c’est pourquoi j’ai réussi « , a affirmé la star de la NBA dans une citation devenue fameuse. Point de vue que partage complètement Jean Colinet, psychologue clinicien à Bruxelles, assistant coach de l’Okapi Aalstar, l’équipe de basket d’Alost, et coach mental pour de nombreux sportifs, notamment en athlétisme : » Dans le sport, la notion d’échec est récurrente. Il faut pouvoir s’y confronter pour vivre la réussite. Si on n’est pas capable d’accepter de rater, de décevoir ses coéquipiers, de se décevoir soi-même, si on n’est pas capable d’assumer ça, on ne doit pas faire de sport de haut niveau parce que ça arrivera inévitablement : il y aura plus d’échecs que de réussites. C’est un prix à payer. »
La première vertu de l’échec est de nous rappeler les limites de notre pouvoir.
Si la défaite fait partie inhérente de la compétition sportive, il faut éviter qu’elle ne se transforme en spirale. Un des facteurs déterminants, selon Jean Colinet, est le » sentiment de compétence » : » Ce sentiment va au-delà de la confiance, c’est plus spécifique. C’est la perception qu’on a de sa capacité à réussir quelque chose. Quand on est confronté à l’échec, ce sentiment est mis à mal. Or, il est très difficile d’être performant quand ce sentiment de compétence est bas. » Pour remédier à cette situation, le travail doit s’effectuer à deux niveaux : d’une part, un axe spécifique, en mettant en place une stratégie, en allant vers l’action ; d’autre part, un axe global. » C’est une erreur fréquente, en dehors du sport aussi, poursuit le psychologue : c’est en se décalant du problème et en allant vers d’autres aspects qu’on va retrouver un bien-être qui va permettre de se relancer. Alors que face à un problème, on a tendance à vouloir forcer le changement plutôt que de créer un contexte pour que le changement arrive. Ces deux axes, spécifique et global, sont nécessaires, mais souvent les gens ne sont que dans le spécifique. »
Au même endroit
Errare humanum est. Mais dans Les Vertus de l’échec, Charles Pépin rappelle que le proverbe latin a une suite : Perseverare diabolicum. » L’erreur est humaine, la reproduire est diabolique. » En travaillant par improvisations avec les comédiens de Rater mieux, rater encore, le metteur en scène Hervé Piron a pu observer le caractère amer de la répétition de la même erreur : » Ce qu’il y a de particulièrement agaçant avec l’échec, c’est qu’on se rend compte qu’on se plante souvent au même endroit et c’est là que ça fait mal. Parce qu’on se dit qu’on n’a pas réussi à évoluer. Dans les relations amoureuses, notamment, on est souvent en train de rejouer la même histoire. On vit l’histoire présente par rapport aux précédentes en se disant qu’on va faire différemment, mais on n’y arrive pas. »
Jean Colinet abonde : » Je crois que ce qui est le plus douloureux dans un échec, ce n’est pas tant l’intensité que la répétition. » Et d’ajouter que dans le travail psy, c’est justement là qu’il faudra aller gratter : dans les répétitions des situations. » Or, le point commun entre les différentes répétitions de l’échec, c’est généralement la personne elle-même. » Un constat pas forcément facile à établir, ou à accepter. » Souvent, poursuit le psychologue, il y a une sorte de rebond juste après la perte ou l’échec, une forme d’énergie un peu artificielle, un « de toute façon, ce sont tous des cons, moi je sais comment faire » ou « une de perdue, dix de retrouvées ». Il s’agit là d’une forme d’illusion de l’ego selon laquelle l’échec n’est pas dû à soi-même, mais à d’autres personnes, à la situation, voire à l’injustice du monde. Il y a une nécessité de prendre un peu de recul et de pouvoir se dire : j’échoue, est-ce la première fois dans cette situation-là ? est-ce une répétition ? quelle est ma part de responsabilité ? C’est fondamental mais souvent oublié, surtout quand les gens sont seuls face à l’échec. C’est là que le psy, ou l’entourage, peut jouer un rôle. »
Vision anglo-saxonne
» Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort « , écrit Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles. Et de Charles de Gaulle à Steve Jobs, de Darwin à J.K. Rowling, les parcours énumérés dans Les Vertus de l’échec sont tous ceux de perdants devenus gagnants, de ratés devenus célébrités. De ceux qui sont tombés mais qui ont su se relever pour revenir encore plus combatifs. Les FailCon, ces conférences lancées à San Francisco en 2009 où des entrepreneurs racontent comment ils ont su surmonter leurs échecs et en tirer les leçons pour parvenir à une success story, fonctionnent sur ce même type de story-telling, très américain. » Ceux qui parlent du ratage ne sont en général pas ceux qui vivent avec le CPAS, mais ceux qui ont réussi après, souligne Hervé Piron. Et, politiquement, ce discours où on somme les gens qui ont vécu un échec de se réjouir parce qu’ils vont rebondir renferme un certain danger. Dans cette perspective, l’échec d’une carrière, l’échec social reposerait en effet sur une attitude, sur la responsabilité de l’individu. Ce qui arrange beaucoup de monde parce que dans ce cadre, on peut aisément contourner les luttes sociales et dire : ce n’est pas ce secteur-là mais cet employé-là. On peut vous virer en disant qu’il s’agit d’un problème d’attitude alors qu’en réalité il s’agit d’un plan social. »
Charles Pépin reconnaît lui-même dans son ouvrage » l’excès de la vision anglo-saxonne de l’échec » : il » y est souvent présenté comme pouvant être surmonté par une simple persévérance, une pure puissance de la volonté. C’est oublier que la première vertu de l’échec est de nous rappeler les limites de notre pouvoir. Affirmer que »quand on veut, on peut » est une bêtise en même temps qu’une insulte à l’égard de la complexité du réel. »
Stigmatisations
L’échec ne doit pas être idéalisé, il faut l’estimer à sa juste valeur. Et, selon Charles Pépin, qui a lui-même été professeur dans différents types d’établissements, » notre école, en n’enseignant pas les vertus de l’échec, se condamne à échouer à remplir son rôle « . Le philosophe oppose la situation en France, proche de celle que nous connaissons en Fédération Wallonie-Bruxelles, et celle qui prévaut aux Etats-Unis et en Scandinavie. Il cite l’exemple de la Finlande, que les fameuses études Pisa (le Programme international pour le suivi des acquis des élèves) positionne comme » champion toutes catégories en matière d’éducation (2). » » Les petits Finlandais ont jusqu’à 9 ans pour apprendre à lire. Les premières années sont dédiées à l’éveil des aptitudes individuelles et de la curiosité. Ils ne sont pas notés avant l’âge de 11 ans. »
» Les notes. » Les points. Les bulletins. Le spectre de l’évaluation plane comme une menace sur l’enseignement, en ce qu’il sanctionne, précisément, la réussite ou l’échec de l’élève. Un état de fait qui pousse de plus en plus de parents à opter pour les pédagogies alternatives (Steiner, Freinet, Decroly, Montessori…), offrant une autre approche, plus souple, de la manière de juger les enfants et les adolescents. Mais, selon Jean Colinet, ce n’est pas l’évaluation en tant que telle qui pose problème, mais les stigmatisations et la façon dont les difficultés de l’élève sont formulées : » Ce qui renforce énormément l’échec scolaire, c’est l’étiquetage. Le « mauvais élève », le « doubleur », « celui qui n’arrive pas à se concentrer », « celui qui discute en classe »… Je pense que le corps enseignant a tendance à très vite étiqueter et notre système d’enseignement est peu vigilant par rapport à ça. D’ailleurs, c’est la même chose dans les entreprises, partout. C’est très difficile de sortir d’une étiquette. Plusieurs expériences ont été menées sur le sujet, notamment avec des groupes de classes où on avait expressément transmis des informations erronées au professeur suivant. On a pu constater que ça avait un impact énorme sur les notes. »
Particulièrement stigmatisant dans ce cadre : le redoublement. En 2016-2017, le taux de redoublement en troisième année secondaire s’élevait à 20 % en Fédération Wallonie-Bruxelles. Autre élément souligné par Jean Colinet : les groupes de remédiation. » Certaines activités sont menées séparément avec certains enfants en difficulté. Même si ça part d’une bonne intention, ça stigmatise. Peut-être qu’il faudrait créer des sous-groupes dès le départ, afin qu’être dans un sous-groupe ne soit plus une exception. »
Ou, pour se libérer de ce carcan culpabilisant réussite/échec, faut-il sortir de cette dichotomie somme toute artificielle ? » Dans notre travail préparatoire pour le spectacle, on s’est rendu compte qu’il y a peu d’expériences de vie où l’on peut dire que c’est uniquement une réussite ou uniquement un échec, signale Hervé Piron. Il y a toujours un peu des deux dans chaque expérience. » De quoi relativiser. Et, peut-être, remettre au centre la notion de plaisir dans l’action, à privilégier à celle de résultat.
(1) Rater mieux, rater encore : du 30 avril au 4 mai et du 14 au 18 mai au théâtre Varia à Bruxelles, du 7 au 9 mai au théâtre Le Manège à Mons.
(2) Concernant la lecture, par exemple, l’étude Pisa de 2016 classait la Fédération Wallonie-Bruxelles à la 35e place avec 483 points (soit dix de moins que la moyenne). La Flandre occupait la 10e place.
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