De A à assiette
Derrière les plats tirés à quatre épingles des tables gastronomiques se cache un long processus créatif et artisanal. Depuis la cuisine ouverte de son nouvel écrin liégeois, Toma, le chef étoilé Thomas Troupin nous a confié chaque étape de l’élaboration d’une de ses recettes signatures.
Ce plat a contribué à son étoile décrochée au firmament de la gastronomie belge pour sa table de La Menuiserie, quelques mois seulement après avoir ouvert les portes de son restaurant. Un astre que le jeune prodige des fourneaux Thomas Troupin a remis en jeu en pleine pandémie, en quittant Malmedy pour Liège, où il a lancé Toma, dans une oasis en plein centre-ville. C’est depuis ce lieu d’exception, où la cuisine ouverte est le point focal de l’attention, qu’il a pris le temps de détailler, étape par étape, sa truite d’Ondenval au vert, qui n’a de cesse de se réinventer au gré des saisons et des occasions.
Étape 1: la rencontre
Oscillant entre la gastronomie française, les influences asiatiques et l’héritage hispanique du chef, la cuisine de Thomas Troupin se distingue par le fil rouge qui relie chacune de ses recettes: le lien social. Car pour le Liégeois, la cuisine est avant tout une affaire de rencontres, et la sienne est faite des producteurs, éleveurs et autres artisans de bouche qu’il a croisés sur son chemin au cours des années. Dans le cas de la truite au vert, il s’agit de Nicolas Marichal, biologiste de formation ayant plongé dans la pisciculture il y a quelques années avec la volonté de valoriser les saveurs de sa région. « Il a commencé en même temps que je me suis lancé à La Menuiserie, en 2013 », se souvient Thomas Troupin, qui confie que le plat a résulté de leur rencontre – « c’est le premier que j’ai imaginé en fonction de ma visite chez un producteur », dit-il. Une démarche aujourd’hui indissociable de sa cuisine: « Je me suis déjà approvisionné dans une canardière qui ne produisait pas le meilleur canard que j’aie jamais mangé, mais où j’aimais aller parce qu’il y avait une belle énergie, ils travaillaient en famille. Avec Nico ( NDLR: Nicolas Marichal) c’est pareil, c’est presque comme si je ne pouvais pas travailler avec quelqu’un d’autre que lui. » Une évidence qui n’est pas sans conséquences sur les produits qui ont l’honneur d’être servis à la table de Toma: « C’est inimaginable pour moi de travailler avec un producteur avec lequel le courant ne passe pas. Ça m’est d’ailleurs déjà arrivé d’être ravi de trouver l’un ou l’autre produit de qualité, mais de constater que je n’avais aucune connexion avec la personne qui les produisait et donc d’abandonner le filon. » Et le jeune chef de se réjouir que la réponse de sa clientèle à son coup de coeur pour la truite d’Ondenval ait été si enthousiaste. « Aujourd’hui encore, je rencontre au restaurant des personnes qui sont déçues si elle ne se trouve pas à la carte. » Même si, ainsi qu’il le concède, c’est plutôt rare: « Cela doit être le seul plat de mon répertoire qui me manque s’il est absent du menu pendant trop longtemps. » Impensable, donc, d’imaginer les fêtes de fin d’année sans le savourer. Même si, saisonnalité des produits oblige, la truite se pare ici de son manteau d’hiver.
Étape 2: l’élaboration
« Cela a beau être mon « plat phare », je l’adapte continuellement. Mon idée originelle, sur laquelle je continue d’élaborer aujourd’hui, était de raconter la philosophie de la pisciculture par le biais de différentes couleurs et textures et de rendre dans l’assiette non seulement le poisson, mais aussi les champs qui entourent les bassins et que Nico draine pour avoir de l’eau courante pour son élevage de truites. Les miettes de pain apportent du croquant et symbolisent la terre tandis que le jus vert est une allégorie de l’eau venue des champs », explique Thomas Troupin tout en se dirigeant vers le jardin potager qu’il a planté à quelques pas seulement de son restaurant, entre les tables installées au vert. « En été, je prépare un jus fermenté très vif, mais en hiver, je préfère m’orienter vers quelque chose de plus gourmand, en récupérant les arêtes des truites fumées à chaud pour en faire un fumet concentré qui va servir de base à la sauce. Cela donne un rendu très rassurant en bouche, pile ce dont on a envie en cette saison ». Et si, lors de notre rencontre, il s’agit d’avoir l’oeil pour repérer les dernières herbes qui résistent au froid, pour Thomas Troupin, avoir son propre potager aromatique est l’évidence même. « Il y a une différence de goût incroyable entre une herbe qui vient d’être cueillie et une autre qui provient du commerce. Quand on coupe de la camomille, par exemple, son feuillage dégage un parfum très présent de bonbon à la banane qui disparaît après quelques minutes. » Et il n’y a pas qu’olfactivement que la cueillette s’avère un plaisir des sens: « J’adore cueillir des orties, après les mains chatouillent toute la journée, surtout quand on les passe sous l’eau », sourit notre hôte. Et d’ajouter: « Quand on vient entretenir le jardin du restaurant, je précise toujours de ne pas toucher aux orties et à chaque fois on me répond que je suis le seul à demander ça. »
Étape 3: le test
« Mon problème, c’est que je ne prends jamais vraiment de plaisir quand je mange ce que j’ai préparé, je suis plus dans l’analyse de ce que je pourrais améliorer la prochaine fois », concède notre chef, pour qui le meilleur test d’un plat, c’est de le mettre à la carte. « Je ne suis pas du genre à faire mille essais, j’ai tendance à être assez convaincu du fait que la première fois qu’on prépare quelque chose est la meilleure. Forcément, il y a toujours des réglages à faire après la première dégustation, mais c’est très rare qu’un plat disparaisse après une seule apparition au menu. » Même si, comme dans le cas de la truite qui nous occupe, il arrive que le même mets ait différentes incarnations. « C’est ça qui est génial, c’est qu’on peut faire évoluer les préparations. La truite au vert que je sers aujourd’hui n’a rien à voir avec celle des débuts de La Menuiserie, parce que je me suis nourri de mes rencontres au gré des années. Par exemple, au début, les truites d’Ondenval étaient plus petites, donc je dressais deux filets pour avoir une belle épaisseur, puis j’ai demandé à Nicolas si ce n’était pas possible d’avoir de plus gros poissons et il a tenté le coup. » Problème: « Je trouvais que la cuisson les brutalisait un peu. Lors d’un quatre mains avec Loïc Villemin (NDLR: chef étoilé du Toya, à Faulquemont, en France), il m’a montré sa technique pour confire les Saint-Jacques dans du beurre et le lendemain j’ai essayé avec la truite. » Une technique aussitôt adoptée, qui confère aux filets une consistance étonnamment fondante. Et parce que chez Toma, la cuisine ouverte n’est pas seulement une concession à la tendance, la dernière incarnation de son plat fétiche doit son élément de surprise à une conversation avec un client fidèle. « Il me suit depuis mes débuts et il m’a dit que la meilleure version de ma truite selon lui était celle des débuts, avec une mousseline et des anchois. J’y ai réfléchi et j’ai adapté le dressage, avec le poisson tartiné de mousseline et de mayonnaise aux anchois puis recouvert de crumble pour que le plat se cache « sous la terre ». »
Étape 4: le dressage
Impensable pour celui pour qui la cuisine est un tel acte de partage d’imaginer se contenter de l’un ou l’autre service grand public pour mettre en scène ses préparations. Chez Toma, les rencontres se retrouvent littéralement dans l’assiette, en l’occurrence, celle imaginée par une artisane locale, Marie Noëlle Céramique, en exclusivité pour l’établissement. Le chef confie d’ailleurs, dans un éclat de rire, récupérer toute la vaisselle ébréchée pour chez lui, son vaisselier personnel étant « rempli d’assiettes dépareillées qu’on ne peut plus servir aux clients ». Et s’il lui arrive parfois de dessiner l’un ou l’autre plat qu’il imagine afin de mieux communiquer sa vision à son équipe, Thomas Troupin peut aussi compter sur un don de conteur pour faire naître l’image des mets avant même qu’ils ne se matérialisent dans l’assiette. Il faut l’entendre parler de la manière dont le crumble recouvre la truite pour symboliser les champs d’Ondenval drainés pour la pisciculture, ou évoquer le rôle esthétique mais aussi gustatif joué par les oeufs de truite, qui apportent un élément symbolique ainsi qu’une « salinité supplémentaire ». Tandis qu’il raconte ce plat que sa clientèle se fait une fête de savourer depuis près de dix ans déjà, ses mains s’agitent dans un ballet où chaque geste est maîtrisé, et en quelques secondes seulement, l’assiette prend forme et ne demande plus qu’à être amenée à table. Le festin peut commencer.
Étape 5: le décompte
Attention, toutefois, à s’y prendre suffisamment tôt. Si décembre est une période particulièrement festive au restaurant, hors de question de mettre les pieds sous la table à l’occasion de Noël ou du Nouvel An: Thomas Troupin a décidé de profiter (et de faire profiter sa brigade) d’une trêve saisonnière bien méritée. Une leçon retenue de l’hiver dernier durant lequel, confinement oblige, il avait proposé un service à emporter pour les fêtes et avait « fini endormi à 21 heures le 24 ». Un scénario que ce père de deux petites filles, attaché au traditionnel réveillon de Noël en famille, ne compte pas répéter. « Je suis toujours fasciné quand on me demande si ce n’est pas possible d’avoir une table le 24 ou le 25 décembre. Autant j’ai envie toute l’année d’aller au restaurant, autant la Noël pour moi, c’est un moment qu’on passe chez ses proches. Je me vois mal dire à mes parents que cette année, je ne serai pas là au réveillon parce que je vais au resto avec des potes », s’esclaffe celui pour qui le plat indissociable des fêtes est, bien entendu, la soupe traditionnelle de sa famille, à base de lotte, safran et écrevisses, suivi des casadielles de son grand-père, un dessert de Noël originaire des Asturies mariant noix et anis – « petit, je n’aimais pas du tout, je trouvais ça trop fort et bien trop anisé, mais je me resservais quand même pour lui faire plaisir. » Le partage avant tout.
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