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Coup de froid sur le plan anticrise de la BCE?

Philippe Berkenbaum Journaliste

La Cour constitutionnelle allemande somme la Banque centrale européenne de justifier les rachats de dette publique qui forment le socle du programme anticrise qu’elle mène depuis 2015. Un défi lancé aux institutions européennes en pleine pandémie de coronavirus. Mais qui pourrait n’être qu’un pétard mouillé.

Coup de tonnerre dans le ciel financier européen ou simple tempête dans un verre d’eau ? Il est encore un peu tôt pour le dire, mais l’arrêt rendu , le 5 mai, par la Cour constitutionnelle allemande rappelle sèchement à tous ceux qui en doutaient à quel point la principale puissance économique du Vieux Continent entend continuer à défendre l’orthodoxie financière au sein de la zone euro. Même si le gouvernement d’Angela Merkel paraît, ces dernières semaines, se montrer (un rien) plus coulant face à la profonde crise économique provoquée par la pandémie de coronavirus.

Saisis par des citoyens allemands eurosceptiques, les  » vieux sages  » de Karlsruhe ont donné trois mois à la Banque centrale européenne (BCE) pour justifier le vaste programme de rachat de dettes souveraines qu’elle a initié en 2015, et récemment enclenché pour soutenir les Etats membres qui s’endettent lourdement pour combattre le Covid-19 et ses conséquences. Connu sous le nom de quantitative easing (assouplissement quantitatif, ou QE), ce programme visait à stimuler la reprise qui peinait à redémarrer en Europe sept ans après la crise financière de 2008.

 » Il consistait, pour la BCE, à acheter tous les mois pour 80 milliards d’euros d’obligations des pays de la zone euro afin d’augmenter la quantité de monnaie en circulation, rappelle Sylviane Delcuve, senior economist chez BNP Paribas Fortis. Une façon de faire tourner la planche à billets.  » Depuis début 2015, la BCE a injecté quelque 2 600 milliards d’euros dans l’économie européenne. Mais le programme n’a pas eu tout à fait l’effet escompté.  » Il visait à augmenter la liquidité des banques pour stimuler l’octroi de crédit aux entreprises et aux particuliers, poursuit Sylviane Delcuve. Mais la demande de crédit n’a pas suivi comme espéré et les banques se sont retrouvées noyées sous des tonnes de cash, ce qui a conduit aux taux négatifs qu’on connaît aujourd’hui.  »

Ni les marchés financiers, ni la BCE ne se sont montrés particulièrement émus par l’arrêt rendu.

Arrêté fin 2018, le programme a cependant été relancé sous l’impulsion de Christine Lagarde, devenue présidente de la BCE le 1er novembre 2019 dans un contexte économique toujours déprimé. Et élargi dès mars dernier pour soutenir la guerre anti-Covid : depuis mars, et rien que pour 2020, des rachats supplémentaires de dette pour plus de 1 000 milliards d’euros ont été décidés via une rallonge côté QE et un nouveau plan d’urgence contre la pandémie (PEPP), doté de 750 milliards d’euros. S’il vise bien le programme originel, lancé en 2015, l’arrêt de la cour de Karlsruhe pourrait dès lors menacer l’actuel soutien de la BCE aux économies chancelantes de la zone euro.

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Un ultimatum

Que dit cet arrêt particulièrement virulent ? En substance, il soupçonne l’institution de Francfort d’avoir outrepassé ses compétences et les traités qui lui interdisent de financer directement les Etats européens. Les juges suprêmes allemands lancent donc un ultimatum au conseil des gouverneurs de la BCE, qui disposent de trois mois pour démontrer la proportionnalité de la politique de soutien entamée en 2015. En clair, il leur faudra prouver que le rachat massif de dettes publiques a réellement produit les effets bénéfiques escomptés, à savoir une stimulation énergique du crédit, productrice de croissance et d’emplois. En Allemagne, les détracteurs de ce programme estiment au contraire que l’injection massive de liquidités a gravement affecté l’épargne privée, au travers notamment de son impact négatif sur les taux.

Au passage, la cour de Karlsruhe ne se gêne pas pour balayer d’un trait l’avis rendu en 2018 par la Cour de justice européenne, qui avait validé le programme de la BCE. Et elle menace de brandir l’arme suprême : interdire à la Bundesbank, la puissante banque centrale allemande, de participer au programme anticrise européen en achetant des obligations souveraines ! Il faut en effet savoir que ce n’est pas la BCE elle-même qui exécute le fameux assouplissement quantitatif, mais les banques nationales qui en sont membres. Chacune est chargée de racheter chaque mois une partie de la dette publique de son pays, au prorata du poids de celui-ci dans le PIB de la zone euro.

En vitesse de croisière, la Bundesbank achetait de la dette publique allemande, la Banque de France des obligations françaises, la Banque nationale de Belgique du papier public belge et ainsi de suite, pour un total de 80 milliards d’euros par mois, détaille Sylviane Delcuve. Les Allemands achetaient 21 % du total, les Français 20 % et les Belges 3,5 %, soit environ 2,8 milliards par mois. Si la Banque centrale allemande se voit interdire de participer au programme à l’avenir, c’est tout l’édifice qui risque de s’effondrer.

Déconnectés de la réalité

Voilà pour la théorie. Dans la pratique, ni les marchés financiers, ni la BCE ne se sont montrés particulièrement émus par l’arrêt. Les premiers n’ont pas bronché, la seconde s’est contentée d’annoncer une réunion de son conseil des gouverneurs pour réagir. Dont l’un des membres s’est d’ores et déjà employé à calmer le jeu – et non des moindres, puisqu’il s’agit de Jens Weidmann, le président de la Bundesbank. Il a promis de  » soutenir l’institution dans ses efforts pour répondre aux critiques de la Cour « . Mieux : son ministre des Finances, Olaf Scholz, a laissé entendre qu’il ne se laisserait pas intimider par les remontrances judiciaires, promettant de faire  » tout le nécessaire pour l’Europe  » et saluant la solidarité au sein de la zone euro.

 » Cet arrêt est particulièrement maladroit et malvenu, abonde Sylviane Delcuve. C’est l’aboutissement d’une procédure judiciaire entamée voici cinq ans, qui a cheminé à la vitesse de la justice et atterrit alors que la situation est nettement plus dégradée qu’à l’époque. Franchement, le monde actuel a assez de soucis sans qu’il soit utile de remettre de l’huile sur le feu. Ces juges sont déconnectés de la réalité économique.  » Pour preuve, ajoute notre interlocutrice, les banques centrales ont non seulement repris mais amplifié la même technique : faire tourner la planche à billets.  » Et encore l’Europe ne le fait-elle que timidement. Depuis le début de la pandémie, la Réserve fédérale américaine a déjà imprimé et injecté 3 000 milliards de dollars dans son économie.  »

N’empêche, selon certains observateurs, l’arrêt allemand pourrait ne pas faciliter les prochaines discussions européennes sur les mesures à mettre en oeuvre face à la pire récession annoncée en temps de paix. Pour Frederik Ducrozet, de Pictet Wealth Management,  » la justice allemande dresse une série de garde- fous techniques susceptibles de s’imposer à toute l’action de la BCE. Les magistrats évoquent notamment la règle lui interdisant de détenir plus du tiers de la dette émise par un Etat, alors que le programme anti- coronavirus s’en affranchit.  » De nouveaux recours pourraient être déposés contre le PEPP. Mais au train où avance la justice, la crise sera sans doute passée lorsqu’ils aboutiront…

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