Vélos, voitures… : comment la mobilité va évoluer à Bruxelles
Après le confinement = avant le confinement ? Pas sûr. Nos habitudes de déplacement ont changé pendant la crise sanitaire. Le télétravail, la flexibilité des horaires, la distanciation sociale et la découverte des avantages du vélo font évoluer la mobilité urbaine.
Lire aussi : Mobilité: les gagnants et les perdants de la crise
Un accident sur le ring, un nouveau chantier, un bouchon à l’entrée de Bruxelles… Des conducteurs estiment déjà que le trafic tend à ressembler, ces jours-ci, à ce qu’il était avant le lockdown, qui avait provoqué, à la mi-mars, un arrêt presque complet des déplacements. Est-ce vraiment business as usual ? La circulation automobile a, certes, repris progressivement sa place dominante dans l’espace urbain bruxellois, mais rien de comparable à l’enfer habituel. » L’usage de la voiture est favorisé par la crainte persistante de la contamination dans les transports publics et par les contraintes sanitaires dans les trains, trams et bus, constate Filip Rylant, porte- parole de Traxio, la fédération du secteur automobile et des entreprises connexes. En revanche, le maintien d’une partie de nos concitoyens en télétravail et la plus grande flexibilité des horaires réduisent les déplacements automobiles, et cela malgré la réouverture des magasins et des entreprises. C’est visible sur les principales voies d’accès à Bruxelles et les grands axes de la capitale, où, sauf accident ou travaux, il y a peu d’embouteillages. »
Tout l’enjeu, dans les mois qui viennent, sera de fidéliser ceux qui ont redécouvert le plaisir du vélo.
» Pendant le confinement, nous avons constaté une chute de plus de 75 % des déplacements automobiles en ville, indique Camille Thiry, porte-parole de Bruxelles-Mobilité. Depuis le déconfinement, le volume global de trafic sur les grands axes bruxellois a augmenté, mais reste 20 % inférieur à ce qu’il était en temps normal. Une diminution qui le rend presque toujours fluide. A titre de comparaison, le trafic auto baisse de 15 % environ lors des congés scolaires estivaux, période où l’on circule nettement mieux. » » Bon nombre d’employés continueront à faire du télétravail même après la crise du coronavirus, ce qui aura un effet bénéfique sur la sécurité routière, la mobilité et l’environnement « , prédit l’institut Vias (Institut belge pour la sécurité routière). Selon Traxio, la mobilité de demain ne sera plus celle d’hier : » Les trajets domicile-lieu de travail en voiture devraient passer, en moyenne, de cinq à quatre jours par semaine, estime Filip Rylant. Le boom du télétravail, total ou partiel, va réduire l’usage annuel du véhicule. Avec, pour conséquences, moins de passages à la pompe, moins de pneus usés à remplacer, moins d’entretiens, moins de réparations mécaniques, moins de travail pour les carrossiers… Les automobilistes vont sans doute conserver leur véhicule privé plus longtemps et les contrats des voitures de société pourraient passer, selon les cas, de quatre à cinq ans, ou de cinq à six ans. »
La voiture pour les longues distances
Néanmoins, pour Xavier Tacoen, administrateur délégué du bureau d’études Espaces-Mobilités, qui conseille les pouvoirs publics bruxellois, le risque est grand de voir les déplacements en voiture connaître une augmentation sur les distances moyennes et longues. » Car l’offre de transport en commun va rester limitée par les règles de distanciation sociale, relève-t-il. Les coûts d’exploitation des services de transport public, eux, ne vont pas diminuer. Ils vont même un peu augmenter en raison des nettoyages à faire régulièrement et autres mesures sanitaires. La fréquentation des trains, trams, bus et métro sera limitée et les recettes seront en berne. » Le gouvernement Vervoort poursuit néanmoins l’extension du métro vers le nord de la capitale (la future ligne 3), projet qui hérisse l’Arau (Atelier de recherche et d’action urbaines) et Inter-Environnement. » A l’aube d’une nouvelle crise économique, est-il judicieux de persévérer dans la construction d’une infrastructure qui coûtera, au minimum, deux milliards d’euros au contribuable ? demandent les deux associations. Les changements de comportement que la crise sanitaire induit pour les années à venir justifient de se consacrer à des projets plus essentiels. Améliorer les conditions de circulation pour les piétons, cyclistes et transports en commun de surface est bien plus efficace, nettement moins cher et beaucoup plus rapide à mettre en oeuvre que prolonger le métro. »
Moins enclins à emprunter les transports en commun à cause du risque de contamination, les Belges ont aussi, pour cette même raison, délaissé le covoiturage et les voitures partagées, en expansion avant l’arrivée du coronavirus. » Garantir l’hygiène des véhicules est devenu une priorité pour la société de carsharing Cambio, qui cherche à regagner la confiance du consommateur, explique le porte-parole de Traxio. Chaque période de crise contraint des secteurs à l’innovation. La mobilité, dans les années à venir, sera marquée par la flexibilité. De plus en plus de personnes peuvent se passer d’une voiture la plupart du temps. Elles utiliseront l’autopartage pour les loisirs ou les grandes courses, elles loueront une grande voiture pour partir en vacances en famille. Les pouvoirs publics doivent prendre la mesure de cette évolution et adapter la fiscalité. » Même discours à la Febiac, la fédération belge de l’industrie automobile : » Nous proposons qu’on taxe l’utilisation du véhicule, et non plus sa possession, indique Joost Kaesemans, directeur de la communication. Une taxe au kilomètre parcouru encourage l’utilisation du bon moyen de transport au bon moment. »
Le succès des » coronapistes »
» Nous avons craint que la défiance à l’égard des transports publics provoque un repli massif sur la voiture personnelle, avec, à la clé, une congestion du trafic et une hausse de la pollution dans la capitale, reconnaît Camille Thiry, de Bruxelles-Mobilité. Ce n’est pas le cas. Cela s’explique non seulement par la persistance du télétravail et par la flexibilité accrue des horaires, mais aussi par l’augmentation de l’usage du vélo, très sensible depuis le week-end du 17 avril. » A New York, Berlin, Mexico, Bogota, des » coronapistes « , pistes cyclables délimitées dans l’urgence avec des plots, des barrières ou un simple marquage au sol, ont fait leur apparition pour répondre aux besoins de déplacements en temps de crise sanitaire. A Paris, la maire Anne Hidalgo a offert aux cyclistes 50 kilomètres de voies supplémentaires et veut supprimer la moitié des places de stationnement en ville. Bon nombre de Parisiens, longtemps très remontés contre sa » révolution » du cycle, se sont convertis aux deux-roues après les grèves des transports publics de l’hiver dernier et à la pandémie du printemps.
La Région bruxelloise suit le mouvement : elle a promis 40 kilomètres de nouvelles pistes cyclables. En urgence, elle a tracé des voies sécurisées sur quelques axes, telle l’emblématique rue de la Loi, où la bande de circulation de gauche a été reconvertie en » corridor à vélos « . Sur la petite ceinture et certains boulevards, des portions de voirie ont été réaménagées – ou bricolées – pour sécuriser les cyclistes. Il reste toutefois des » chaînons manquants « , où les vélos doivent se frayer un chemin dans le trafic, comme sur le boulevard Général Jacques, entre la VUB et le rond-point Montgomery. » Il suffit d’un tronçon non sécurisé pour que tout le parcours ne soit plus safe « , reconnaît Elke Van den Brandt, la ministre régionale de la Mobilité. Les nouveaux aménagements relèvent de l' » urbanisme tactique « , qui apporte des réponses temporaires dans l’urgence. Mais il est probable que la plupart de ces voies cyclables seront pérennisées, d’autant que la majorité d’entre elles étaient formellement planifiées ou envisagées avant la pandémie.
La peur de l’électeur-automobiliste
De plus, tout le Pentagone, le périmètre à l’intérieur de la petite ceinture, est passé depuis le 11 mai dernier en » zone de rencontre » : la vitesse des voitures, trams et bus y est limitée à 20 kilomètres/heure et les piétons peuvent circuler sur toute la largeur de la voie publique. Plusieurs autres communes bruxelloises ont également converti leur centre en slow streets. La crise sanitaire a permis de concrétiser des principes inscrits de longue date dans les plans stratégiques successifs de mobilité. » Les mesures de distanciation sociale ont provoqué une prise de conscience du déséquilibre de l’usage de l’espace public en faveur de l’automobile, et cela au détriment des autres modes « , assure l’Arau. Prônée par le gouvernement bruxellois, l’application du principe » STOP » (priorité aux piétons, puis aux cyclistes, ensuite aux transports publics, et en dernier lieu aux voitures) s’est souvent heurtée, déplore l’association, à » la peur de remettre en question le statu quo voulu notamment par des édiles communaux, qui craignent d’être sanctionnés par l’électeur-automobiliste « . » Ce principe STOP ne s’applique pas encore assez sur le terrain, confirme Florence Cuignet, chargée de politique bruxelloise au Gracq, l’association de défense des cyclistes. On ménage trop la chèvre et le chou. »
Cette crise aura été le laboratoire à grande échelle de la mobilité de demain.
» En temps normal, la part modale des transports publics à Bruxelles est à un niveau similaire à celui d’autres villes européennes comparables, précise Marie Thibaut de Maisières, porte-parole de la ministre régionale de la Mobilité. La Région a beaucoup investi dans les réseaux de trams, bus et métro, et continuera à le faire. En revanche, nous avons du retard sur d’autres villes dans l’encouragement aux déplacements à bicyclette. Mais cela commence à changer. « Pendant les mois de confinement, le vélo s’est imposé comme le mode de déplacement idéal pour profiter d’une activité de plein air. Depuis la réouverture de leurs magasins, le 11 mai, après quasiment deux mois d’inactivité, les vélocistes ont été assaillis de clients venus pour un achat ou une réparation. » En trente ans de métier, je n’ai jamais connu un engouement pareil pour les deux-roues, s’exclame un marchand de cycles du centre-ville. L’atelier est en surchauffe, on bosse de 8 à 23 heures tous les jours, et nous n’acceptons de réparer que des bécanes achetées chez nous. Nous sommes en rupture de stock pour la plupart des modèles, électriques ou non. » Un effet conjugué de l’explosion de la demande, de la fermeture des usines de production pendant le confinement et de la pénurie de pièces détachées fabriquées en Asie. » Des clients devront patienter des mois avant de voir arriver leur commande, poursuit le commerçant. D’autres, faute de trouver le vélo qu’ils voulaient, se rabattent sur un modèle différent, parfois nettement plus cher. C’est dire l’attrait extraordinaire pour la petite reine. »
Fidéliser les nouveau cyclistes
» L’an dernier, 470 000 vélos ont été achetés en Belgique, pour 550 000 voitures neuves, indique Filip Rylant, de Traxio. Ce chiffre des ventes de vélos sera largement dépassé cette année. On constate déjà une explosion des demandes d’immatriculation de speed pedelec, ces vélos électriques rapides qui peuvent atteindre le 45 kilomètres/heure. Ils permettent de parcourir de grandes distances pour aller travailler en ville. On en voit beaucoup sur les fietssnelwegen, les »autoroutes vélos » qui relient des communes flamandes à Bruxelles. » » Les files de vélos sur les axes bruxellois dotés d’une piste cyclable sont impressionnantes elles aussi, complète Marie Thibaut de Maisières. Les comptages réalisés sur ces artères révèlent que le vélo est surtout pratiqué comme loisir. Mais les déplacements à vélo entre le domicile et le lieu de travail augmentent aussi, car ils permettent de garantir la distanciation sociale. »
L‘usage du vélo à Bruxelles est également boosté par la réalisation de nouveaux itinéraires cyclables sécurisés, par les limitations de vitesse et par la réduction du trafic automobile lié au télétravail. » Pour la première fois, on voit en ville des enfants rouler seuls à vélo, sans être accompagnés d’un adulte, se réjouit la porte-parole d’Elke Van den Brandt. Le principal obstacle à l’adoption de la bicyclette est la crainte, surtout parmi les femmes, de l’insécurité sur les routes. Mais de nouvelles habitudes ont été prises pendant le confinement. Bon nombre de Bruxellois réalisent que les petits trajets autour du domicile sont faisables à vélo, électrique ou non. En outre, le vélo-cargo rencontre un succès grandissant auprès des parents qui conduisent leurs enfants à l’école. » Florence Cuignet, du Gracq, prévient : » Tout l’enjeu, dans les mois qui viennent, sera de fidéliser ceux qui ont redécouvert le plaisir du vélo. L’insécurité causée par la densité du trafic automobile est le frein majeur, en lien direct avec le manque d’aménagements. La météo n’est pas le plus gros obstacle, une fois le cycliste bien équipé. »
Lire aussi : Ce qui va changer en Wallonie
Le basculement des modes de déplacement
Le recours au vélo pour se rendre au travail est en croissance depuis 2013 en Région bruxelloise. Mais cette pratique reste marginale dans la capitale comparée à la place occupée par les cyclistes à Gand, à Anvers, ou dans les villes étrangères toujours citées en exemple, comme Copenhague, Amsterdam ou Utrecht. » Le plan de mobilité de la Région bruxelloise vise à doubler les déplacements à vélo d’ici à 2025, et à les quadrupler pour 2030, souligne Florence Cuignet. Mais les déclarations d’intention politiques se heurtent à des blocages liés au partage de l’espace public. » Plus de 58 % de la voirie en région Bruxelles-Capitale reste dédiée à l’automobile, tandis que la part réservée aux cyclistes dans l’espace public est de 2 % seulement (données 2014). » Si les pouvoirs publics veulent sécuriser les cyclistes, reprend la responsable du Gracq, ils n’ont d’autre choix que de prendre de l’espace à la voiture. C’est sur les voiries régionales que les deux-roues ont surtout besoin de plus de protection. Ces aménagements passent par un dialogue avec les communes. Mais rien ne se fait depuis des années sur de nombreux axes à cause des places de parking auto que les édiles n’osent supprimer. Les accidents entre véhicules et vélos se produisent le plus souvent aux carrefours. Or, ces lieux sont presque toujours exclus des aménagements pour cyclistes, y compris des dispositifs que le gouvernement bruxellois vient de prévoir en lien avec la crise sanitaire. »
Pour Xavier Tacoen, d’Espaces-Mobilités, cette crise aura été le laboratoire à grande échelle de la mobilité de demain : » Elle a révélé la faiblesse des transports massifiés, mis à mal par la distanciation sociale. Elle a mis en évidence l’inadaptation de l’espace public urbain : il faudra réduire la place occupée par le stationnement automobile pour pouvoir encourager la marche, le vélo, la trottinette et autres mobilités douces. La crise va accélérer le basculement des pratiques : il y aura moins de déplacements, et ses modes seront plus diversifiés. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici