Calatrava et Mons : polémique et désamour

Le projet Calatrava pour la nouvelle gare de Mons est vivement contesté. Des irrégularités pourraient avoir été commises. Et l’ardoise est déjà passée de 37 à 155 millions d’euros. Enquête.

La contestation enfle à Mons. Comme un dragon qui gonfle ses poumons pour cracher le feu. La cible ? La nouvelle gare dessinée par l’architecte espagnol Santiago Calatrava, qui doit bientôt faire l’objet d’une demande de permis de bâtir. Si le projet a les faveurs indéfectibles du bourgmestre Elio Di Rupo, il ne plaît pas à tous les Montois. Loin de là. En un mois et demi, notamment via Face-book, près de 1 500 d’entre eux ont signé la demande de classement de l’actuel bâtiment des voyageurs, réalisé dans les années 1950 par l’architecte René Panis. La recevabilité d’une telle demande par la Région wallonne dépend du nombre d’habitants de la localité concernée. Ici, la ville de Mons comptant près de 92 000 âmes, il fallait 1 000 signatures. Le quota est largement dépassé. La procédure est donc lancée. Et elle pourrait bien retarder le lancement des travaux de la gare ( lire l’encadré page 21).

Autre épine sérieuse dans le pied de l’architecte, de la SNCB et d’Elio Di Rupo : l’association qui se trouve à la base de la demande de classement a également constaté ce qui pourrait être une importante irrégularité dans l’attribution du marché public. Me François Collette (voir page 22), l’avocat de l’association de fait  » Pour la défense et la promotion du quartier de la gare de Mons « , a déposé plainte auprès de l’Office central de répression de la corruption (OCRC). En cause ? Le projet, dans sa nouvelle version, s’écarte de manière importante de ce que prévoyait le concours public. Nous nous sommes procuré les documents qui étayent cette thèse.

Explication : le 20 janvier 2006, l’avis de concours d’architecture ouvert à toutes les entreprises européennes (c’est une obligation depuis 2004) et portant sur le site de la gare de Mons est publié dans le Bulletin des adjudications. Le concours a pour objet la réalisation d’un parking paysager et d’une  » liaison aérienne « , soit une passerelle, entre la place Léopold, la gare et le quartier des Grands Prés qui s’étend de l’autre côté des quais. Le Bulletin indique clairement que  » les études des infrastructures ferroviaires et de réaménagement du bâtiment des voyageurs ne seront pas incluses dans ce marché de service « .

Le cahier spécial des charges n° EL-2006-Mons-01, remis, en avril de la même année, au six bureaux d’architectes – outre Calatrava, trois belges, un hollandais et un français – retenus pour la compétition, spécifie également, aux pages 4 et 7, que le concours ne porte ni sur les infrastructures ferroviaires ni sur le réaménagement du bâtiment des voyageurs. L’esquisse qui a permis à Santiago Calatrava de remporter le concours devant le jury réuni à Mons, le 13 juin 2006, respectait à la lettre le cahier des charges : sa passerelle en forme de dragon, rappelant le Doudou montois, démarre à droite du bâtiment des voyageurs sans y toucher. Mais un deuxième avant-projet a vu le jour, en 2008, puis un troisième, récemment. Dans ces nouvelles versions, la liaison aérienne a été recentrée, la gare est carrément supprimée, les quais et les voies seront refaits, le parking de 800 places est souterrain et non plus paysager.

Problème : certains candidats architectes ont justement été écartés parce que leur projet prévoyait de supprimer la gare ou d’y toucher. Les motivations du jury sont résumées dans le procès-verbal de la réunion du conseil d’administration de la société Euro-Liège-TGV, tenue le 23 juin 2006. Cette filiale de la SNCB est chargée de la rénovation des gares belges et donc de l’organisation des concours. Dans ce PV, on lit :  » Après examen des dossiers, le jury unanime a constaté que trois des candidats n’ont pas respecté le programme imposé par le cahier spécial des charges. Il s’agit du candidat n° 1 dont le projet inclut le remplacement de la gare actuelle.  » Ou encore :  » A propos du projet déposé par le candidat n° 2, (…) l’accès à la passerelle à partir de la place Léopold au travers de la gare défigure celle-ci.  » Quant au projet Calatrava :  » Unanimement le jury a constaté que le projet soumis par le candidat n° 3 répondait aux critères du cahier des charges.  » Troublant…

Pourquoi pas un nouveau concours ?

Comment expliquer que Santiago Calatrava puisse à ce point s’éloigner du cahier des charges dans ses derniers avant-projets ?  » Lorsque le contrat avec l’architecte lauréat du concours entre en exécution, le projet peut toujours évoluer, justifie Vincent Bourlard, administrateur délégué d’Euro-Liège-TGV et donc grand ordonnateur de la nouvelle gare ( voir page 22). Cela ne s’est pas décidé en un jour. C’est le fruit d’une lente maturation avec tous les acteurs concernés : la SNCB, l’architecte, la Société régionale wallonne du transport (SRWT)… Dans les derniers plans, le premier quai de la gare sera transformé en quai pour les bus des TEC, ce qui, en termes d’intermodalité, nous paraissait le plus judicieux.  »

Le bourgmestre Elio Di Rupo y va aussi de son explication :  » En plaçant la passerelle à droite de la gare, au niveau de l’ancien bâtiment de La Poste, on s’est rendu compte que cela rendait problématique le flux des navetteurs qui allaient descendre au bout des quais et devoir marcher plusieurs centaines de mètres. En outre, le bâtiment des voyageurs n’aura plus d’utilité à l’avenir puisque les guichets SNCB sont amenés à disparaître. Ils seront remplacés par des distributeurs automatiques de billets qu’on pourra réserver par Internet. « 

Cela dit, une telle remise à plat du projet ne méritait-elle pas qu’on organise un nouveau concours ou un nouvel appel d’offres ?  » Vous imaginez bien que tout cela est juridiquement en béton, la SNCB ne se lance pas en amateur dans de tels contrats, soutient Vincent Bourlard. Par ailleurs, si le maître d’ouvrage décide de tout arrêter alors que le contrat est déjà signé, il s’expose à un recours en justice de la part de l’architecte retenu ( NDLR : en l’occurrence, Calatrava).  »

Nous avons soumis le cahier des charges no EL-2006-Mons-01 à un responsable de l’aménagement du territoire à la Région wallonne, habitué aux marchés publics de ce type. Tout en préférant rester anonyme, il avance une autre version :  » Effectivement, un projet peut muter en cours d’exécution. Mais à ce point, cela paraît douteux. A mon sens, il y a rupture de l’égalité entre les candidats du concours. « 

Elio Di Rupo, lui, souligne que c’est la SNCB qui est responsable du cahier des charges, avant d’ajouter :  » En tout cas, je n’ai pas le souvenir du moindre recours en annulation de la part de candidats évincés.  » Vrai. Mais ceux que nous avons contactés s’en expliquent. Si la manière dont le concours s’est déroulé ne leur a pas plu, ils ont préféré tourner la page. Les chances de gagner un recours devant le Conseil d’Etat – ce qui ne leur garantit pas encore de remporter le marché – ne pèsent pas lourd comparées à leur crainte de représailles de la part de maîtres d’ouvrage publics lors d’autres adjudications.  » Je l’ai déjà constaté. Il existe des black lists pour les procéduriers « , confirme le fonctionnaire de la Région wallonne.

Projets anonymes ?

Pas réglo le concours de Mons ? Certains se posent des questions. Lors d’un concours pour un marché public, la remise des projets doit se faire de manière anonyme pour éviter le copinage ou l’influence d’un grand nom. L’ancien directeur de l’Institut supérieur d’architecture de Mons, André Godard, a fait partie du jury le 13 juin 2006, en tant qu’architecte indépendant.  » Nous savions très bien qui étaient les auteurs des projets, affirme-t-il. Après la présentation, nous avons très peu discuté, alors que, d’ordinaire, on discute beaucoup. Certains membres du jury ont néanmoins tenté subtilement d’en influencer d’autres en poussant le projet Calatrava. Ensuite, après le 13 juin, je n’ai jamais reçu les résultats du concours. Plus aucune nouvelle !  »  » Les jurys sont toujours indépendants (1) et les projets sont anonymes, rétorque Vincent Bourlard. Evidemment, les spécialistes reconnaissent souvent la patte de grands architectes. C’est inévitable. « 

De manière générale, ce type de concours semble poser problème. Depuis 2004, pour les marchés publics au sein de l’Union européenne, les pouvoirs adjudicateurs nationaux doivent publier des avis de marché ou de concours dans les publications officielles des Communautés européennes.  » Les administrations sont débordées par ces nouvelles règles, témoigne un architecte qui était candidat pour la gare de Mons. De toute façon, le choix est subjectif. La plupart des concours sont des simulacres. Tout le monde en est conscient. C’est une perte de temps pour les administrations et les candidats. En outre, les concours que la SNCB lance ne sont pas rémunérés. Pour les candidats évincés, c’est invivable. « 

Autre point polémique : en évoluant, le projet Calatrava a vu son budget considérablement gonfler. Logique. Il y a trois ans, on parlait de 37 millions d’euros. Aujourd’hui, le budget provisoire atteint déjà 155 millions d’euros. Gaspillage ? La catastrophe de Buizingen a mis en lumière l’extravagance des investissements de la SNCB pour ses nouvelles gares, au regard desquels les dépenses affectées à la sécurité du réseau paraissent bien pâles. Pour Pierre Gosselain, retraité de l’administration wallonne et membre très actif de l’association  » Pour la défense et la promotion du quartier de la gare de Mons « , on jette l’argent par les fenêtres.

Lors d’une petite visite  » guidée  » de la gare, ce spécialiste du patrimoine et de l’aménagement du territoire veut nous démontrer que le gaspillage commencera par la destruction du bâtiment des voyageurs.  » Le revêtement en cuivre du toit vient d’être refait et, au prix actuel du cuivre, cela a coûté très cher « , soupire-t-il. La destruction de l’ancien bâtiment de La Poste d’où devait partir la passerelle dans le premier projet Calatrava a coûté 1 million d’euros. Le bâtiment des voyageurs de l’architecte Panis ayant été érigé sur le site de la basse vallée de la Haine, où la nappe phréatique affleure, des piliers en béton ont été coulés à 18 mètres de profondeur : leur destruction pèsera lourd sur l’ardoise finale.

 » La mobilité a un coût, se défend Elio Di Rupo. Je pense qu’il faut savoir franchir un pas dans l’intérêt des Montois qui sont 10 000 à fréquenter la gare, chaque jour. En outre, la nouvelle gare de Mons sera deux fois moins chère que celle de Malines, une ville dont la grandeur est comparable à la nôtre.  » Et le bourgmestre d’insister sur la fibre communautaire :  » Voilà dix ans que je me bats pour que Mons ait une nouvelle gare. Il y a six ans, la SNCB en a accepté le principe. S’il fallait revoir le projet actuel et recommencer à zéro, le budget consenti par la SNCB serait certainement attribué à une autre ville, dans le nord du pays. « 

Vincent Bourlard, lui, joue plutôt sur la fibre économique, comme il l’avait déjà fait pour justifier les 312 millions d’euros investis dans la gare des Guillemins, à Liège :  » En période de crise, l’argent public sert à faire tourner l’économie.  » Et les honoraires de Calatrava ?  » Nous appliquons les barèmes officiels de la fédération des architectes de Belgique, répond le patron d’Euro-Liège-TGV. Pour Santiago Calatrava, cela tourne autour de 12 %, en ce compris l’étude architecturale et les honoraires d’ingénierie. « 

A Mons, le parti Ecolo, dans l’opposition, suit le projet Calatrava avec attention, depuis le début. Il se montre le plus critique. Au point qu’Elio Di Rupo parle aujourd’hui d’éco-gare pour mettre en avant les éléments de développement durable du projet Calatrava et pour répondre aux exigences des verts. Il n’empêche :  » 155 millions, c’est un budget énorme, constate la députée fédérale montoise Juliette Boulet (Ecolo), qui a déjà interpellé à maintes reprises la ministre des Entreprises publiques Inge Vervotte (CD&V) sur le sujet. Dire que le budget de la gare de Malines sera deux fois plus important n’est pas un argument pertinent. Après Buizingen, nous avons demandé, avec Groen !, de mettre à plat les investissements de la SNCB pour son plan de rénovation des gares.  » C’est également un Ecolo qui examinera la demande de permis de bâtir du projet Calatrava, à savoir… le ministre wallon de l’Aménagement du territoire Philippe Henry.

(1) Le jury était composé d’Elio Di Rupo, du chef des travaux à la ville de Mons, d’un représentant de l’Urbanisme de Mons, d’un représentant de l’Aménagement du territoire de la Région wallonne, de représentants d’Infrabel et de la SNCB (dont Luc Lallemand et Edmée De Groeve, à l’époque présidente du CA de la SNCB), d’André Godard (architecte indépendant), d’un professeur d’architecture et d’un juriste.

THIERRY DENOëL; TH.D.

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