Le spectacle s'est construit en s'imprégnant de lieux bien réels, comme les bureaux du service de rétablissement des liens familiaux de la Croix-Rouge. © CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE

Avis de disparition

En mettant en scène la disparition de la moitié de l’humanité dans Fraternité, conte fantastique, Caroline Guiela Nguyen s’inscrit pleinement dans l’air du temps, baigné par l’angoisse de l’effondrement à venir et la reconnaissance des drames du passé.

Créé l’été dernier à Avignon et de passage cet automne à Bruxelles et Liège (1), Fraternité, conte fantastique confirme, après le succès international de Saïgon (créé en 2017), la puissance du théâtre de Caroline Guilea Nguyen et de sa compagnie Les Hommes approximatifs. Comme Mohamed El Khatib, autre révélation des scènes françaises ces dernières années, l’autrice et metteuse en scène passée par des études de sociologie affirme un désir profond d’amener au théâtre des pans du réel qu’on n’y voit jamais. Une ambition qui s’est cristallisée autour d’un film révélation: La Graine et le mulet, d’Abdellatif Kechiche (2007). « Dans ce film, je me retrouvais dans un milieu à la fois très précis et extrêmement complexe, se souvient-elle. Celui d’immigrés marocains qui habitent à Sète, et parlent avec l’accent du Sud. Tout ce monde-là, ces repas-là, ces corps-là, avec ces sons-là, je me demandais pourquoi on ne les voyait pas au théâtre. »

L’histoire, avec un grand H, regorge de disparitions massives et totalement inexpliquées.

Formée à l’école du Théâtre national de Strasbourg, Caroline Guilea Nguyen s’est rendu compte que le milieu théâtral « boudait » les questions sociales. « Comme si c’était des questions qui réduisaient l’humain, regrette-t-elle. Je pourrais presque appeler ça un déni du réel tant on me martelait à longueur de journée que les dimensions sociales étaient « impures » sur les plateaux de théâtre. Tout mon travail, ces dernières années, a été de ramener cette question sociale, cette question des corps, cette question du réel. Qui met-on sur scène? Comment être conséquent avec le monde qui se raconte devant nous? Ça demande d’inventer des protocoles qui sont vraiment différents. Ça passe aussi par le recrutement des comédiens, parce que même si j’adore travailler avec des comédiens professionnels, ça ne suffit pas. Dans Fraternité, plus de la moitié des comédiens sont des amateurs, avec plusieurs langues: français, vietnamien, tamoul, arabe, anglais. »

Éclipse

Dans ce spectacle, le désir de réel sur scène passe, paradoxalement en apparence, par la fiction, et même la science-fiction. D’où le sous-titre Conte fantastique. Le spectacle fait partie d’un cycle dont le premier volet est un court métrage, Les Engloutis. Ce film, tourné en 2020 avec des détenus de la maison centrale d’Arles où Caroline Guilea Ngyen travaille depuis plusieurs années, s’articule autour d’un cataclysme imaginaire: une grande vague qui aurait recouvert la moitié de la planète. Dans Fraternité, la cause de la catastrophe est passée de la mer aux étoiles, au cosmos: c’est lors d’une éclipse que la moitié de l’humanité disparaît soudainement. Une disparition semblable au « Ravissement » de la série The Leftovers (lire l’encadré), qui ne concernait lui que 2% de la population.

Les études de sociologie qu'a suivies Caroline Guiela Nguyen influent sur son travail d'autrice et metteuse en scène.
Les études de sociologie qu’a suivies Caroline Guiela Nguyen influent sur son travail d’autrice et metteuse en scène.© BELGA IMAGE

« L’imaginaire des créateurs de fiction est relié à un imaginaire collectif. Ils sentent avec nous mais ils ont plus de facilité à poser des intrigues, des narrations, des images sur ce ressenti, affirme Pacôme Thiellement, vidéaste et essayiste, coauteur (avec Sarah Hatchuel) d’un ouvrage consacré à cette série américaine, The Leftovers, le troisième côté du miroir (éd. Playlist Society). Avec les menaces présentes (dérèglement climatique, arrivée de nouveaux virus…), on a presque l’impression de rentrer dans une nouvelle ère glaciaire. Il y a rarement eu un consensus aussi grand à l’échelle mondiale sur le fait que le futur est, presque dans tous les domaines – écologique bien sûr, mais aussi économique, social, politique – escamoté pour la jeunesse du monde. On a très peu de perspectives de sortir d’un capitalisme qui est devenu dévorateur, producteur uniquement de misère et de malheur. Dans cette image de la disparition d’une partie de l’humanité, les créateurs de The Leftovers expriment le ressenti d’une période de l’histoire où l’on se dirige vers des événements tellement brutaux et soudains que nous n’aurons pas encore les outils pour pouvoir en faire le deuil. »

Tout mon travail, ces dernières années, a été de ramener sur les plateaux de théâtre cette question sociale, cette question des corps, cette question du réel.

Dossier suspendu

Si Fraternité imagine un futur apocalyptique, le spectacle s’est construit en s’imprégnant de lieux bien réels: les bureaux du service de rétablissement des liens familiaux de la Croix-Rouge, qui compte des relais dans 189 pays. « Tout le rôle de ces bureaux, c’est essayer de rétablir le lien avec des personnes disparues, de chercher l’absent, précise Caroline Guiela Nguyen. Ce sont des lieux dans lesquels la question du soin, de la réparation, de la consolation est très présente. Notre spectacle s’est beaucoup inspiré de ça. »

Actuellement, les premières causes des disparitions sont « les guerres et conflits armés, les catastrophes naturelles ou les crises humanitaires entraînant des déplacements de population », précise le site de la Croix-Rouge. Chaque année, ce sont ainsi des centaines de milliers de personnes qui sont confrontées à la disparition d’un proche. Mais le service de rétablissement des liens familiaux s’occupe aussi de disparitions plus anciennes, et tragiquement massives. « On nous a raconté l’histoire de deux soeurs qui se sont perdues de vue pendant la Seconde Guerre mondiale, poursuit la metteuse en scène, parce que l’une des deux avait été emmenée en train à Auschwitz. Cela fait quasiment septante ans que ce dossier est ouvert. Et au lieu de parler de « dossier non résolu », ils parlent de « dossier suspendu », dans le sens où ça ne sera jamais fermé, ça sera suspendu dans le temps, à jamais. »

Réparation

Les disparitions massives, et totalement inexpliquées du point de vue de ceux qui en sont les victimes, l’histoire violente de l’humanité en regorge. L’impact émotionnel de la disparition fictive de Fraternité résonne donc par rapport à un futur incertain, mais aussi à un passé qui a bien eu lieu. Si cette réflexion sur le passé constitue un autre prisme pour analyser de The Leftovers, elle s’applique de manière évidente dans la série suivante du scénariste Damon Lindelof, Watchmen. « La série est très différente des comics originaux d’Alan Moore, car elle place en son centre la reconnaissance des massacres opérés par les Blancs sur les Noirs aux Etats-Unis, précise Pacôme Thiellement. Damon Lindelof ouvre la série, qui est pourtant une série de science-fiction, par le massacre de Tulsa (Oklahoma), qui a eu lieu il y a exactement cent ans, en 1921, et qui a fait l’objet d’un déni historique énorme. Des dizaines d’Afro-Américains innocents y ont été tués et des milliers de personnes se sont retrouvées à la rue après la destruction du quartier où vivait la petite bourgeoisie noire. C’est dans cette ville que Trump a commencé sa campagne électorale en 2020. Une provocation évidente. » Sans une reconnaissance des injustices du passé, le deuil des disparus est, là aussi, impossible.

« On rapproche souvent la solidarité de la fraternité, ce qui n’est évidemment pas faux, conclut Caroline Guiela Nguyen. Mais pour moi, la solidarité c’est quelque chose qui se solde ici et maintenant, tandis que la fraternité se joue sur la durée, dans le temps qui passe, et qui mesure à quel point il doit y avoir réparation, même si nous ne sommes pas contemporains des blessures. »

(1) Fraternité, conte fantastique, au Théâtre National, à Bruxelles, du 8 au 11 décembre, au Théâtre de Liège, à Liège, du 15 au 18 décembre.

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