Au Canada, la légalisation du cannabis n’a pas éradiqué le marché noir
Plus de six mois après la légalisation du cannabis au Canada, la marijuana, en dépit de ventes appréciables, ne connaît pas le succès escompté par Ottawa. Si les Canadiens peuvent s’approvisionner légalement en cannabis, les dealers contrôlent toujours une bonne part du marché noir, dont les recettes échappent au fisc. Le corps médical est, lui, écarté du débat sur les enjeux de santé publique.
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Aux confins du quartier des affaires de Montréal et des universités McGill et Concordia, il existe une jolie boutique où la marijuana se vend sous toutes ses déclinaisons. Stupéfiant ! C’est une succursale de la Société québécoise du cannabis (SQDC). Au bonheur des psychotropes, l’Etat québécois aligne plus de 110 produits : briquets, cannabis séché, en gélules, en huile et même sous forme de vaporisateurs. Il y en a pour tous les goûts, comme ces croquignolettes sucettes au cannabis. Non sans risques. Un septuagénaire acadien a été récemment victime d’une overdose de sucette à la marijuana. Diagnostic : crise cardiaque. La dose de 90 mg de tétrahydrocannabinol (THC) était trop forte pour les artères du senior. Mauvaise pioche pourtant, car dans les succursales de la SQDC, les teneurs en cannabis sont bien indiquées, tout comme leur impact sur l’humain. Sativa est le plus fort, Indica le plus doux et Hybride entre les deux. Dans ces paradis de la fumette, à l’instar de la succursale du quartier bourgeois de Rosemont, des fonctionnaires proprets, salariés de l’Etat, gèrent les ventes. Les trois succursales montréalaises de la SQDC – il y en a dix dans la province – sont à l’image du pays : propres et organisées. Pas une feuille de cannabis ne traîne. Le lieu ressemble plus à une clinique d’esthétique qu’à un fumoir. Chacun fait la queue patiemment pour acheter son » pot « , comme les Québécois appellent la marijuana. Une jeune fille timide explique qu’elle préfère passer sa commande sur l’un des écrans disponibles dans la boutique. Il est d’ailleurs possible de commander sur Internet. Un gentil facteur livre alors à domicile.
Des achats moyens de 30 dollars
La clientèle, âgée ce jour-là de 25 à 40 ans, est conseillée par une petite dizaine de vendeurs. Les doigts crispés sur leurs caisses enregistreuses, ils encaissent les dollars des bons joints. Quelles senteurs disponibles pour les pétards ? Fromage, diesel et même moufette (putois). Les achats sont modestes, en moyenne 30 dollars. » Nous suivons une formation pendant deux mois, essentiellement axée sur la vente des produits « , confie un conseiller. Qui ajoute : » La plupart des clients se moquent des enjeux de santé. Ils pensent juste à se « geler » avec ce qu’il y a de plus fort. » Le conseiller pouffe de rire, puis il précise : » Enfin, bon, on essaie d’informer, car officiellement on a tout de même une mission de service public. » La consommation et la vente de marijuana ont été légalisées le 17 octobre dernier. A à peine plus d’un an d’élections générales, le coup était bien joué par Justin Trudeau. Les Canadiens peuvent désormais acheter, consommer et cultiver jusqu’à quatre plants de cannabis chez eux, si tant est qu’ils soient âgés d’au moins 18 ans. Le Canada est devenu ainsi le premier pays du G7 à légaliser cette drogue et le second au monde après l’Uruguay. Au moment de la légalisation, la ministre de la Santé, Ginette Petitpas-Taylor, a tweeté : » Je suis heureuse que la loi sur le cannabis ait été adoptée par le Parlement. Ce projet de loi historique met fin à la prohibition et fait place à une politique responsable et équitable. » Au pays du cannabis décomplexé, les habitants étaient pour près des deux tiers favorables à une telle mesure. Objectif officiel d’Ottawa ? Contrôler le trafic du cannabis en coupant l’herbe sous le pied aux réseaux criminels.
Trois ans pour légaliser la marijuana : Les marchés parallèles ont eu le temps de s’organiser.
Moins de cash que prévu pour Ottawa
Si le gouvernement a légalisé l’utilisation du cannabis médical en 2001, le boom de l’industrie date de 2015, lorsque Justin Trudeau, élu, a tenu sa promesse de campagne. Les producteurs ont construit des usines de marijuana. Les écoles ont formé des techniciens. Les étudiants y ont appris l’horticulture, le marketing, la botanique appliqués au cannabis. Les gouvernements provinciaux ont légiféré et organisé la vente de la poule aux oeufs d’or. Environ sept milliards de dollars en 2019, selon les estimations du cabinet comptable Deloitte, mais il en sera moins si l’on en croit les premiers chiffres de ventes pour le dernier trimestre 2018. L’institut Statistique Canada précise : » En comparaison, la taille de l’industrie du tabac en 2014 était d’un milliard de dollars et la taille de l’industrie de la bière était de 2,9 milliards de dollars. » En revanche, la légalisation a fait le bonheur des spéculateurs à la Bourse de Toronto où un indice marijuana a même été créé. La capitalisation boursière des plus grandes sociétés du » pot » dépasse celle des grandes industries canadiennes. Quid du marché noir ? Pourquoi le gouvernement n’a t-il pas réussi son coup ? Principalement parce qu’il a mis trois ans pour légaliser la marijuana. Les marchés parallèles ont eu le temps de s’organiser. Les Amérindiens mohawk de la réserve de Kanesatake, en pointe dans le trafic de cigarettes et de drogues variées ont très vite ouvert une douzaine de » cabanes à pot « .
Oppositions du corps médical
Chaque province est libre d’organiser la vente de cannabis comme bon lui semble. Les ministres des Finances des dix provinces du Canada se sont réunis pour encadrer la vente et fixer un prix pour le gramme de cannabis légal. Il se monnaie en moyenne dix dollars canadiens. Si la plupart des provinces ont choisi de contrôler la vente dans des boutiques d’Etat, l’application de la loi diffère. Québec interdit aux citoyens de La Belle Province de cultiver du cannabis chez eux. Les enjeux de santé publique ont été passés sous silence, malgré les mises en garde du corps médical. Les chercheurs canadiens ont dénoncé l’augmentation constante de la teneur en THC dans la marijuana. Selon une récente étude d’une équipe médicale de l’université McGill de Montréal, » un grand pourcentage des tentatives de suicide chez les jeunes dans la vingtaine est lié à la consommation de cannabis « , a indiqué à Radio-Canada Gabriella Gobbi, professeur de psychiatrie dans cette université. Si des médecins se sont inquiétés des effets du » pot » sur la santé de la jeunesse, sans pour autant militer activement pour un encadrement, l’ex-ministre de la Santé, Jane Philpott, avait pour sa part balayé cette idée : » La légalisation du cannabis n’est pas un fardeau, mais bien une occasion de protéger nos jeunes. » Au Canada, ne prononcez plus le mot drogue ! La marijuana est devenue respectable. Les politiciens, c’est tendance, avouent presque tous avoir consommé des joints dans leur jeunesse. Même l’ex-Premier ministre canadien Brian Mulroney vient, à 80 ans, de rejoindre le conseil d’administration d’une firme de cannabis.
Par Ludovic Hirtzmann.
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