USA / Iran: les dessous d’une escalade guerrière
La campagne antiaméricaine des milices proiraniennes en Irak visait sans doute à occulter la contestation de la mainmise de l’Iran sur Bagdad. Mais la réplique radicale de Trump donne une autre dimension au conflit.
L’assassinat par les Etats-Unis, le vendredi 3 janvier, du général Qassem Soleimani, chef de la force al-Qods des Gardiens de la révolution iraniens et à ce titre » maître d’oeuvre » des opérations, y compris terroristes, de la République islamique à l’étranger, plonge dans une période d’extrêmes turbulences les relations entre Téhéran et Washington. Le choix, par Donald Trump, de la réaction la plus radicale dans l’éventail des options qui lui étaient proposées répondait à une campagne d’attaques antiaméricaines perpétrées en Irak par des milices chiites proiraniennes, avec, comme point d’orgue, l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad le mardi 31 décembre. Quelles sont la genèse et les raisons de cette escalade ? Quelles en seront les conséquences ? Revue des enjeux de la crise avec Pierre-Jean Luizard (1), spécialiste de l’Irak et du Moyen-Orient.
L’assassinat de Soleimani va raviver les réflexes communautaires confessionnels chiites et signer la mort des mouvements de contestation.
La campagne antiaméricaine du Hezbollah, à l’origine de la crise actuelle entre les Etats-Unis et l’Iran, avait-elle pour objectif de détourner l’attention de la contestation anti-iranienne active depuis quelques semaines en Irak ?
La campagne antiaméricaine du Hezbollah et des milices chiites est une réponse à la montée du sentiment anti-iranien au sein de la communauté chiite irakienne. Le phénomène était sans précédent. Les chiites d’Irak ont toujours considéré l’Iran comme leur mère protectrice dans un monde arabe majoritairement sunnite, même s’ils sont eux-mêmes très majoritairement arabes. Il était tout à fait inédit de voir les consulats iraniens être attaqués dans les villes saintes chiites de Najaf et de Kerbala et un début de guerre civile se développer dans les provinces du sud de l’Euphrate dont sont originaires beaucoup de responsables politiques irakiens. Le sentiment anti-iranien est né du constat, dressé par une majorité de chiites irakiens, que le système politique dont ils ne veulent plus ne peut survivre qu’avec le soutien de l’Iran et des milices chiites irakiennes proiraniennes. Elles empêchent tout renouvellement et toute sortie du confessionnalisme politique qui fait que chacun est promu non pas en vertu de ses opinions politiques ou de ses compétences mais en fonction de son appartenance communautaire. Cette fracture parmi les chiites irakiens est sans précédent et n’est possible que parce que cette communauté est majoritaire en Irak. Les deux autres grandes communautés, les Arabes sunnites et les Kurdes, ne prennent pas le risque de se diviser ou de laisser parler des sociétés civiles parce qu’ils se savent minoritaires. La communauté chiite est la seule qui peut laisser s’exprimer une société civile en son sein et qui a fait un lien, très justement, entre l’Iran et le maintien d’un système politique lié à la corruption et à l’incompétence de l’Etat.
S’agissait-il, dans le chef des milices chiites, de raviver un sentiment antiaméricain pour masquer les divisions entre chiites et la montée de la haine contre l’Iran ?
Il s’agit surtout, dans la foulée de la décision de Donald Trump, de porter un coup de poignard dans le dos à la contestation en Irak, et aussi en Iran. L’assassinat du général Soleimani aura pour conséquence de raviver les réflexes communautaires confessionnels chiites qui risquent de signer la mort des mouvements de contestation. Or, jusque-là, ceux-ci avaient soigneusement évité d’accepter tout soutien étranger. Pour ses promoteurs, l’ingérence étrangère et l’absence de souveraineté sont responsables du confessionnalisme. Et ils associent dans la même dénonciation les Etats-Unis et l’Iran, sachant que le système politique actuel a été mis en place grâce à une coopération inavouée entre Washington et Téhéran.
Peut-on considérer que Donald Trump et les Etats-Unis sont tombés dans le piège dressé par les Iraniens ?
Cette escalade apporte un cruel démenti, une fois de plus, aux affirmations selon lesquelles les Etats-Unis sont intervenus en Irak en 2003 pour ériger ce pays en phare de la démocratie au Moyen-Orient. Pour preuve, le seul mouvement susceptible de déboucher sur un régime en phase avec le démocratie a été trahi par les Américains. Cela démontre que Donald Trump n’est intéressé que par des intérêts à court terme. Quels sont-ils ? Beaucoup évoquent une campagne électorale menée par le président américain de façon prématurée. Je ne le crois pas parce que son électorat se fiche éperdument des enjeux internationaux. En revanche, il y a aux Etats-Unis des lobbys qui poussent Trump dans la politique du pire à l’égard de l’Iran. Les groupes évangéliques ou les chrétiens sionistes voient dans l’Iran et les mouvements chiites la menace principale contre Israël. A tort d’ailleurs puisqu’elle émane en réalité du camp sunnite et des salafistes djihadistes qui attendent le première opportunité pour réapparaître territorialement. Un retour de flamme de l’Etat islamique est donc à prévoir dans la mesure où les pays occidentaux de la coalition anti-Daech n’ont plus aucun allié ou relais sur le terrain. Ils ont abandonné les Kurdes en Syrie. Ils sont désormais en guerre avec les communautés chiites du Moyen-Orient. Il ne disposent plus guère que des Kurdes d’Irak qui, à eux seuls, ne peuvent pas modifier la donne.
Donald Trump réagit au coup par coup et n’anticipe rien.
A l’été 2019, Donald Trump avait renoncé à la dernière minute à des frappes sur l’Iran après la destruction d’un drone américain. Etait-il forcé de réagir après l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Bagdad ?
Il y a eu un engrenage de menaces de part et d’autre. Mais il faut remonter à la source de la crise, les sanctions que les Etats-Unis ont durcies régulièrement à l’encontre de l’Iran. Elles ont provoqué une crise économique et sociale sans précédent dans ce pays. Il s’agissait déjà là d’une forme de déclaration de guerre, même si les Américains répétaient qu’ils ne souhaitaient pas un conflit avec l’Iran. Mais quand on assassine un responsable de l’envergure d’un Qassem Soleimani, un héros national en Iran qui symbolise la résistance face à l’agression irakienne soutenue par les Américains et les pays occidentaux de 1980 à 1988 lors de la guerre Iran-Irak, on ne peut pas ensuite prétendre ne pas vouloir la guerre. C’est assez caractéristique de la politique étrangère de Trump, une politique à court terme en fonction de considérations qui, très souvent, desservent les intérêts américains.
L’escalade est-elle inévitable ? L’Iran a-t-il les moyens de répliquer ?
L’Iran a les moyens de répliquer. Il l’a prouvé à plusieurs reprises. A mon avis, ce ne sera pas en Irak. Des terrains sont beaucoup plus favorables à l’action terroriste, comme le Liban ou d’autres pays où les Américains sont présents. Je ne suis en revanche pas catégorique sur le caractère inéluctable de la guerre entre les Etats-Unis et l’Iran. Les Iraniens ne la veulent pas. Mais ils ne sont pas prêts pour autant à accepter les diktats et la guerre inavouée que les Américains leur mènent. Gardons à l’esprit les conditions très dures dans lesquelles vivent les Iraniens à cause de la politique de sanctions de Donald Trump. Ceux-ci peuvent cependant être amenés à mettre le doigt dans un engrenage qu’ils ne contrôleraient pas. Même chose pour Trump. Quand il assure que les Etats-Unis ne veulent pas la guerre, je crois qu’il est sincère. Mais comment affirmer que l’on ne veut pas la guerre en faisant la guerre ? C’est le problème.
Dans ce contexte hypersensible, un » accident » peut-il précipiter un conflit ?
Si les Iraniens ripostent, une réplique américaine suivra fatalement. Avec le risque d’un engrenage. Le sas de sécurité pourrait être de circonscrire à l’Irak l’affrontement entre Américains et Iraniens. Donald Trump a montré par le passé qu’il savait manier la carotte et le bâton, notamment avec la Corée du Nord. La différence est que l’Iran n’est pas la Corée du Nord et que l’assassinat du général Soleimani a reconstitué une unité nationale à Téhéran.
Cet accès de tensions peut-il contribuer à résoudre la crise politique en Irak ?
Non. S’il y a une victime que l’on peut désigner avec certitude, c’est le peuple irakien. Une réunification de la communauté chiite va s’opérer. Dans le contexte actuel, les contestataires ne pourront pas prendre le risque d’apparaître comme les alliés des Etats-Unis. Mais la profondeur de la contestation ne permet pas d’exclure un retour violent au sein de la communauté chiite et à des divisions qui pourraient conduire à une guerre intracommunautaire.
L’éventualité d’une guerre n’est-elle pas en contradiction avec la promesse de Trump de retirer les troupes américaines des théâtres étrangers ?
Donald Trump entretient une contradiction. Il entend renoncer à faire de l’Amérique le gendarme du monde. Mais cela ne l’empêche pas de vouloir préserver une puissance américaine qu’il peut engager sur certains terrains, y compris contre sa volonté, dans la mesure où il ne développe pas véritablement une politique étrangère. Il réagit au coup par coup et n’anticipe rien. L’assassinat de Qassem Soleimani aura pour résultat d’unir les chiites contre l’Amérique.
(1) Dernier ouvrage paru : La République et l’islam, Tallandier, 240 p.
L’enchaînement des violences
La contestation anti-iranienne en Irak. A partir du 27 septembre 2019, un mouvement de contestation sans précédent gagne la communauté chiite, majoritaire en Irak. Cible : l’emprise que l’Iran, lui aussi à dominante chiite, exerce sur la vie politique à Bagdad. » Nous voulons une nation « , scandent certains manifestants, lassés par la persistance d’un chômage élevé, du clientélisme, de la corruption et de la violence exercée par les milices proiraniennes. La démission du Premier ministre chiite Adel Abdel Mahdi le 29 novembre ne calme pas les insurgés. Les forces armées les répriment : en trois mois, on dénombre quelque 500 morts.
Les manifestations contre le régime en Iran. Dans la deuxième quinzaine de novembre, des manifestants descendus dans les rues de plusieurs villes d’Iran dénoncent une augmentation du prix des carburants dans un contexte de crise liée aux sanctions des Etats-Unis qui les ont renforcées après s’être retirés de l’accord sur le nucléaire iranien conclu entre Téhéran et la communauté internationale. Le régime réprime à huis clos, tuant de 300 à 1 500 citoyens.
La campagne antiaméricaine en Irak. Diversion délibérée pour occulter l’opposition persistante d’une partie de la communauté chiite ? A partir de fin octobre, les Unités de mobilisation populaire (UMP), rassemblement de milices chiites proiraniennes qui s’enorgueillissent d’avoir contribué à la défaite de l’Etat islamique en Irak, lancent une série d’attaques (une quinzaine) contre les intérêts américains. La plus violente, le 27 décembre, coûte la vie à un contractuel américain travaillant pour l’armée sur une base militaire à Kirkouk.
L’engrenage des répliques. Le dimanche 29 décembre, l’armée américaine réplique à l’offensive des UMP en frappant cinq bases, quatre en Irak et une en Syrie, d’une de leurs principales composantes, le Hezbollah irakien proiranien (25 morts). Le surlendemain, des militants de ce dernier attaquent l’ambassade des Etats-Unis à Bagdad. Ce qui enclenche la réplique de Donald Trump : en provenance de Syrie ou du Liban, le général iranien Qassem Soleimani est tué dans une attaque de drone sur la route de l’aéroport.
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