« The Yes Men », ces activistes adeptes des canulars sauce civique
Activistes américains usant de l’humour comme d’une arme antilibérale, le duo The Yes Men, hisse le canulard politico-environnementaliste au rang de géniale supercherie médiatique. Utilisant l’idée que le mensonge, une fois avoué, expose la vérité.
En 2008, ils fabriquaient un faux numéro du New York Times annonçant la soi-disant fin de la guerre en Irak. Et, au fil du temps, ils se sont fait passer, entre autres, pour des représentants de grandes compagnies comme Halliburton, ExxonMobil, Dow Chemical et Shell, si pas carrément du gouvernement américain. Chaque fois pour mieux les combattre. Depuis vingt ans, Andy Bichlbaum et Mike Bonanno forment le duo d’activistes The Yes Men, qu’on présente désormais habituellement comme « le duo américain qui porte l’art de la provocation et de la dérision au sommet de l’activisme antilibéral ». Rencontre à la Fabrique de théâtre à Frameries, qui les a invités (1).
Vos manières de faussaires utilisent, depuis vingt ans, une dérision ultime proche de l’humour juif. Un hommage à vos racines?
Mike: Sans doute. Je suis né dans l’Etat de New York en 1968 et je viens d’une famille à moitié juive, de la classe moyenne, pratiquant quelques coutumes, notamment lors des enterrements, comme boire de la soupe et manger des bagels. On adore d’ailleurs les blagues sur Hitler (sourire).
Andy: Mon père est arrivé de Pologne à l’âge de 3 mois. Il est belge et a grandi à Liège. Quand la guerre a commencé, il a été caché par un réseau clandestin belge et, en 1950, ma famille est partie à Montréal. Mon père a fait un doctorat en littérature française à Los Angeles, où je suis né en 1963. Puis, on est parti vivre en Arizona. Oui, il y a de l’humour juif dans nos actions.
Avez-vous classiquement grandi dans l’ombre du « rêve américain » et le désir de le détourner?
Andy: Je viens d’une famille de la gauche modérée, ayant fui l’Holocauste. Mais j’étais un adolescent gay dans une banlieue de l’Arizona et je pensais que ce « rêve » était juste une énorme blague. N’empêche, il envahissait tout mon environnement des années 1970 – 1980 et ce libéralisme, cette pensée suburbia marquaient toute la psychologie environnante; ça m’horrifiait. La colère que je ressentais a mis un peu de temps à s’exprimer de manière créative.
Mike: Ma famille était progressiste et d’une certaine façon, en vivant dans une maison avec une jolie pelouse dans l’Etat de New York, j’expérimentais ce « rêve américain » où, tous les soirs, tu manges de la viande et un dessert (sourire). Ce que l’on fait aujourd’hui est sans doute la conséquence de cette terrible monotonie banlieusarde, brisée quand on allait voir mes grands-parents dans le New York City chaotique des seventies. Notre rébellion vient de ce capitalisme qui donnait envie de lui hurler dessus.
Andy, vous êtes à San Francisco dans les années 1990. Le sida y ravage encore la communauté gay qui, en retour, réagit en montant des actions politiques visibles: une source d’inspiration?
Oui, même si j’ai toujours été timide face à l’action collective, j’étais impressionné par les interventions d’Act Up: descendre dans la rue avec des cercueils ouverts symbolisant les morts qui s’accumulaient, combattre l’industrie pharmaceutique face à l’indifférence du gouvernement, aller couvrir d’inscriptions le domicile des politiciens les plus conservateurs, tout cela m’a montré la façon dont on peut combattre le pouvoir. J’ai compris aussi comment attirer l’attention des médias: il suffisait d’entrer sur le plateau d’une émission en direct et de mettre le bordel.
Il y a du Living Theatre là-dedans, du libertaire et de la provocation théâtralisée!
Andy: Oui, tout est connecté. A un moment, plutôt que de quitter un boulot que je faisais pour Maxis -compagnie créatrice des Sims – j’ai codé le jeu SimCopter de façon à ce qu’y apparaissent des drag queens et des garçons qui s’embrassent. C’était ma façon de protester et d’attirer l’attention des médias.
Mike: En 1993, je vivais à San Diego et j’ai participé à la Barbie Liberation Organization: on a interverti les voix masculines et féminines de quelques centaines de poupées G.I.Joe et Barbie avant de les remettre en magasin. Deux de mes copains m’ont parlé d’Andy, qui m’a suggéré d’en faire un film.
Andy: J’avais eu l’idée d’inventer l’existence d’une compagnie secrète qui financerait des milliers d’actions aux Etats-Unis, qui donnerait des millions de dollars aux travailleurs pour saboter les produits de leur propre entreprise, comme je l’avais fait pour le jeu vidéo. On a créé un site Web et les conditions pour croire à l’existence de cette ombre. Notre première entreprise commune a été de supporter un copain qui avait samplé Beck, musicien lui-même réputé pour sampler les autres…
Quelle est la part du désir d’anarchie et de mythomanie dans votre démarche? N’y a-t-il pas le risque de croire à ce que l’on monte comme un canular extrêmement sophistiqué?
Andy: J’ai toujours adoré mentir et je suis un menteur compulsif, néanmoins sans croire mes propres mensonges. C’est un jeu.
Un jeu sérieux. Dans votre troisième film, Les Yes Men se révoltent, qui s’attaque au réchauffement climatique, vous vous faites passer pour des représentants de la Chambre de commerce des Etats-Unis. Vous convoquez la presse nationale pour lui annoncer, à l’encontre de toutes les positions précédentes de cette institution très libérale, que vous allez défendre le vote d’une taxe carbone.
Mike: Des activistes basés à Washington DC nous ont demandé d’imaginer une opération sur la Chambre de commerce qu’on pensait simplement être un truc bureaucratique, alors qu’en fait, c’est un incroyable groupe de pression qui dépense un demi-million de dollars par jour pour ses activités de lobbying, notamment au Sénat via des donations de campagne systématiques et ce qu’il faut bien appeler une corruption généralisée du système.
Andy: Un vrai représentant de la Chambre de commerce a fait irruption pendant notre conférence de presse et il s’en est suivi une confusion totale. La Chambre de commerce nous a ensuite traîné en justice pour « usurpation de marque pour des raisons commerciales ». Au bout de quatre ans, ils ont retiré leur plainte. Ils craignaient d’aller au procès parce que de récentes affaires similaires s’étaient révélées désastreuses pour les grosses compagnies. Comme celle de McDonald’s perdant face à un activiste ayant placardé des affiches qui dénonçaient ses méthodes de production sur ses restos de Londres: ça a coûté des millions à la chaîne américaine. Ce genre de victoires n’a cessé de se multiplier depuis les années 1980. Deux semaines après notre intervention, la Chambre de commerce a changé sa position: pas à cause de nous, mais parce que nous nous intégrions dans un mouvement plus large.
Face à ces institutions surpuissantes, comment pouvez-vous légalement vous défendre, connaissant le coût des avocats américains?
Andy: Sans les juristes bénévoles d’Electronic Frontier Foundation, une ONG californienne qui se bat pour la liberté de parole, ce serait financièrement impossible! Cet équivalent en ligne de l’American Civil Liberties Union voulait d’ailleurs le procès face à la Chambre de commerce et pensait qu’on l’aurait gagné, établissant ainsi un précédent.
Quelle est votre position dans l’Amérique de Trump?
Andy: On est dans une sorte de régime fasciste en devenir, c’est la couleur potentielle de la Maison-Blanche. Pas sûr que ça se concrétise mais, en ce moment précis, l’individu a plus de pouvoir que jamais, parce qu’on n’a pas encore basculé dans l’extrême.
Les fausses nouvelles pullulent sur Internet. Comment distinguer le révisionnisme et le complotisme d’une action positive, civique, comme la vôtre?
Andy: La fausse nouvelle est un genre déjà ancien, qui permet aux sociétés de relations publiques d’inonder l’info à coups de milliards de dollars chaque année, les lobby du sucre mettant ainsi l’obésité sur le compte des matières grasses. On utilise la même technique depuis vingt ans sauf qu’on révèle le « faux » généralement le jour après le « coup monté », qui est souvent évident tellement notre offre est ridicule et humoristique.
D’où vient l’argent pour monter vos actions?
Mike: Nos films sont diversement financés, comme le troisième par Human Race du Danemark, ou avec des moyens d’ONG importantes comme Greenpeace. Mais il nous arrive de mettre la main au portefeuille, d’autant que les moyens attribués à la culture aux Etats-Unis sont misérables: le budget de l’US Military Marching Band est deux fois supérieur à celui consacré aux arts. Je gagne ma vie comme enseignant dans le département d’art et de technologie au Rensselaer Polytechnic Institute à Troy, près d’Albany, dans l’Etat de New York. Dans cet environnement très geek, j’y donne un cours d’hacktivisme.
Andy: Aujourd’hui, je donne des séminaires un peu partout dans le monde mais j’ai enseigné pendant dix ans à la NYU et la New School à New York, un cours qui s’appelait « Revolution ». Je voulais étudier comment les régimes changent, comment les gens se révoltent contre l’autorité, je ne savais pas à quel point cela deviendrait un catalyseur. J’enseignais et apprenais en même temps.
Quelle est la prochaine étape des Yes Men? Un autre film?
Andy: Pas pour l’instant. Aujourd’hui, la situation américaine est vraiment à la mobilisation, à la lutte, pas forcément violente, mais j’ai envie de participer à la société de manière plus politique, de transformer par exemple le Parti démocrate pour qu’il ne devienne pas un autre Parti républicain. Ce n’est plus aussi drôle mais là, il faut aller à l’essentiel.
(1) Ce samedi 30 septembre à partir de 14 heures, dans le cadre du festival Signal, The Yes Men proposent une « intervention urbaine » sur la place de la Bourse à Bruxelles, www.cifas.be
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