Twitter, Tesla, SpaceX, cryptomonnaies: l’insatiable appétit d’Elon Musk (analyse)
En un tweet, il peut faire perdre ou gagner des milliards sur les marchés des cryptomonnaies. Ces derniers mois, les annonces d’Elon Musk, célèbre patron de Tesla et de SpaceX, ont sans cesse fait valser le cours du bitcoin. Le célèbre patron vient de s’offrir Twitter pour 44 milliards de dollars. Une hégémonie qui pose de plus en plus question, faute de régulation.
Indeed ». Six lettres, – 7% pour le bitcoin. L’auteur de ce simple « en effet », tweeté le 16 mai dernier: Elon Musk, évidemment. Le célèbre patron de Tesla et de SpaceX réagissait à un tweet du compte CryptoWhale, très suivi par les adeptes des cryptomonnaies: « Les détenteurs de bitcoins se mordront les doigts au prochain trimestre lorsqu’ils découvriront que Tesla s’en est débarrassé. Vu le niveau de haine exprimée à l’encontre d’Elon Musk, je ne lui en voudrais pas. » Ce dernier confirmait-il la première ou la seconde phrase? « Pour clarifier les spéculations, Tesla n’a vendu aucun bitcoin », précisait-il le lendemain. Qu’importe. Comme souvent, quelques phrases de la deuxième personnalité la plus riche du monde (derrière le patron d’Amazon, Jeff Bezos) suffisent à faire perdre ou gagner des milliards sur les marchés des cryptomonnaies, aux cours déjà très volatils et souvent corrélés à celui du bitcoin.
En Bourse, la manipulation de cours est pénalement répréhensible, pas sur les marchés des cryptoactifs.
Fantasque, génie, visionnaire, audacieux… Tels sont les qualificatifs les plus souvent associés à ce personnage à tout le moins hors norme, dont les activités révolutionnent tant la mobilité électrique et autonome que la conquête et le tourisme de l’espace. Il se lance désormais dans les réseaux sociaux, en s’offrant Twitter pour la modique somme de 44 milliards de dollars.
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Acteur incontournable de la Silicon Valley, le berceau américain de l’innovation numérique, Elon Musk était prédestiné à concevoir les cryptomonnaies comme une corde supplémentaire à l’arc de sa stratégie d’investissements. Mais son influence sur leurs cours pose de plus en plus question. « Il est rare que les annonces d’une personne nominative influencent à ce point le cours d’un actif, en l’occurrence le bitcoin, observe Philippe Ledent, senior economist chez ING. C’est en revanche beaucoup plus fréquent quand elles émanent de banques, d’institutions ou de grandes entreprises. » Si les publications personnelles d’Elon Musk suscitent des soubresauts sur les marchés, les orientations de Tesla, dont il détient 20% des parts, pèsent d’ailleurs encore plus lourdement dans la balance des cryptoactifs, toujours en quête de légitimité et d’usages concrets.
Le pas de côté
Trois épisodes l’attestent. Acte un: le 8 février dernier, Tesla annonce avoir investi 1,5 milliard de dollars dans le bitcoin. Le cours de la devise virtuelle s’envole à plus de 43 000 dollars. Acte deux: le 24 mars, Elon Musk relaie un communiqué inédit, confirmant la possibilité d’acheter une Tesla en bitcoins, quelques jours après que le bitcoin a franchi la barre des 60 000 dollars. Acte trois: le 12 mai, Tesla renonce finalement à l’adopter comme moyen de paiement, après une déferlante de critiques à l’égard de l’empreinte environnementale du minage, qui désigne le processus informatique permettant de traiter et de sécuriser ces transactions. « Tesla ne vendra pas de bitcoins et nous l’utiliserons pour des transactions dès que les mines seront alimentées par des énergies plus durables », tente alors de rassurer Elon Musk. Mais le cours du bitcoin chute brutalement. « Ce pas de côté a envoyé un signal négatif, à savoir que d’autres acteurs ou institutions ne suivraient peut-être pas, par mimétisme, l’adoption du bitcoin par Tesla, analyse Mathieu Jamar, spécialiste des cryptomonnaies et fondateur de la société DCY. Après avoir anticipé une surdemande, le marché a finalement estimé que la demande serait largement inférieure. » Depuis lors, le bitcoin s’échange à environ 36 000 dollars.
Bien sûr, la volatilité du bitcoin est aussi liée à d’autres causes. Le 20 mai dernier, la décision de la Chine d’interdire les cryptomonnaies comme moyens de paiement a, elle aussi, contribué à la baisse du cours du bitcoin. A l’inverse, le fait que des sociétés comme PayPal puis Mastercard autorisent de telles transactions a joué un rôle dans la trajectoire haussière du début d’année. « Le génie de Musk en fait logiquement quelqu’un de très écouté, mais il n’est pas le seul, confirme Marc Toledo, fondateur de la plateforme belge d’échange de cryptomonnaies Bit4You. Toute annonce émanant d’une personnalité importante peut avoir un impact. De même, une simple rumeur d’augmentation d’un taux d’inflation a un effet dévastateur sur tous les marchés. » Pour Mathieu Jamar, il convient par ailleurs de dissocier les annonces d’Elon Musk faites au nom de Tesla de ses avis exprimés à titre purement personnel: « Plus il tweete, moins son avis devient important au niveau des cryptomonnaies, puisqu’il a plutôt étalé une méconnaissance du sujet, même s’il apprend vite. »
Ainsi, à quoi joue Elon Musk avec le dogecoin, cette devise virtuelle à l’effigie du Shiba Inu, conçue en 2013? Evaluée à 0,005 dollar au 1er janvier dernier, elle avait atteint 0,74 dollar le 8 mai, avant que le milliardaire la qualifie nébuleusement « d’arnaque » le même soir, sur le plateau du Saturday Night Live, faisant plonger son cours de plus de 30% en moins de 24 heures. Le 10 mai, il annonçait pourtant, pour 2022, une mission de SpaceX vers la Lune entièrement financée en dogecoins. « Je ne pense pas qu’Elon Musk vise à manipuler les marchés, poursuit Marc Toledo. La seule manipulation que certains pourraient voir, c’est à l’égard du dogecoin, qui ne repose sur rien, mais qui a tout de même pesé près de 70 milliards de dollars à un moment. »
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Depuis 2018, Elon Musk s’attire régulièrement les foudres de l’autorité américaine des marchés financiers, la SEC, pour ses annonces qui s’apparentent à de potentielles manipulations. « Le cours de l’action Tesla est trop élevé à mon avis », avait-il par exemple tweeté en mai 2020, entraînant immédiatement une chute de 10% de sa valeur. Sur la scène des cryptomonnaies, c’est précisément l’absence de régulation qui accentue le poids des mots de l’entrepreneur. « Dans les marchés boursiers, certaines personnes auraient potentiellement le poids pour engendrer des chocs sur les cours, rappelle Philippe Ledent. Cela étant, non seulement ces marchés sont plus volumineux, ce qui limite le poids des individus, mais surtout, la manipulation de cours y est pénalement répréhensible, contrairement aux marchés des cryptoactifs. »
S’il contribue à en faire valser les cours, Elon Musk serait tout de même plutôt un allié des cryptomonnaies. « Pour que ces actifs, dont la valeur repose avant tout sur l’espérance d’un prix futur, intéressent les investisseurs, il leur faut aussi quelques histoires rocambolesques », conclut Philippe Ledent. Or, s’il y a bien un maître en la matière parmi les grands capitaines de l’industrie, c’est le patron de Tesla et de SpaceX.
Le contexte
En moins de vingt ans, il s’est imposé comme l’industriel le plus diversifié du siècle. Né le 28 juin 1971 à Pretoria, en Afrique du Sud, Elon Musk souhaitait ni plus ni moins « faire avancer l’humanité » dans cinq domaines majeurs: Internet, l’énergie renouvelable, la vie sur différentes planètes, la génétique et l’intelligence artificielle. Américain depuis 2002, ce pionnier des plateformes numériques s’est rapidement tourné vers la Silicon Valley où, fort de la vente de PayPal, il a pu concrétiser en parallèle deux projets en lesquels presque personne ne croyait: Tesla, pour révolutionner la mobilité électrique et autonome avant tout le monde, et SpaceX, pour partir à la conquête de l’espace, voire coloniser la planète Mars. Désormais, ses investissements dans les cryptomonnaies, le bitcoin en tête, en font l’un des rares milliardaires susceptibles d’en modeler les cours, au point d’inquiéter certains investisseurs. Où s’arrêtera l’hyperactif Elon Musk?
Les leçons de la finance comportementale
Aux oubliettes, le modèle traditionnel selon lequel l’investisseur pourrait obtenir et traiter les informations pour maximiser sa richesse, tout en s’adaptant aux changements sans interférence avec ses sentiments. « La finance comportementale a, au contraire, démontré qu’il était influencé par des facteurs cognitifs et émotionnels », commente Catherine D’Hondt, professeure de finance à l’UCLouvain. Cette branche de la finance, qui étudie le comportement des investisseurs en tant qu’individus, a permis de constater qu’ils n’agissaient pas nécessairement de manière rationnelle. Or, les marchés des cryptomonnaies accentuent particulièrement tous les biais contribuant, entre autres, à la volatilité des cours et aux mouvements de panique. Catherine D’Hondt pointe trois éléments majeurs.
1. La facilité d’accès au trading va renforcer le biais de surconfiance, qui consiste à se croire meilleur que ce que l’on est réellement (à traiter des informations, à analyser ou à prédire les cours…). Très intuitives, les applications d’échange de cryptomonnaies renforcent en outre l’illusion de contrôle des utilisateurs (acheter ou vendre en quelques clics) et l’illusion de connaissances.
2. Les réseaux sociaux induisent le biais de confirmation: « Plusieurs études ont démontré que les gens y cherchent essentiellement des informations qui les confortent dans leurs opinions », poursuit Catherine D’Hondt. Ils vont en outre accentuer un mimétisme décisif à l’envol ou à l’effondrement de la demande dans un temps très court, plus fréquent chez les investisseurs moins aguerris.
3. Le trading algorithmique, avec ses ordres d’achats ou de ventes automatisés selon les cours ou les annonces faites sur les réseaux sociaux, peut aussi entraîner des vagues de vente ou d’achats.
« Ajoutez à cela une personnalité perçue par certains comme un symbole de réussite, de prise de risque et de liberté d’expression, et vous obtenez tous les ingrédients expliquant la dynamique du marché des cryptomonnaies », conclut Catherine D’Hondt.
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