Steve Bannon : « Sous le costume de Macron, il n’y a rien »
L’ex-conseiller de Trump veut mobiliser les Européens en fédérant un courant antisystème. Interview du grand sorcier des populistes.
D’emblée, il cite Carl von Clausewitz : » Le théoricien militaire prussien affirme que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, mais l’inverse est vrai aussi « , dit Steve Bannon, chez lui à Washington, où Le Vif/L’Express l’a rencontré le 23 janvier.
Indéniablement, le sulfureux idéologue du populisme connaît tous les aspects du combat politique, qu’il s’agisse de la guérilla fomentée avec les insurgés anti-Etat du Tea Party, au début de l’ère Obama, de la guerre psychologique pratiquée naguère à la tête de l’organe de la droite dure Breitbart News, ou encore du blitzkrieg. C’est lui, en effet, qui, à l’été 2016, est nommé stratège de la campagne de Donald Trump. A un moment où la bataille semble ingagnable.
Bombardé éminence grise à la Maison-Blanche, ce » Raspoutine américain » goûte à l’amère défaite huit mois plus tard : il est congédié par Trump en raison d’incompatibilités avec Jared Kushner, le gendre présidentiel, et Ivanka Trump, la fille de.
Depuis, le héraut du national-populisme qui veut réindustrialiser l’Occident s’est installé juste derrière le Capitole, dans une maison victorienne transformée en war room. C’est dans ce QG au mobilier spartiate que cet ancien officier naval, ex-banquier d’affaires, puis producteur de cinéma, reçoit à dîner le Tout-Washington (de droite), ourdit de nouveaux complots, planifie son offensive sur l’Europe avec The Movement, sa fondation, créée en 2017, et dotée d’une antenne à Bruxelles. L’Américain espère influencer le scrutin européen, en mai prochain.
En 2012, déjà, le New York Times lui avait consacré un article fleuve, avec ce titre, en lettres majuscules : » THE PROVOCATEUR « . L’intéressé l’a accroché, comme un diplôme, dans l’antichambre de sa war room. Comme ça, les visiteurs sont prévenus.
Que vous inspirent les gilets jaunes, en France ?
Je ne suis pas surpris. Pas du tout. Ce qui se passe était écrit d’avance. Pour moi, Emmanuel Macron, c’est un peu le Barack Obama français : ses convictions sont floues. Depuis le début, j’ai le sentiment que son mouvement, La République en marche, est nébuleux, sans vrai soutien populaire. Dans son discours de septembre 2017 sur l’Europe, il expliquait aux Français qu’il fallait accepter l’immigration comme une fatalité et que l’approfondissement de l’intégration européenne passait par la fin des Etats-nations. De plus, et cela explique en partie la colère des gilets jaunes, il mettait l’accent sur le réchauffement climatique et la taxe carbone avec une rhétorique qui s’apparente à une arnaque.
Les gilets jaunes sont une inspiration pour le monde entier.
A quoi faites-vous allusion ?
L’accord de Paris sur le climat est l’illustration parfaite du système de pensée des élites auquel appartient Macron. Il consiste en effet à faire payer les Français – et d’autres – pour la pollution produite par la Chine, qui balance du carbone dans l’atmosphère tout en pratiquant un dumping social illimité. Or, ce sont les gens du » parti de Davos « , dont Macron est l’ambassadeur, qui ont naguère choisi de désindustrialiser le monde occidental pour délocaliser les emplois industriels en Chine. Et cela, afin d’augmenter leurs marges financières. Les gilets jaunes comprennent cela très bien. Et voici que Macron leur explique qu’ils doivent acquitter la facture de la pollution chinoise au moyen de la taxe carbone.
Cela justifie-t-il les grèves, le vandalisme, la violence ?
Les gilets jaunes n’ont peut-être pas fait Sciences po ou l’ENA, ils ne sont peut-être pas diplômés de la Sorbonne. Mais ils ont une caractéristique : ce sont des êtres humains parfaitement rationnels. Ils sont donc assez malins pour comprendre qu’ils se font avoir. Aujourd’hui, ces perdants de la mondialisation, paupérisés comme jamais, se réveillent et crient : » Stop ! » La beauté de leur action est qu’elle réunit des gens de droite comme de gauche, ce qui est la définition du peuple et du populisme. Au pays de la Révolution française, le mouvement des gilets jaunes mène aujourd’hui la mère des batailles. Ils sont une inspiration pour le monde entier.
Selon vous, quelles seront les conséquences ?
D’abord, les premiers résultats sont déjà là. Le vrai visage de Macron est apparu au grand jour lors de son allocution télévisée après la grande manifestation des Champs-Elysées. On voyait bien qu’il était déstabilisé. Il n’a même pas eu le cran de s’adresser aux Français dans les yeux, en direct. Son allocution était préenregistrée : c’est significatif. Les gilets jaunes ont donc remporté le premier round contre les élites. Maintenant, Macron se rend en province pour servir la soupe aux Français, en espérant les convaincre qu’il les écoute. C’est un classique des moments révolutionnaires. Bien sûr, c’est contraint et forcé. Contre son gré. Ça m’étonnerait que la France rurale l’amuse… Il préfère mille fois des cénacles comme le Forum économique mondial, à Davos.
Pourquoi tant d’agressivité envers le président français ?
Parce que c’est un pantin. Il est hors-sol. Sous son costume, il n’y a rien. Je connais bien ce genre de profil : j’ai connu plein de banquiers d’affaires chez Goldman Sachs, dans les années 1980. Ces types-là voient les choses de loin, de manière abstraite. Pour eux, rien n’est jamais concret ou réel. A leurs yeux, un plan social avec 5 000 suppressions de postes, c’est une présentation PowerPoint pour (le cabinet de conseil) McKinsey. Rien d’autre. Ils ne comprennent pas comment vivent les gens, ne savent pas à quoi ressemble une fin de mois difficile. Et puis, Macron est arrogant : lorsqu’il est venu à Washington en visite d’Etat au printemps dernier, il a prononcé un discours promondialisation devant le Congrès américain, en contradiction totale avec les positions de son hôte Donald Trump. Son discours a été ponctué de 17 standing ovations… venant des bancs démocrates ! J’étais estomaqué. On peut dire que, entre nos deux nations amies, un tel outrage est historique. Le général de Gaulle n’aurait jamais fait ça.
En fustigeant la « lèpre populiste », Macron a-t-il fracturé l’Europe ?
Il a commis une erreur, c’est certain. D’un autre côté, c’est formidable car il a montré son vrai visage. Là, on a vu ce que lui et l’élite pensent vraiment des petites gens. C’est comme ce moment de vérité où Hillary Clinton a qualifié les électeurs de Trump de deplorable (lamentables). Pour elle, la moitié des Américains sont irrécupérables. Mais parler de » lèpre « , un mal incurable, est pire encore. Se rend-il compte de la connotation de ce mot dans un continent où l’Empire romain a été ravagé par ce fléau ?
Avec The Movement, votre fondation, lancée voilà deux ans à Bruxelles, vous voulez aider les partis populistes à conquérir l’Europe. Quelle est votre motivation ?
Je veux contribuer à construire l’infrastructure d’un mouvement national-populiste, partout où c’est possible. Ma motivation est simple : je viens d’une famille de la classe ouvrière. Mais j’ai gagné assez d’argent dans ma vie pour faire ce que je veux. Je pourrais voyager sur un bateau. Mais je consacre mes journées à la politique. The Movement est un réseau qui organise des conférences, des ateliers, des rencontres. En janvier, j’ai reçu ici l’équipe du président brésilien Jair Bolsonaro. Une semaine plus tôt, c’était celle de l’Italien Matteo Salvini. Notre point commun ? Nous voulons redonner la parole aux travailleurs. J’ai toujours considéré que la classe populaire était la colonne vertébrale de la société, qu’il s’agisse des Etats-Unis, de l’Egypte, du Brésil ou des pays européens. C’est pourquoi je me sens si proche du capitaine Bolsonaro, de Viktor Orban, de Marine Le Pen.
Vouloir détruire l’Union européenne est une chose. Mais que proposez-vous de positif ?
Pour commencer, aucun des leaders avec qui je travaille – ni Orban, ni Salvini, ni Le Pen – ne veut détruire l’UE. Ce qu’ils souhaitent, en revanche, c’est l’opposé exact de Macron. Lui veut davantage d’intégration politique, économique, budgétaire, financière, avec pour résultat les délocalisations et la baisse du niveau de vie. Nous autres, populistes, prônons un retour à la centralité de l’Etat-nation, qui s’appuie sur le nationalisme économique. La capitale de la France doit donc être Paris, celle de l’Italie Rome, et non Bruxelles ou Davos. Cette ligne politique séduit de plus en plus de monde, à droite et à gauche. Le scrutin européen du mois de mai prochain sera un séisme. Il va redéfinir les contours de l’Europe, de la Commission et du Conseil européens.
Ces jours-ci, l’Italien Matteo Salvini agresse Emmanuel Macron de manière incroyable. Cela vous ravit-il ?
Lui et Orban ne l’attaquent pas en sa qualité de président français mais parce qu’il s’autoproclame leader de l’Europe. Il fait des discours proimmigration et donne des leçons à l’Italie, à la Hongrie, pour expliquer que celle-ci est une fatalité. Or, Matteo Salvini se bat pour la souveraineté de son pays. Quant à Viktor Orban, il est héroïque. C’est un leader admirable. Dans la crise des migrants, il a eu le courage de défendre les intérêts des Hongrois en reprenant le contrôle de ses frontières. Et cela contre le parti des médias et des bureaucrates bruxellois.
Quels sont vos liens avec Marine Le Pen ?
Je la connais depuis un bon moment. Elle est remarquable. Elle accomplit un excellent travail. Elle en prend plein la figure, mais elle est toujours debout. Cette capacité de résistance me rappelle le caractère de Trump, stoïque face aux tombereaux de critiques quotidiennes. J’aime aussi qu’elle ait évolué en matière économique. Elle s’éloigne du capitalisme étatique du » vieux » Front national pour se rapprocher de l’idée de capitalisme entrepreneurial.
Les pires collabos, ce sont eux, qui applaudissent Xi Jinping à Davos.
Marine Le Pen dit, en substance, que Steve Bannon ne devrait pas trop mettre son nez dans ses affaires…
Elle a raison. Et Salvini dit la même chose. Mais pas d’inquiétude, il ne s’agit pas pour moi d’être le type qui arrive des Etats-Unis et donne des instructions. The Movement, mon organisation, est simplement là pour contribuer au débat.
Votre réputation n’est pas vraiment celle d’un amoureux de la démocratie…
Des gens affirment que Trump et moi-même détestons la démocratie. C’est n’importe quoi. Au contraire, je la chéris. D’ailleurs, elle est plus vivante que jamais aux Etats-Unis. Regardez les élections de midterm, en novembre dernier. Hypermotivés, les démocrates anti-Trump, pro-impeachment, féministes ont mené une campagne de terrain, faisant du porte-à-porte sans relâche. Résultat, ils ont remporté le scrutin, et Trump s’est fait botter le cul. Maintenant, (la démocrate) Nancy Pelosi, qui est une dure à cuire, est de retour à Washington, et je dis : » Bien joué ! » A nous de nous remobiliser pour que nous gagnions les prochaines élections.
Le populisme et le protectionnisme seraient-ils la nouvelle doctrine d’influence américaine, comme l’était naguère le libéralisme ?
Vous êtes parano, ma parole ! Soyons sérieux. Il se trouve que les revendications des classes populaires sont identiques partout sur la planète. Les gens ont compris que l’élite globale – que j’appelle » le parti de Davos » – a mis au point un système d’autoprotection à son bénéfice exclusif. Leurs revenus ont baissé de 20 % par rapport à la génération précédente. Si des banquiers avaient été emprisonnés pour l’exemple lors du krach de 2008, le monde actuel serait différent.
Votre carrière de banquier d’affaires chez Goldman Sachs fait de vous le complice de ce que vous dénoncez !
Je l’ai dit : je viens de la classe ouvrière. J’ai servi comme officier dans la Navy, puis j’ai étudié à Harvard et travaillé chez Goldman Sachs, dans ce qui était déjà à l’époque – les années 1980 – la haute Eglise de la mondialisation. J’ai vu naître ce système absurde. Le credo, c’était : maximisation des dividendes pour les actionnaires, à n’importe quel prix. J’ai vite compris que ce n’était pas tenable à long terme. Dans les années 2000, la dérive s’est accélérée avec les délocalisations. Je suis devenu le chef de file des tenants du nationalisme économique au sein du mouvement Tea Party en 2010.
Vous avez dirigé le média numérique Breitbart News, qui est une plateforme de l’ alt-right. Or, cette constellation de « droite alternative » inclut les suprémacistes blancs.
L’alt-right est d’abord née comme un mouvement libertarien, c’est-à-dire comme une alternative au conservatisme républicain. Le fait que ce concept ait été, un temps, pris en otage par des ethnonationalistes est regrettable. Mais Breitbart les a toujours répudiés. Les néonazis américains et européens sont une bande de losers. Ils n’ont aucune place dans le débat politique. Le ciment de l’alt-right, en revanche, c’est le nationalisme économique. Dans ce cadre, la race, l’origine ethnique, la religion ou la préférence sexuelle n’ont aucune importance. Ce qui compte, c’est la citoyenneté et l’appartenance à un pays donné.
En vous opposant aux migrants, n’est-ce pas l’islam que vous visez ?
Non. L’islam est une grande religion, aux très nombreux pratiquants. Mais l’Allemagne ou la Hongrie aussi ont une civilisation propre. Et les gens qui y vivent doivent pouvoir décider s’ils veulent accueillir des immigrants, et combien. Cette question n’est pas du ressort des grandes organisations transnationales. C’est pourquoi je me suis opposé au pacte de Marrakech qui, in fine, encourage les migrations et fait le jeu des trafiquants d’êtres humains. Ce sujet doit être traité en amont, en Afrique subsaharienne, par un engagement accru des Etats occidentaux sur place, ainsi que des ONG et des milieux d’affaires. C’est d’ailleurs ce que propose Trump pour l’Amérique centrale : il veut y investir dix milliards afin de tarir la source migratoire. Cela en complément du mur à la frontière mexicaine, qui est indispensable.
En déconstruisant l’Union européenne, ne faites-vous pas le jeu de Poutine ?
Pas du tout. L’exemple des gilets jaunes inquiète Macron, mais il ne ravit pas Poutine, qui déteste les manifestations. De plus, la Russie craint davantage une Allemagne forte, une Hongrie forte ou une France forte qu’une Union européenne filandreuse. Or, une confédération d’Etats-nations robustes sera plus forte que l’UE actuelle. Toutefois, en dernière analyse, je crois qu’un nouvel ordre mondial se dessinera, avec une alliance de coopération au sein du monde judéo-chrétien, avec Israël, la Russie, l’Europe et les Etats-Unis. Car notre vrai ennemi commun, c’est le Parti communiste chinois et son Etat totalitaire mercantiliste. Je me souviens qu’en janvier 2017, Trump avait prononcé un discours sur le nationalisme : il avait été tourné en ridicule dans le monde entier. Au même moment, Xi Jinping était reçu à Davos avec les honneurs et force génuflexions. Or, il s’agit d’un dictateur comparable à Hitler dans les années 1930 qui surveille sa population à l’aide de logiciels de reconnaissance faciale, brime les chrétiens, emprisonne les Ouïgours. Les gens du » parti de Davos » n’arrêtent pas de nous traiter de fascistes et de nous envoyer à la figure Vichy ou Pétain. Mais les pires collabos, ce sont eux, qui applaudissent Xi Jinping à Davos.
Par Axel Gyldén.
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