Privée ou publique, l’école à deux vitesses aux Etats-Unis (reportage)
Joe Biden fait de l’enseignement public une de ses priorités budgétaires. Mais il risque de buter sur les prérogatives des Etats. L’objectif est de réduire le fossé avec le privé, coûteux et élitiste. Même dans le public, les différences de moyens peuvent être grandes. Reportage.
Si son coeur penche du côté démocrate – bien qu’elle n’ait pas le droit de voter – on peut douter que l’American Families Plan, le grand plan d’investissement annoncé par Joe Biden fin avril dernier, ait profondément remué Francesca. D’origine canadienne, anglophone mais parlant parfaitement français, cette femme de 39 ans, pédopsychiatre, n’est pas concernée au premier chef par l’enveloppe de 200 milliards de dollars que le président américain a déclaré vouloir octroyer au secteur de l’éducation publique. La raison en est simple. Comme des millions de parents à travers le pays, Francesca et son ex-mari, banquier d’affaires, font confiance à une des quelque 35 000 écoles privées que comptent les Etats-Unis. La petite Jodie (1), 5 ans, rejoint ainsi chaque jour, accompagnée d’une jeune fille au pair, un établissement privé du quartier sud de Manhattan. « Au vu des moyens dont nous disposons, il nous a semblé logique de faire profiter notre fille du meilleur enseignement possible« , explique Francesca. « Mais le processus de sélection, malgré des frais de scolarité élevés, est extrêmement rigoureux, et ce n’est qu’après plusieurs interviews que notre fille a finalement été autorisée à intégrer l’établissement. »
L’éducation publique souffre d’un manque de cohérence, tiraillée entre les volontés de standardisation de l’Etat fédéral et la liberté laissée aux Etats.
Le système scolaire américain est très compétitif. Pour la plupart des parents aisés, qui peuvent se permettre de débourser plus d’un demi-million de dollars pour un cycle d’enseignement complet, l’entrée de leur enfant dans une faculté réputée d’une grande université constitue le souci constant de toute une scolarité. Pour les cursus les plus convoités (médecine ou droit, généralement), les taux d’acceptation des candidatures dans les établissements huppés tournent autour de 5%. Cela induit une pression constante sur les enfants qui, par effet de contagion, s’empare également des professeurs. Ceux-ci se retrouvent fréquemment confrontés à du harcèlement parental lorsqu’ils ne délivrent pas à leurs protégés le fameux « A » venant sanctionner travaux et examens. Ingrid (1), fonctionnaire de rang élevé d’un petit pays européen en poste à New York, après avoir été en fonction dans différentes régions du globe, a inscrit il y a quelques années son fils adolescent dans une école privée new-yorkaise, située sur l’île de Manhattan. L’expérience n’a pas été concluante. « Mon fils, qui a d’ailleurs préféré poursuivre ses études hors des Etats-Unis, ne gardera pas un grand souvenir de sa période scolaire new-yorkaise, relève-t-elle. Outre un côté très snob et des attitudes de mépris proches du racisme de la part de certains élèves, le secteur des écoles privées aux Etats-Unis s’apparente à un business constant, y compris dans la façon dont les universités approchent les « élèves cibles » à la fin de leur scolarité. »
La pression des tests standardisés
A l’échelle mondiale, les Etats-Unis consentent les plus grandes dépenses en matière d’éducation, hors système universitaire (inclassable car divisé entre établissements publics et privés). Pourtant, le pays ne figure qu’à une place modeste dans les différents classements internationaux de contrôle de la maîtrise de branches comme les mathématiques ou les sciences. Il est régulièrement dépassé par des nations moins dépensières mais plus efficaces comme la Finlande, Israël ou la Corée du Sud. Différents facteurs sont pointés du doigt: problèmes de sécurité, baisse des salaires et de la motivation des professeurs, retard technologique, ou effet de la pression des tests standardisés censés mesurer la qualité des écoles ou des professeurs.
« A la fin des années 1990, le Département de l’éducation publique s’est rendu compte de la détérioration avancée de l’enseignement dans certains districts scolaires« , explique Mira Debs, directrice du programme d’étude de l’éducation à l’université de Yale, dans le Connecticut. « S’en est suivi l’adoption de la loi dite No Child Left Behind (Pas d’enfants laissés pour compte) par l’administration Bush en 2001. Celle-ci vise, par l’adoption de tests standardisés, à s’assurer de la qualité de l’enseignement dispensé dans toutes les écoles, et des enseignants eux-mêmes. » Dans des villes en déclin comme Detroit (Michigan), de nombreuses écoles du centre-ville ont été fermées faute de résultats satisfaisants, entraînant des problèmes logistiques conséquents de replacement des élèves dans des établissements qui, eux-mêmes, manquaient de moyens.
Vince Wells, jeune Afro-Américain qui a grandi à Flint, non loin de Detroit, connaît bien la réalité des écoles des quartiers dits « défavorisés ». Malgré un cursus scolaire en tout point réussi qui l’a amené à intégrer les rangs de l’université d’Etat du Michigan, dont il est récemment sorti diplômé, le jeune homme, désormais installé à New York, se montre fort critique à l’égard de la qualité de l’enseignement dans ces écoles: « Le manque de moyens est criant, explique-t-il. Il est fréquent, que, faute de ressources, les manuels scolaires ne soient pas renouvelés, ce qui laisse les élèves avec des ouvrages déjà utilisés et en piteux état. Même chose pour les infrastructures sportives. Les problèmes de sécurité sont également nombreux, entraînant un niveau de stress particulièrement important chez les élèves, affirme-t-il. Enfin, les nombreux tests régulièrement organisés induisent une pression inutile sur le corps professoral. »
Vingt ans après les lois Bush sur l’éducation, la politique des tests standards n’a pas apporté d’améliorations substantielles sur le plan des performances scolaires. Celles-ci sont, dans toutes les classes d’âge, relativement stables. « Les dispositions du programme No Child Left Behind, dont certaines ont été abrogées sous Obama en 2015, ont été vivement critiquées par les parents et les professeurs comme un outil de pression permanente, poursuit Mira Debs. Il n’empêche, malgré ces dysfonctionnements relatifs, et même si le retard dans les classements internationaux en irrite certains, l’enseignement public aux Etats-Unis reste de qualité, conclut la chercheuse. Mais il demeure foncièrement inégal. »
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Des moyens qui varient du simple au double
C’est en effet sur la base des taxes payées par les particuliers dans les différents districts de chaque Etat que les écoles publiques américaines sont financées. En résultent des distorsions en matière de moyens disponibles par étudiant, qui peuvent varier du simple au double entre deux districts adjacents. C’est généralement le cas dans les grandes villes, comme Washington ou Philadelphie, en Pennsylvanie, où les écoles des centres urbains sont sous-financées faute de moyens, alors que celles des périphéries en sont davantage pourvues.
Pour cette raison, de nombreux parents consentent à d’importants sacrifices financiers pour s’établir dans un district où les écoles publiques sont de qualité – il s’agit d’ailleurs d’un des principaux arguments de vente des agents immobiliers aux Etats-Unis pour l’achat résidentiel. Mais dans certaines villes, comme à New York, le prix exorbitant des maisons ne laisse d’autre choix aux nouveaux acheteurs relativement aisés que de s’installer dans des quartiers dits « intermédiaires », en cours de gentrification. Dans ces districts scolaires-là, la qualité de l’enseignement varie grandement, même si la mixité sociale qui y règne est généralement appréciée. Edith (1) et son mari, tous deux diplômés universitaires, se sont installés récemment à Crown Heights, dans l’arrondissement de Brooklyn. Parents de deux fillettes de 5 et 7 ans, ils ont fait le choix de l’enseignement public, et s’en réjouissent. « Je suis tout à fait confiante quant à la qualité de l’éducation prodiguée aux enfants, avance-t-elle. Certes, nous n’avions guère le choix, dans la mesure où nous désirions acheter une maison et que les prix dans les quartiers davantage huppés sont inabordables. Mais nous nous en réjouissons: les enfants se retrouvent avec leurs voisins à l’école, et nous n’avons pas à débourser des sommes folles pour de l’enseignement privé. »
Le secteur des écoles privées aux Etats-Unis s’apparente à un business constant, y compris dans la façon dont les universités approchent les élèves cibles à la fin de leur scolarité.
Des procès particuliers
Sur la Lincoln Place, artère paisible menant au parc Prospect de New York, les familles récemment installées, en majorité blanches, vivent en excellente entente avec les habitants de longue date, généralement de couleur. Non loin de là, sur Crown Street, est installée une école d’un autre genre, la Success Academy, issue du système des écoles dites « charter ». Surtout présentes dans les grandes villes, elles comptent aujourd’hui pour près de 7% de l’offre éducationnelle dans le pays. Organisées comme un partenariat entre public et privé, elles sont financées par les Etats mais gérées de manière privée.
Ayant l’obligation de répondre, de par leur financement par les autorités, aux mêmes critères de non-discrimination que les établissements publics, elles sont cependant axées sur une dynamique de compétition pour attirer les meilleurs élèves. Leur nombre a été multiplié par trois en vingt ans pour atteindre plus de 7 000 institutions. A la suite de nombreux scandales de gestion frauduleuse, leur popularité est aujourd’hui amoindrie, alors qu’au tournant des années 2000, elles étaient considérées par certains comme la solution miracle pour endiguer la baisse de qualité dont souffraient les établissements publics. Cary, pétillante quadragénaire new-yorkaise, a elle aussi donné sa chance pendant un temps au système « charter » pour l’éducation de son fils aîné. Mais ce dernier regrette un « défaut de suivi des élèves ». « Les écoles « charters » sont désormais moins populaires auprès des parents », poursuit Cary. Elle a donc fait le choix de replacer ses enfants en école privée.
Brenna, son amie, elle-même mère de deux jeunes adolescents, regrette le coût très élevé des options privées. Ses enfants, tous deux dyslexiques, ont longtemps suivi leur scolarité dans l’enseignement public, jusqu’à ce qu’elle juge que l’accompagnement dont ils bénéficiaient ne leur permettait pas de tirer le meilleur profit de leur potentiel. « Nous avons décidé de prendre les devants et de faire appel aux services d’avocats spécialisés. Ceux-ci se font fort d’attaquer en justice le Département de l’éducation pour manquement à son devoir d’offrir un enseignement de qualité à tous les élèves, y compris ceux souffrant de difficultés d’apprentissage. » Aujourd’hui, sa fille aînée a migré vers l’enseignement privé, et Brenna espère qu’après l’action en justice qu’elle a intentée, les frais de scolarité qu’elle a avancés lui seront remboursés. « Le système d’enseignement public aux Etats-Unis reste de très bonne qualité, poursuit-elle, très certainement dans les bons quartiers mais aussi dans les zones dites « intermédiaires » comme la nôtre. C’est presque à regret que je dois le quitter. »
Dans le Queens, un sentiment mitigé
Qu’en est-il dans des quartiers plus difficiles? Si l’arrondissement de Brooklyn a connu une gentrification accélérée ces quinze dernières années, la situation est moins rose dans le Queens, plus au nord. Dans ce quartier, les élèves blancs ou de classe moyenne constituent l’exception, et la grande majorité des élèves sont soit afro-américains, soit latinos. Juana (1), qui s’occupe de l’entretien de plusieurs ménages à Brooklyn, habite aux Etats-Unis depuis plus de quinze ans mais ne parle un anglais que très limité. Elle indique via son fils Joey, 12 ans, chargé de faire l’interprète, que, malgré un système d’accompagnement alimentaire gratuit « de qualité » qui la décharge des repas de midi, l’école publique offre « peu d’options d’activités récréatives à ses élèves ». « Mais la qualité de l’enseignement est assez irréprochable, poursuit-elle, non sans enthousiasme, et mon fils est rendu pleinement autonome. »
« Etre professeur dans l’enseignement public de quartiers dits « difficiles » n’est pas une mince affaire, affirme Corey, chargé de l’accompagnement d’élèves âgés de 10 à 12 ans dans le Queens. Ces adolescents sont extrêmement courageux. Ils sont généralement livrés à eux-mêmes, à cause de parents démissionnaires qui refusent ou n’ont pas les moyens de s’impliquer comme ils le devraient dans l’éducation de leurs enfants. » Malgré la difficulté inhérente à son métier, le jeune homme se veut positif. « Certes, le statut de professeur n’est pas assez valorisé à mon goût, mais si nos conditions de travail ne sont pas toujours faciles, nous disposons d’un cadre de qualité et de temps en abondance pour préparer les leçons et corriger les travaux. » Mais, comme bon nombre de ses collègues, Corey se montre fort critique envers les tests standardisés organisés par le fédéral.
Dans sa tentative de reprendre en main le système scolaire au début des années 2000 par l’obligation imposée aux établissements et aux professeurs de rendre davantage de comptes, l’Etat fédéral s’est voulu interventionniste, alors que l’éducation aux Etats-Unis est généralement laissée à la discrétion des Etats, qui disposent notamment d’une grande latitude pour l’adoption de programmes scolaires. C’est là le coeur du problème de l’éducation publique américaine. Malgré sa qualité généralement louée, elle souffre d’un manque de financement chronique – exacerbé dans les zones à faible revenu, mais plus encore d’un manque de cohérence, tiraillée entre la volonté de standardisation de l’Etat fédéral et la liberté laissée aux Etats de pourvoir au financement, à la définition des programmes, et aux éventuelles mesures supplémentaires imposées au corps professoral. Le Tennessee, extrêmement conservateur, a ainsi récemment interdit aux professeurs de l’enseignement public d’engager avec leurs élèves des discussions sur les tensions raciales dans le pays, alors que l’Etat fédéral, depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, brille par sa volonté de favoriser le débat en ce sens. Comme souvent aux Etats-Unis, la fragilité du système trouve ainsi sa source dans les tensions entre les différents niveaux de pouvoir et les divisons idéologiques parasitant le fonctionnement de ceux-ci.
(1) Prénom d’emprunt.
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