Carte blanche
Pourquoi l’affaire polonaise nous concerne tous (carte blanche)
La décision du Tribunal constitutionnel polonais affirmant le primat de la Constitution nationale sur le droit européen crée une confusion, toujours dommageable. Le citoyen européen peut se demander, sauf si c’est un spécialiste de l’Union, en quoi ce problème de hiérarchie des normes, en quoi cette question juridique pointue, peut le concerner.
En réalité, la rhétorique juridique cache un problème politique fondamental : celui des valeurs qu’en tant que membres de l’Union européenne nous sommes prêts à défendre. Si la Pologne se trouve aujourd’hui en porte-à-faux avec les institutions européennes, ce n’est pas pour une question juridique technique, encore moins triviale. C’est parce que le gouvernement de ce pays a, depuis son arrivée au pouvoir en 2015, systématiquement affaibli l’Etat de droit, valeur centrale de nos démocraties et de la construction européenne.
Qu’est-ce en l’occurrence que l’Etat de droit ou, comme disent les Anglo-Saxons, la rule of law, le « règne du droit » ? Dans un Etat de droit, le droit s’impose certes aux gouvernés, mais également aux gouvernants. Personne ne doit être au-dessus de la loi, qu’il soit faible ou puissant, pauvre ou riche, simple citoyen ou acteur de l’appareil d’Etat. Dans le cas contraire, le gouvernement se transformera en dictature : le droit sera là pour faite marcher en ligne les gouvernés, mais pas pour limiter l’exercice du pouvoir par les gouvernants.
Comment s’assurer que le droit s’applique effectivement et de façon impartiale au justiciable, c’est-à-dire potentiellement à tout un chacun ? Il faut pour cela des juges indépendants, qui puissent résister aux pressions, de façon à ce que celui qui gagnera l’éventuel procès soit « dans son droit », et pas simplement le plus fort ou le plus influent. C’est la raison pour laquelle le principe de la séparation des pouvoirs concerne sans doute principalement le pouvoir judiciaire : quand une règle de droit est en vigueur, il est indispensable que les juges puissent se prononcer en toute indépendance, même quand leur décision déplaît à ceux qui, ayant obtenu une majorité électorale, c’est-à-dire les pouvoirs exécutif et législatif, voudraient avoir face à eux des magistrats dociles.
Or depuis que le pari de Jaroslaw Kaczinsky a obtenu la majorité en 2015, il s’est précisément attaché à affaiblir l’indépendance des juges : il a nommé des magistrats « à lui » au Tribunal constitutionnel (celui-là même qui vient, à la demande du gouvernement, de prendre la décision controversée qui agite aujourd’hui les cénacles européens et devrait mobiliser tout le monde). Il a voulu mettre à la retraite anticipée des juges trop indépendants et les remplacer par des juges soumis. Il a créé au sein de la Cour suprême une commission disciplinaire lui permettant de contrôler les juges « désobéissants » et a renforcé les pouvoirs de l’exécutif en matière de nomination des magistrats. Bref l’exécutif tente de mettre la main sur le judiciaire, et ce faisant de considérablement affaiblir la séparation des pouvoirs : l’Etat de droit se trouve fondamentalement en danger.
La Cour de justice de l’Union européenne, qui siège à Luxembourg, a plusieurs fois condamné la Pologne pour cette raison même. En particulier, les cours et tribunaux des Etats appliquent, outre leur droit national, le droit européen. Si les juges ne sont pas indépendants du gouvernement, ils n’appliqueront donc pas non plus correctement le droit de l’Union. Mais c’est plus largement que cette atteinte à l’Etat de droit nous concerne tous : sans juges indépendants, pas de démocratie effective concevable.
La plupart des pays du monde (pas tous) organisent des élections, parfois pour se donner une honorabilité de façade. Mais des élections sans Etat de droit se réduiront à une caricature. Il ne faudra même pas nécessairement tricher au moment du vote (« bourrer les urnes »). Il sera plus utile de travailler en amont, en contrecarrant la formation des partis et l’exercice de la liberté d’association : on accusera tel opposant gênant de crimes imaginaires, mais que des juges aux ordres considéreront comme réels. On aura eu des élections, mais sans indépendance des juges, elle seront entièrement faussées.
Il faut par conséquent refuser de suivre les souverainistes de tout poil qui célèbrent aujourd’hui la « résistance » d’un peuple polonais fier de son identité nationale. Il ne s’agit absolument pas de cela. Il est seulement question de défendre les conditions même d’existence de nos démocraties libérales.
Des opposants polonais ont récemment utilisé un slogan magnifiquement parlant : independent juges, free people. La liberté des peuples sans séparation des pouvoirs n’a strictement aucun sens : il n’y a pas moyen de « vérifier » la volonté majoritaire quand on a fait taire à l’avance les voix dissidentes.
C’est aujourd’hui de l’intérieur de l’Union que vient le danger. Quand on considère par ailleurs l’état de la démocratie aux Etats-Unis, il y a matière à se réveiller.
Guy Haarscher
Professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles
Professeur au Collège d’Europe (Bruges)
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