Politique étrangère américaine: quel virage avec Biden?
Qui seront les conseillers du nouveau président? La gauche du parti démocrate aura-t-elle une influence sur ses choix? L’analyse de Michel Liégeois (UCLouvain).
Promesse de revenir dans l’accord de Paris sur le climat, engagement à réintégrer l’accord sur le nucléaire iranien si Téhéran le respecte aussi, volonté de resserrer les liens avec les partenaires privilégiés européens et asiatiques malmenés par Donald Trump… Dès son entrée à la Maison-Blanche, Joe Biden veut un « retour à la normale » en politique étrangère, après quatre années de trumpisme marquées par une diplomatie souvent imprévisible.
Fort de son expérience acquise au Sénat puis pendant ses huit années au côté de Barack Obama, le 46e président élu des Etats-Unis est, contrairement à son prédécesseur, un bon connaisseur des questions internationales. Signes de son attachement au multilatéralisme, il réintégrera son pays dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et renouera le dialogue avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il tient aussi à revigorer l’Alliance atlantique et compte organiser un « sommet mondial pour la démocratie » lors de la première année de son mandat. Le mot d’ordre America First, si souvent martelé par son prédécesseur, n’est pas pour autant menacé d’obsolescence. Et rien ne semble devoir freiner le retrait politique et militaire américain du Moyen-Orient. L’éclairage de Michel Liégeois, professeur de relations internationales à l’UCLouvain.
À peine entré à la Maison-Blanche, le nouveau président devra songer aux élections de mi-mandat.
Avec Joe Biden à la Maison-Blanche, qu’est-ce qui va vraiment changer dans la politique étrangère américaine?
La première rupture sera formelle. Nous assisterons à un changement complet de style après les insultes, les menaces et les excès du président sortant. Il n’y a vraiment rien de commun entre l’attitude de Donald Trump sur la scène internationale, conflictuelle et provocatrice, et celle de son successeur démocrate, beaucoup plus courtois et décent. En politique, notamment étrangère, le style, c’est fondamental, ce n’est pas que le vernis. Cela dit, les déplacements officiels et les interventions médiatisées en période de crise donnent la fausse image d’un président des Etats-Unis essentiellement accaparé par la politique étrangère. Contrairement à ce que le grand public peut penser, le président américain passe le plus clair de son temps à s’occuper de politique intérieure. Au quotidien, les politiques étrangère et de sécurité sont plutôt conduites par le département d’Etat, de la Défense et le conseiller à la sécurité nationale.
Donald Trump entretenait des relations cordiales avec Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Jair Bolsonaro, Viktor Orban et d’autres autocrates et dirigeants nationaux-populistes. Tout va changer avec le nouveau président?
La politique étrangère de Joe Biden aura une tonalité plus « morale », là où celle de Donald Trump était classiquement réaliste, marquée par le slogan America First. L’ampleur de ce virage dépendra de la composition de l’équipe qui pilotera la politique extérieure: secrétaire d’Etat, conseiller à la sécurité nationale, secrétaire à la Défense, représentant permanent à l’ONU… Joe Biden dispose d’un large réservoir de personnalités qui ont l’expérience et les compétences requises pour occuper ces fonctions. Certaines sont assez réalistes: les intérêts américains d’abord. D’autres, plutôt libérales: la politique étrangère doit être dictée par des principes et des valeurs.
Quels seront les principaux conseillers de Joe Biden pour les relations internationales?
Joe Biden a mis au travail des dizaines de comités d’experts chargés de préparer la transition. Pour s’assurer un large soutien démocrate pendant la campagne, il a dû y inclure l’ensemble des sensibilités du parti, notamment son aile gauche emmenée par Bernie Sanders. Mais les fonctions essentielles seront occupées par des personnalités d’expérience, rodées au fonctionnement de l’administration et qui connaissent le milieu très particulier de la politique à Washington D.C.
On peut déjà citer quelques noms?
Ils et elles ont occupé des fonctions dans les deux administrations Obama, au côté du président lui-même, du vice-président Joe Biden ou de la secrétaire d’Etat Hillary Clinton. Parmi les noms les plus cités: Antony Blinken, conseiller adjoint à la sécurité nationale puis secrétaire d’Etat adjoint, Jake Sullivan, conseiller principal pour les négociations sur le nucléaire iranien, et Michèle Flournoy, sous-secrétaire à la politique de Défense de 2009 à 2012. S’ils sont confirmés, cela signifiera clairement un retour à la politique étrangère de l’époque d’Obama.
Ce qui pourrait en mécontenter certains?
Cette politique sera vue comme trop cynique par l’aile gauche du Parti démocrate, trop multilatérale par les néoconservateurs et trop interventionniste par les réalistes traditionnels. Mais elle pourra engendrer une forme de consensus au centre. Elle pourrait ouvrir la voie à l’inclusion de certains républicains modérés dans l’administration. Je rappelle que Barack Obama avait maintenu à son poste le républicain Robert Gates, secrétaire à la Défense de George W. Bush.
Quelle influence sur la diplomatie américaine aura la gauche du Parti démocrate?
Sur la question des interventions militaires, il n’y a pas de réels désaccords entre la droite et la gauche américaines. Les conservateurs ne veulent plus de ces opérations par pur réalisme, car ce n’est pas, estiment-ils, dans l’intérêt des Etats-Unis d’être les gendarmes du monde. La gauche libérale, elle, est hostile aux interventions par idéalisme: elle considère que l’interventionnisme militaire américain relève de l’impérialisme, qu’il est le plus souvent dicté par des intérêts économiques et qu’il tend à renforcer le poids du complexe militaro-industriel. Toutefois, entre ces deux pôles, les démocrates et républicains modérés, eux, voient les risques d’un repli sur soi américain. Les dossiers syriens et libyens donnent un assez bon aperçu des nouveaux espaces d’action laissés à l’Iran, la Russie et la Turquie suite au retrait américain.
D’anciens conseillers de Barack Obama devraient occuper les postes clés de la politique extérieure.
Ce désengagement politique et militaire américain des crises qui frappent le monde arabo-musulman va-t-il se poursuivre?
Joe Biden sera tout aussi prudent que Barack Obama, qui a laissé un vide en Syrie quand il a renoncé au tout dernier moment, en 2013, à lancer des frappes aériennes avec l’allié français. En cas d’intervention, la stratégie du leading from behind sera le modèle privilégié, comme lors de la guerre de Libye en 2011: les forces américaines ne voudront plus exercer le leadership.
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A propos de l’Iran, Joe Biden veut « changer de cap » de toute urgence et proposer à Téhéran « une voie de retour à la diplomatie ». Les Etats-Unis vont-ils réintégrer l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien?
Dans ce dossier délicat, il n’y aura pas de retour au statu quo ante: les relations entre Washington et Téhéran se sont trop profondément détériorées depuis le retrait des Etats-Unis de l’accord de Vienne et le durcissement des sanctions américaines décidés par Donald Trump. Joe Biden, s’il décide renouer le dialogue avec le régime iranien, tentera de sauver ce qui peut l’être.
Joe Biden a indiqué que les Etats-Unis devaient rester engagés aux côtés de leurs alliés. Cela met un terme à l’approche mercantiliste de Donald Trump, qui a mis à l’épreuve la relation transatlantique?
En fait, rien d’irrémédiable n’a été commis jusqu’ici dans le partenariat de sécurité entre les Etats-Unis et l’Europe. Trump est allé loin dans sa critique de l’Otan et sa rhétorique a fait des dommages, mais les positions officielles du département d’Etat divergeaient des tweets du président. Les chancelleries européennes inquiètes des menaces trumpiennes ont fait le gros dos pendant les quatre années de présidence du milliardaire new-yorkais. En cas de second mandat de Trump, nul doute que l’Alliance atlantique n’aurait plus fonctionné longtemps comme elle le fait.
Comment vont évoluer les relations avec la Chine?
Le style mis à part, c’est sans doute à ce niveau que la continuité entre son administration et celle de son prédécesseur républicain sera la plus grande. Joe Biden ne va pas lever du jour au lendemain des barrières qui protègent des pans entiers de l’industrie américaine de la compétition chinoise. Il faut garder à l’esprit qu’à peine entré à la Maison-Blanche, le nouveau président devra songer aux élections de mi-mandat. Elles se tiendront vingt-quatre mois à peine après son investiture. Elles sont traditionnellement difficiles pour le camp présidentiel, en raison de l’inévitable désillusion qui succède à l’euphorie de la victoire. Du reste, Joe Biden a indiqué que la compétition avec la Chine serait la priorité numéro 1 de sa politique étrangère. Plus largement, Biden ne reviendra pas, en matière commerciale, sur la plupart des mesures protectionnistes prises par son prédécesseur dans l’intérêt de l’industrie américaine.
La première puissance mondiale va-t-elle faire un retour en force sur la scène internationale?
Joe Biden a dit et répété qu’il renouerait avec le multilatéralisme, considéré par Donald Trump comme néfaste aux intérêts américains et une entrave à la pleine souveraineté du pays. A cet égard, l’administration Biden va mettre un terme au détricotage de l’héritage de Barack Obama par le président républicain: Joe Biden a promis que les Etats-Unis rejoindront l’accord de Paris sur le climat au premier jour de sa présidence, un traité dont Washington est sorti le 4 novembre. Il a aussi annoncé qu’il annulerait, dès son arrivée à la Maison-Blanche, la décision de Trump de retirer les Etats-Unis de l’Organisation mondiale de la santé, un départ qui aurait été effectif seulement le 6 juillet 2021. Certaines décisions de retrait des Etats-Unis prises par Donald Trump ne devaient se concrétiser qu’au début de l’an prochain. C’est dire l’enjeu de ces présidentielles sur le plan international. Si Trump avait décroché un second mandat, l’abandon du multilatéralisme et de la politique environnementale serait devenu réalité. Voilà pourquoi la revue américaine Foreign Policy a vu cette élection de novembre 2020 comme la plus cruciale pour le monde et l’avenir de la démocratie américaine.
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