Namur, Rouen, Montréal… Ces villes qui veulent rendre aux femmes leur place dans l’espace public
Places, parcs, rues, quartiers… A qui appartient l’espace public ? Aux hommes, dans les faits. Parce qu’il a été conçu par et pour eux. Mais des géographes, des urbanistes, des mandataires communaux tentent de rendre les villes plus égalitaires. D’autant que l’émergence de la « ville durable » risquerait d’aggraver les inégalités.
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C’est une description de la ville, mais chaussée de » lunettes du genre « , celles que propose Yves Raibaud. Le géographe, maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne (1), fait partie d’un noyau de chercheurs qui éclot depuis peu et réfléchit à la manière de rendre les espaces publics plus égalitaires et inclusifs. Ainsi, depuis dix ans, il mène des études à Bordeaux, à Toulouse, à Paris, à Genève, comme dans d’autres villes européennes. Son constat : quelle que soit la commune, la cité appartient aux hommes, parce que » tout est fait pour favoriser leur présence « .
Cela commence dès le plus jeune âge, où l’école reproduit implicitement les usages d’un microespace collectif. Les cours de récréation présentent toutes le même spectacle : les garçons au milieu, accaparant collectivement le territoire et jouant au foot à chaque récréation ; les filles en périphérie, se contentant des » restes « , généralement les bords, pour s’adonner à des jeux délimités qui ne prennent pas de place, comme la marelle, l’élastique, la corde à sauter, etc. ou bien se replient sur les bancs pour discuter en petits comités. » Ça ne loupe pas : dès qu’on installe des goals de foot dans une cour de récré, les garçons deviennent plus légitimes à occuper tout l’espace « , remarque Yves Raibaud. Les filles, elles, ou les garçons moins » conformes « , vont éviter les espaces dans lesquels elles sont illégitimes ou rejetées. Exemple : de façon tacite, il est interdit aux fillettes de traverser le terrain de foot lorsque les garçons y disputent une partie. Avec ce ballon qui roule, elles s’habituent à l’esquiver et à contourner ce » fief » masculin. » Les filles apprennent ainsi à ne pas être physiquement au centre, à ne pas négocier alors que, de leur côté, certains garçons n’apprennent pas à renoncer, à céder de la place. »
L’espace public aux garçons
Selon le géographe, cette occupation inégale préfigure la manière dont, plus tard, hommes et femmes s’approprient l’espace public. Dans ses recherches, il s’est notamment concentré sur les équipements publics à destination des jeunes. Elles montrent que l’offre mise en place par les pouvoirs publics est pensée, en réalité, essentiellement pour les garçons. Skateparks, city stades ( NDLR : terrains multisport), aires de foot, streetbasket, ateliers liés aux cultures urbaines (studios de répétition, graphes, hip-hop…) : autant de lieux de loisirs extérieurs où les filles sont presque absentes ou, au mieux, sont spectatrices. Parce que si ces dernières ont évidemment le droit de faire du skateboard, dans la pratique, ces endroits sont quasi exclusivement occupés par les garçons. » Ce ne sont pas des équipements neutres, commente Yves Raibaud. En effet, quand on construit des aires sportives identifiées à des stéréotypes masculins, on institutionnalise la présence des hommes dans l’espace public et on tend à reléguer les filles à l’espace privé ou à l’espace scolaire. »
Deux tiers des cyclistes urbains sont des hommes
Une inégalité accentuée par l’attribution des subventions par les collectivités. Les études révèlent qu’en moyenne, dans la très grande majorité des villes européennes, trois quarts des budgets publics de la jeunesse, des sports, de la politique urbaine servent à financer les loisirs des garçons et des hommes, toutes activités confondues. Pour justifier cette iniquité dans les financements, les élus, les responsables communaux et les animateurs socioculturels déclarent souvent qu’il s’agit d’abord de permettre aux jeunes de maîtriser leur trop-plein d’énergie dans des passe-temps positifs, comme les pratiques sportives. Pas la peine de préciser que ceux qu’ils visent sont les garçons : eux auraient naturellement besoin de se dépenser, de bouger, de canaliser leur violence.
Dans le même temps, et par ricochet, les filles décrochent massivement de ces structures vers l’âge de 12 ou 13 ans. Des entretiens que le géographe a réalisés auprès des représentants politiques et des agents sociaux, il ressort que l’on attribue volontiers aux adolescentes la responsabilité de ne pas » aimer » le sport. Elles seraient d’ailleurs » plus mûres « , » plus sages « , » plus portées vers les arts ou les études « . Elles » préféreraient se replier sur elles-mêmes à l’adolescence et rester chez elles » ou encore » auraient moins le goût de la compétition « .
Cette disproportion financière s’aggrave encore si on observe les aides publiques et la mise à disposition d’infrastructures (salles, stades) en direction, cette fois, des clubs et des associations : à nouveau, les sports masculins sont surportés par les collectivités, à hauteur de 75 % environ. » Les femmes ont les petits budgets « , constate Yves Raibaud, qui pointe le manque chronique de moyens dans les disciplines réputées féminines telles que la gymnastique et toutes les formes de danse, de même que la difficulté à créer des équipes féminines et des clubs dans des sports jugés masculins. Après un premier décrochage à l’adolescence, le repli se poursuit à l’âge adulte : déjà confrontées à une insuffisance de lieux de pratiques, les femmes peinent aussi à trouver une offre adaptée, tandis que les loisirs masculins se multiplient et se diversifient.
Pourtant, paradoxalement, le nombre de femmes pratiquant un sport ne cesse de progresser. » Elles se tournent vers les pratiques libres (footing, vélo…) ou commerciales (aquagym, fitness, yoga, Pilates) qui présentent une souplesse au niveau des horaires, à l’inverse des clubs et des équipements subventionnés dont les heures d’ouverture sont quasi inconciliables avec les temps familiaux « , explique le géographe. Ainsi le sport des femmes est-il plus souvent payant pour elles et gratuit pour les collectivités.
Les hommes stationnent, les femmes bougent
De quoi faire prospérer le harcèlement de rue, la ville restant le domaine des hommes. Pour l’expert, en effet, » tout se tient » : une telle politique » valorise le modèle d’une masculinité hégémonique, et avec elle, les conduites viriles et leurs avatars, le sexisme et l’homophobie, lesquels sont en général moins prégnants dans des groupes mixtes « .
D’autres géographes, urbanistes, politologues ou sociologues – de plus en plus nombreux – ont observé la ville sous l’angle du genre, et leurs travaux commencent à émerger. L’utilisation des squares, des bancs, des vélos, des équipements sportifs est décortiquée, analysée. Leurs investigations montrent ainsi que, selon les sexes, l’usage de la rue n’est pas le même : les hommes occupent les trottoirs, les cafés, les places de manière statique ; les femmes, elles, ne stationnent pas. Elles sont en mouvement, flânant rarement – quel que soit le quartier – et évitant les lieux trop masculins. Leur utilisation se révèle plus pratique que ludique : prendre le métro pour se rendre au travail, emmener les enfants à l’école, aller chez le médecin, faire ses courses… » Chacune cherche une manière d’aller le plus vite possible du point A au point B, sans trop marcher. C’est à pied qu’elles se sentent le plus vulnérables « , assure l’urbaniste Marie Gilow, auteure d’une étude réalisée en 2015 à Bruxelles, auprès de femmes recrutées selon l’âge (des jeunes et des seniors), l’activité professionnelle, les origines sociale et ethnique (2). Toutes avaient une » carte mentale » de leur ville avec des rues, des stations de métro, des espaces verts fréquentés et d’autres à ignorer, note la doctorante, attachée à l’Université libre de Bruxelles.
En Belgique, 74 % des hommes pratiquent une sportive régulière, contre 55 % des femmes.
Toutes ou presque intègrent donc des stratégies d’évitement ou d’adaptation pour ne pas se faire remarquer et échapper à des désagréments et des dangers potentiels. Vêtements passe-partout, baskets glissées dans le sac à enfiler avant le retour de soirée, marcher vite sans répondre aux interpellations, fuir tout regard, un casque sur les oreilles. Elles sortent de préférence en groupe. Dans les transports, elles s’assoient près du chauffeur. » Dans les entretiens, certaines disent faire le choix entre ne pas se rendre à un lieu de fête et rester loger chez leur hôte : dans les deux cas, de renoncer au trajet qui leur fait peur « , détaille Marie Gilow.
La première cause qui affecte justement leur capacité à être mobiles, c’est à l’évidence la peur. Le sentiment d’insécurité entre les deux sexes est totalement asymétrique : en moyenne, 10 % des femmes se sentent » souvent ou toujours » en insécurité, contre 5,6 % des hommes. Il touche l’adolescente comme la mère et sa poussette. » Les femmes ont intégré dès leur plus jeune âge qu’elles sont en danger dans la rue « , confirme Laura Chaumont, politologue au sein de l’association Garance, chargée de sensibiliser les élus et les responsables aux inégalités dans l’espace public. Elles subissent des regards appuyés, des sifflements, des commentaires… : rien de forcément agressif ou grave. Les parents signifient très tôt à leurs filles que l’espace extérieur est dangereux, et que la famille, l’espace privé, un endroit de sécurité, exerçant un contrôle plus marqué que pour les garçons. » Le viol devient la peur structurante des femmes, alors que la ville est bien plus le lieu des incivilités que des agressions physiques « , poursuit Laura Chaumont. La nuit ranime les craintes. Le métro, le soir, est fréquenté en moyenne par deux femmes pour huit hommes. » Pourtant, ce sont les jeunes gens de 15 à 25 ans qui courent le plus grand risque d’exposition aux violences physiques, et dans 80 % des agressions, les femmes connaissent leur agresseur. »
Durable mais inégalitaire
Or, pour certains, comme Yves Raibaud, les disparités de genre pourraient s’amplifier davantage avec l’émergence de la ville dite » durable et intelligente « , celle qui doit répondre à l’épuisement des énergies fossiles, au réchauffement climatique et à la pollution. Et celle qui souhaite réduire l’usage de l’automobile en centre-ville, au profit des deux-roues, de la marche à pied, des transports en commun et du covoiturage. Des projets qui semblent faire consensus. Il en est pourtant peu, aux yeux du géographe, qui ne lèseraient pas les femmes. Ce sont elles qui accompagnent majoritairement les enfants à l’école, les personnes âgées, les personnes malades à leurs rendez-vous médicaux, font les courses… Cela induit des trajets plus complexes que ceux des hommes, des déplacements nombreux et des modalités de transport variées : elles utilisent les transports en commun, plutôt que la marche ou, pour tenir leur emploi du temps tendu, privilégient la voiture, » qui plus encore qu’un outil de mobilité, représente, pour les femmes, une protection la nuit « . En tout cas, pour des raisons pratiques, elles recourent nettement moins au vélo, » exemple même de la bonne pratique écologique de la ville durable « .
Rendre la ville plus accueillante, plus égalitaire, plus mixte, c’est possible. Les experts citent des solutions concrètes. Certains établissements scolaires ont pris des mesures pour permettre plus de partage de l’espace. Ils ont ainsi mis en place des journées sans football (d’autres jeux de ballons sont proposés) et des journées sans ballon (un ballon ne sert pas qu’à jouer au foot). Des enseignants animent également les récréations et proposent des jeux alternatifs ou collectifs comme » la balle au prisonnier « . Organisées sous l’égide d’association, des marches de femmes – consistant à arpenter un quartier en groupe, pour y repérer des lieux à réaménager, et apporter un diagnostic – font aussi partie des outils : elles apportent une expertise différente dans les villes qui ont été construites par des hommes entre 40 et 70 ans, de classe supérieure et à la peau blanche. Au Canada, cette approche s’est progressivement intégrée aux politiques de la ville. Elle a aussi porté ses fruits en Amérique latine, aboutissant par exemple, à Bogota (Colombie), à un conseil consultatif des femmes désormais pérenne. A Rouen, en Normandie, tous les chefs de projet sont formés à l’égalité entre les genres. Ou encore Rennes, en Bretagne, où les bus de nuit s’arrêtent à la demande, comme cela se fait au Canada, pour accroître la sécurité des passagères en les laissant descendre près de leur domicile. Mais aussi Namur, première ville belge à intégrer le genre dans le réaménagement de l’un de ses quartiers, celui des Casernes, un futur espace mixte de logements, avec un parking souterrain, des commerces, un musée, une bibliothèque, une brasserie et un parc. La Ville vient même d’imposer le critère » genre » dans tous les appels d’offres.
Ceux qui « font la ville » perpétuent son caractère inégalitaire
Pour Yves Raibaud, il faut d’abord repérer les inégalités, puis les corriger en appliquant ce que les spécialistes appellent le gender budgeting. L’idée consiste à examiner la distribution des budgets, des dépenses, des recettes publics en fonction du sexe. Autrement dit, répondre à cette question : quelle part du budget bénéficie, directement ou indirectement, à une majorité d’hommes ou de femmes ? » Sur la base de cet outil, on peut mettre en place des dispositifs de soutien des activités dites féminines. Dans les municipalités qui ont par exemple rééquilibré les budgets de la politique de la jeunesse et des sports, les filles ont réinvesti les lieux de sport ! » A commencer par Vienne (Autriche), ville modèle en la matière où, depuis quinze ans, le manuel La prise en compte du genre dans l’urbanisme sert de référence dans tous les projets d’aménagement. C’est aussi ce que tentent, depuis deux ans, quatre communes bruxelloises (Bruxelles, Etterbeek, Schaerbeek et Ixelles).
La Belgique à la traîne
Mais ces initiatives restent des exceptions. Comparée à d’autres pays comme l’Espagne, l’Allemagne ou l’Autriche, la Belgique accuse un sérieux retard. Les constats des chercheurs ont en réalité peu pénétré le domaine de l’urbanisme. » Les études de genre gagnent en importance au sein des facultés d’architecture et des cursus d’urbanisme, mais l’enseignement y est très traditionnel « , raconte Yves Raibaud. C’est aussi parce que ceux qui » font la ville « , les architectes, les urbanistes, les élus, les gestionnaires des politiques publiques, sont en grande majorité des hommes, dont les politiques perpétuent le caractère inégalitaire de la ville. » Si la prise de conscience est réelle de la part de certains élus, on peine encore à passer au stade de l’action et les moyens alloués restent très limités « , se désole Laura Chaumont, dont l’association a été sollicitée par la Ville de Namur. Cependant, pour la politologue, » de nombreux décideurs n’y voient pas l’intérêt, mais surtout ils craignent la non-mixité « . Pour augmenter la fréquentation des filles, certaines associations organisent en effet des animations ponctuelles exclusivement féminines. Dans les parcs, par exemple, Garance a proposé, une fois par semaine, des matchs de foot féminin. De même, en Suède, la ville de Malmö a décidé de réserver ses skateparks un jour par semaine aux filles. Faut-il vraiment passer par la non-mixité pour obtenir davantage de mixité ? Oui, » quand la situation de domination est telle qu’il n’y a pas d’autres solutions « , fait valoir Yves Raibaud . Avec deux jours par semaine, le niveau de pratique devient tel que les filles finissent par se mélanger aux garçons. » Et dans les villes qui pensent à des espaces plus égalitaires, les résultats montrent qu’ils offrent de meilleurs cadres de vie non seulement pour les femmes, mais pour tous les habitants…
(1) La ville faite par et pour les hommes, par Yves Raibaud, éd. Belin, 2015.
(2) Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perceptions et stratégies, par Marie Gilow, Brussels Studies, 2015.
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