Migration : « ouvrez les frontières et tout le monde y gagnera »

 » Ouvrons les frontières, car la migration est la manière la plus efficace de favoriser la prospérité et le bien-être chez nous et dans le monde « , déclare l’économiste et philosophe Stijn Bruers. Une idée qui se heurtera à beaucoup de résistance, et est-ce vraiment si simple ? Entretien avec notre confrère de Knack.

Dans votre livre intitulé Open grenzen? De economie en ethiek van vrije migratie(Frontières ouvertes ? l’économie et l’éthique de la migration libre), vous écrivez : « Si vous n’êtes pas en prison, le marché de l’immobilier et du travail vous est ouvert partout, et aucune région ne peut vous empêcher d’y vivre et travailler ». Une déclaration forte.

Stijn Bruers: Beaucoup de gens ne sont pas de cet avis, mais je suis convaincu qu’ouvrir les frontières est la manière la plus efficace de rendre le monde meilleur. Fermer les frontières aux migrants est non seulement injuste, mais aussi inefficace. Des frontières ouvertes et une migration plus libre sont les mesures les plus efficaces pour éradiquer la pauvreté extrême et favoriser la prospérité et le bien-être partout dans le monde, mais aussi chez nous. La limitation de la migration telle que nous la connaissons aujourd’hui est la plus grande forme de discrimination entre humains.

Pourquoi la limitation de la migration est-elle injuste et même la plus grande forme de discrimination entre humains ?

Pour le même travail, il y a un écart énorme de salaire entre les ouvriers dans les pays plus pauvres et plus riches. Si nous tenons compte du pouvoir d’achat, on voit qu’un ouvrier qui possède les mêmes capacités, les mêmes connaissances et la même expérience gagne quatre fois plus dans un pays riche que quelqu’un dans un pays pauvre. Attention, c’est une moyenne, quelqu’un de chez nous gagne en moyenne quinze fois plus que quelqu’un qui exerce le même emploi au Yémen. Quelques milliards de personnes sont touchées par cette discrimination. Cet écart salarial se justifie-t-il ? Est-ce justifié que la valeur du travail dépende de l’endroit où l’on travaille ? Je ne trouve pas.

L’Occident ne serait-il pas submergé de migrants si demain les frontières étaient ouvertes ?

On surestime le nombre de personnes qui veulent émigrer. D’après une étude de Gallup, 630 millions de personnes, soit 14% de la population mondiale, désirent émigrer. Environ 19 millions d’entre elles se préparent à émigrer à court terme. Il ne s’agit donc vraiment pas de milliards de personnes, comme le pensent certains.

Combien de migrants l’Europe occidentale peut-elle accueillir ?

Plus que ce que pensent les gens. Regardez la Chine, où l’on voit l’un des plus grands flux migratoires : des agriculteurs pauvres qui quittent la campagne pour les villes côtières. Manifestement, ces villes peuvent accueillir un nombre élevé de migrants, il s’en ajoute chaque jour, et elles connaissent une croissance économique forte. Évidemment, la Belgique est déjà densément peuplée, mais si l’on regarde certaines régions en France, il y a beaucoup de place pour les migrants. Certains économistes disent que l’Europe peut accueillir un milliard et demi de personnes supplémentaires.

Stijn Bruers
Stijn Bruers© Debby Termonia

Un milliard et demi ?

Oui, mais pas du jour au lendemain, évidemment, il faut les laisser entrer progressivement, même si le principe de base doit être que toutes les personnes qui ne sont pas emprisonnées possèdent la même liberté de vivre, travailler, et de faire leurs courses partout.

Et ces migrants doivent-ils immédiatement bénéficier de la même sécurité sociale, et donc avoir droit à des allocations de chômage et à une pension, par exemple ?

C’est une décision qui doit être prise démocratiquement, mais personnellement je trouve que oui, je suis également favorable à des frontières sociales ouvertes. Pourquoi ? Parce que c’est une question de justice. Je sais bien qu’on rétorque toujours que ces migrants n’ont pas contribué à notre sécurité sociale, et ne pourraient donc pas en profiter. Mais ces migrants contribuent à notre économie, y compris quand ils ne travaillent pas, car s’ils vivent et travaillent ici, ils paient aussi un loyer et de la TVA. Et dès qu’ils ont trouvé du travail, ils contribuent aussi à notre sécurité sociale. Une étude récente de la Banque Nationale révèle que la première génération de migrants coûte de l’argent à l’état, mais la deuxième génération contribue aux caisses de l’état.

Cette même étude stipule que les migrants contribuent moins ou retirent plus aux caisses de l’état que les autochtones.

C’est le cas si vous regardez uniquement les finances publiques, mais je regarde toute l’économie : combien contribuent-ils au PIB (NDLR : produit intérieur brut, tous les biens et services que nous produisons tous ensemble) ? Un migrant fait augmenter le PIB de 30.000 euros par an. Si le PIB augmente, cette dette publique plus élevée est d’ailleurs moins grave. En outre, 10.000 euros de ces 30.000 euros se retrouvent auprès de la population autochtone, pensez par exemple au loyer que paient les migrants. Par ailleurs, ces migrants ne concurrencent pas les ouvriers autochtones, comme on le craint parfois. Le salaire d’ouvriers autochtones ne baisse pas s’il y a plus de migrants, même si les nouveaux migrants concurrencent les migrants qui sont déjà ici. Ces derniers risquent de perdre une partie de leur salaire.

Tout cela suppose que ces migrants trouvent du travail ici, mais n’est-ce pas le problème ? 77% de tous les Belges âgés de 20 à 64 ans travaillent, pour les personnes nées en dehors de l’UE-28, ce taux n’est que de 62%. Le taux de chômage est également trois fois plus élevé chez eux.

Le calcul qu’un migrant contribue à hauteur de 30.000 euros à l’économie tient compte de ce chômage plus élevé. Le montant serait plus élevé si nous faisions travailler plus de migrants, le PIB augmenterait encore plus. Le marché du travail est frappé par une discrimination irrationnelle. De nombreux employeurs se méfient toujours des migrants et ne les engagent pas facilement. Et bien sûr, les connaissances d’une langue nationale et la formation continue sont également très importantes pour trouver un emploi, l’état doit miser là-dessus.

Le taux d’inactivité parmi les migrants est très élevé: un sur trois n’a pas de travail, et n’en cherche pas.

Évidemment, il y a aussi des migrants qui entrent qui ne cherchent pas de travail, qui veulent « profiter », tout comme certains autochtones. Là aussi, il faut une politique. Tout comme nous devons encourager les Belges, nous devons faire de même pour les migrants. Si 33% des Belges ne voulaient pas travailler, on ne les expulserait pas, non ?

Il y a surtout beaucoup de femmes migrantes qui sont au chômage ou inactives.

Mais jusqu’au milieu du 20e siècle, c’était le cas de nos femmes autochtones, non ? La moitié de notre population active ne travaillait pas !

Il y a quelques années, le Conseil supérieur de l’emploi a publié un rapport sur la position des migrants sur le marché du travail. L’une des conclusions était qu’il fallait limiter les regroupements familiaux, car les femmes et les enfants qui venaient en Belgique de cette façon, contribuaient peu.

Au niveau éthique, je trouve ça très discutable. Il y a cent ans, nous n’avons pas non plus expulsé toutes nos femmes parce qu’elles ne contribuaient pas à l’économie et à la sécurité sociale. Les migrants viennent d’une culture où les femmes ne vont pas travailler, comme c’était le cas chez nous il y a cent ans. Si ces femmes et les enfants viennent ici suite au regroupement familial, initialement, ils ne contribuent pas à notre économie et à notre sécurité sociale. Pour nos finances publiques, et les contribuables, c’est un inconvénient au début, mais on voit que les femmes de la deuxième génération de migrants vont travailler, certaines lancent même leur entreprise. Dans leur pays origine, elles ne l’auraient pas fait aussi rapidement. C’est un développement positif, non ? En outre, elles contribuent de plus en plus à notre croissance économique, tout comme nos femmes belges quand elles sont allées travailler il y a 60 ans, car ne l’oubliez pas : l’entrée de nos femmes sur le marché du travail a entraîné un progrès économique énorme.

N’est-ce pas problématique que nous ayons surtout des migrants peu qualifiés ?

Le niveau de formation des migrants est souvent sous-estimé. Souvent, on pense même qu’ils n’ont pas du tout été à l’école. Mais c’est vrai que la plupart d’entre eux sont peu qualifiés.

C’est pourquoi ce rapport du Conseil supérieur de l’emploi plaide en faveur d’une politique d’immigration active ciblée qui attire plus de personnes hautement qualifiées.

Cela me pose problème, car d’après le principe éthique de non-discrimination, tout de monde peut venir travailler ici, indépendamment du niveau de formation. Dans notre économie, ces migrants peu qualifiés sont assez complémentaires aux Belges. C’est pourquoi ces migrants ne sont pas en concurrence avec nos ouvriers belges.

Cependant, un nombre élevé de ces migrants peu qualifiés sont au chômage.

D’un point de vue pragmatique, on pourrait choisir des migrants plus qualifiés, et des gens qui contribuent le plus rapidement à l’économie. D’un point de vue éthique, cela me choque. En outre, ces migrants peu qualifiés peuvent apprendre beaucoup plus de choses ici que dans leur pays d’origine. Et leurs enfants auront encore plus de chances, et pourront peut-être même aller à l’université un jour. Tout comme chez nous, les enfants d’ouvriers ont trouvé le chemin vers l’université il y a une ou deux générations. Ils seront tous productifs, et cela se traduit en une plus grande croissance économique, et plus de prospérité et de bien-être pour tous.

Migration :
© DR

Pourtant aujourd’hui, les chiffres disent autre chose: 12% des Belges vivent dans la pauvreté, et plus de la moitié des citoyens qui ne viennent pas de l’UE.

Ces chiffres de pauvreté sont relatifs, car le seuil de pauvreté est à 60% du revenu médian (NLDR : la moitié gagne plus, la moitié gagne moins). Celui qui vit dans la pauvreté relative aujourd’hui est plus riche qu’un riche d’il y a cent ans. Donc les pauvres aussi progressent, et parmi les migrants aussi, on voit augmenter les revenus. Au niveau mondial, on fait d’énormes progrès grâce à la migration : des pauvres qui se rendent dans un pays riche pour y travailler, peuvent voir doubler et jusqu’à décupler leur revenu réel pour un travail identique. Ainsi les frontières ouvertes sortent des millions de personnes de la pauvreté extrême. La migration libre peut doubler le revenu mondial en termes de pouvoir d’achat. Si l’humanité devient deux fois plus riche, il est improbable qu’on ne puisse pas maîtriser ces problèmes souvent entendus de finances publiques ou de chômage.

N’y a-t-il donc aucun aspect négatif à la migration ? Ne risquons-nous pas de voir augmenter le populisme et le racisme si nous ouvrons les frontières ?

D’un point de vue purement économique, et éthique c’est clair : ouvrez les frontières, et tout le monde gagne. Mais si vous ouvrez les frontières et autorisez plus de frontières, vous risquez effectivement d’éveiller une peur irrationnelle et de voir augmenter le populisme, l’extrémisme, la xénophobie et le racisme. C’est pourquoi certains plaident pour une approche plus pragmatique et prudente. Ils veulent ouvrir les frontières un peu plus qu’aujourd’hui et étudier l’évolution, en corrigeant éventuellement le tir. Mais nous devons plus faire confiance aux migrants.

Comment ?

C’est aux psychologues et aux sociologues d’étudier cette question, mais le contact et le respect mutuel jouent certainement un rôle. Cette confiance entre les autochtones et les allochtones est essentielle : si nous ne trouvons pas les bonnes façons pour réduire la méfiance mutuelle et éviter la xénophobie, ou le racisme, nous risquons de nous retrouver dans une spirale négative où le racisme augmente tant auprès des Belges que des migrants. Je crois qu’il est possible d’éliminer la méfiance. Même la confiance entre les Français et les Allemands s’est rétablie après la Seconde Guerre mondiale, non ? Et ici en Belgique, il y avait beaucoup de méfiance entre les gens, car certains étaient entrés dans la résistance alors que d’autres collaboraient. Mais quelques générations plus tard, cette confiance est là, cela me donne de l’espoir.

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