Maudit Brexit: « la notion même de frontière commerciale a une dimension symbolique importante »
L’imposition d’une frontière commerciale entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne crispe les loyalistes, partisans du maintien de l’union dans le Royaume-Uni. Si les violences ciblant principalement la police se focalisaient sur les républicains, l’engrenage pourrait être très dangereux.
Depuis le 29 mars, Londonderry et Belfast sont le théâtre d’une flambée de violence opposant principalement des émeutiers unionistes, à majorité protestants, à la police. Ils contestent les répercussions du Brexit, imposant une frontière commerciale entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni, sur leur vie quotidienne et sur la vision de l’union avec la Grande-Bretagne qu’ils défendent. Ils la jugent à terme menacée par un possible rapprochement avec la République d’Irlande, défendu par les républicains nord-irlandais, à majorité catholique. Revue des enjeux de ces tensions, vingt-trois ans après l’Accord du Vendredi saint qui mit fin à la guerre civile, avec Karin Fischer, professeure des universités en études irlandaises et britanniques à l’université d’Orléans.
On n’est pas du tout dans la même configuration que celle des années de guerre civile. Les groupes qui se sentent frustrés ou abandonnés sont les loyalistes.
Est-ce le sentiment d’avoir été trahi par Londres à propos du Brexit qui est le principal moteur de la contestation des unionistes nord-irlandais?
Cette dimension-là est certainement présente. Le mécontentement couvait depuis un moment parce que les loyalistes avaient l’impression qu’on leur mentait. Ce n’est d’ailleurs pas qu’une impression. Boris Johnson leur avait promis, avant les accords commerciaux avec l’Union européenne, qu’il n’y aurait pas de frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne. Or, la réalité est qu’une frontière commerciale se met en place avec des postes de douane dans les ports nord-irlandais. La contestation actuelle vise peut-être aussi à reporter l’application du protocole nord-irlandais de l’accord qui instaure cette frontière commerciale. En ce sens, elle pourrait arranger le gouvernement britannique et l’exécutif nord-irlandais.
L’objectif serait-il de forcer l’Union européenne à concéder un report de l’exécution du protocole?
Je ne dis pas que c’est absolument délibéré. Mais les menaces proférées en février contre les douaniers, qui ont conduit à la suspension de leur travail, et la décision unilatérale de Londres de repousser l’entrée en vigueur des échéances du protocole ont pu donner des idées à une partie des militants loyalistes.
Les problèmes d’approvisionnement liés à l’instauration de la frontière commerciale sont-ils durables ou circonstanciels en raison de l’adaptation aux nouvelles formalités?
C’est difficile à dire. Certains produits ne sont en effet plus dans les rayons des supermarchés d’Irlande du Nord. J’aurais cependant tendance à penser que c’est une question de temps et d’adaptation et que la situation pourrait rentrer dans l’ordre à terme, sauf en cas de problème sanitaire. Mais il faut aussi admettre que ce processus complique les relations commerciales entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni. Et puis, la notion même de frontière commerciale a une dimension symbolique importante. Elle consacre le fait que l’Irlande du Nord se retrouve dans l’union douanière avec l’Union européenne, qu’elle est donc toujours sujette aux règles de celle-ci et qu’elle est, d’un certain point de vue, plus proche de la République d’Irlande, membre de l’UE, que du reste du Royaume-Uni. Cela attise la crainte des loyalistes d’un rapprochement progressif et presque inévitable avec la République d’Irlande, ce qu’ils ne veulent à aucun prix.
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Les termes de l’accord étaient pourtant connus des unionistes. Pourquoi les violences explosent-elles maintenant?
Ce n’est que depuis le 1er janvier que les Nord-Irlandais ressentent les effets de l’instauration de la frontière commerciale. De surcroît, d’autres éléments sont venus mettre le feu aux poudres. En particulier, les funérailles d’un ancien membre de l’IRA (NDLR: l’Armée républicaine irlandaise, principal groupe nationaliste défendant la réunification avec la république d’Irlande pendant la guerre civile) auxquelles une vingtaine de dirigeants du Sinn Féin (NDLR: vitrine politique de l’IRA) a participé en bravant les interdictions imposées par la lutte contre la Covid. Le « Public Constitution Office », qui aurait pu engager des poursuites contre eux, ne l’a pas fait. Cette décision a été très mal perçue par les loyalistes et a représenté la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Le gouvernement nord-irlandais, qui comprend des représentants loyalistes et républicains, pourra-t-il survivre à cette crise?
Il a déjà été suspendu à plusieurs reprises. Depuis un certain temps, le Sinn Féin essaie de se débarrasser de la Première ministre Arlene Foster, issue du Parti unioniste démocrate (DUP), qui a été mise en cause dans une affaire compliquée en 2016-2017 (NDLR: des prises d’intérêts de membres de son entourage dans un programme d’incitation fiscale en faveur des énergies renouvelables). Les relations qu’elle entretient avec Michelle O’Neill, la vice-Première ministre issue du Sinn Féin sont exécrables. Aujourd’hui, le Sinn Féin accuse le DUP de ne pas être suffisamment net dans la condamnation des violences. Arlene Foster les a certes condamnées. Mais elle a aussi dressé un parallèle avec le non-respect de la loi par les politiciens du Sinn Féin présents à l’enterrement de l’ancien membre de l’IRA. En fait, le Sinn Féin a le beau rôle en ce moment. Il appelle au calme et clame que la violence n’est jamais bonne conseillère… C’est dans son intérêt bien compris d’adopter une attitude attentiste.
Les violences mettent plus en difficulté le Parti unioniste démocrate…
Les unionistes au sein du gouvernement ont appelé au calme. En fait, leur situation est très délicate. D’un côté, ils pourraient bénéficier de la pression de la rue en regard du report des dispositions prévues pour la frontière commerciale. De l’autre, ils ne peuvent pas se permettre de laisser les violences partir en vrille parce que, s’ils perdaient le contrôle de la situation, ils seraient désavoués dans leur rôle qui est aussi d’assurer l’ordre. Un autre élément de contexte complique les choses. Le DUP, qui était devenu le parti de la majorité unioniste, a perdu un peu de sa légitimité à l’égard de cette population parce qu’il a été impuissant à empêcher cette forme de Brexit. Mais on ne voit pas trop vers qui la population unioniste pourrait se tourner. Et c’est aussi cela qui est dangereux: lorsque quelqu’un n’a plus le choix, on peut s’attendre à ce qu’il recoure à des méthodes violentes.
Quel est le potentiel de nuisance des groupes paramilitaires protestants?
Ils existent toujours. Mais les principaux, l’Ulster Defense Association (UDA) et l’Ulster Volunteer Force (UVF), ne sont pas du tout impliqués pour le moment dans les violences. Celles-ci sont le fait d’un groupuscule, le South East Antrim de l’UDA, mais qui n’est plus lié à sa « maison mère ». Toutefois, le Loyalist Communities Council, qui regroupe des représentants de tous les mouvements loyalistes dont les anciens groupes paramilitaires, a prévenu qu’ils ne seraient plus tenus par l’Accord du Vendredi saint si la situation ne s’améliorait pas et si la frontière entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni était maintenue.
Si les groupes paramilitaires rompent cet engagement de retrait, un risque de reprise de la guerre civile existe-t-il?
Il est peu tôt pour envisager ce scénario. On n’est pas du tout dans la même configuration que celle des années de guerre civile. Les groupes qui se sentent frustrés ou abandonnés sont les loyalistes. Ils s’en prennent avant tout à la police, aux institutions nord-irlandaises et au gouvernement britannique. La situation est donc très différente. Le grand danger serait que les loyalistes s’en prennent directement aux catholiques alors que, pour le coup, ils ne sont pour rien dans la situation actuelle. Or, le 7 avril, c’est ce qu’ils ont commencé à faire: provoquer les catholiques. Ils sont allés devant les « murs de la paix » qui séparent les communautés à Belfast. Et cela a « très bien » fonctionné puisque l’autre camp a répliqué. Donc, s’ils arrivent à faire monter la mayonnaise, il y a danger. D’autant qu’on approche de la période des défilés orangistes protestants. J’ai tout de même du mal à imaginer une explosion généralisée.
Who’s who
- Les loyalistes: appelés aussi les unionistes, ils sont majoritairement protestants et favorables au maintien de l’union avec la Grande-Bretagne.
- Les républicains: appelés aussi les nationalistes, ils sont majoritairement catholiques et partisans à terme d’une réunification avec la république d’Irlande.
- Le gouvernement nord-irlandais: composé de représentants des loyalistes et des républicains, il est dirigé par une Première ministre, Arlene Foster, issue du Parti unioniste démocratique (DUP) et par une vice-Première ministre, Michelle O’Neill, membre du Sinn Féin, principal parti républicain.
- L’Accord du Vendredi saint: conclu en 1998, il a mis fin à trente ans de guerre civile (3 480 morts) opposant les groupes armés républicains à l’armée britannique et aux milices protestantes. Il prévoit l’élection d’une assemblée locale et la désignation d’un conseil des ministres dirigé par un Premier ministre d’Irlande du Nord. Ils excluent aussi l’établissement d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande.
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