Maria Mourani, criminologue: « Nous avons tous un potentiel djihadiste » (entretien)
Par-delà le bien et le mal, la criminologue canadienne Maria Mourani rapproche son expérience des gangs de celle du djihadisme qui a sévi durant la dernière décennie.
En toute décontraction, la criminologue canadienne d’origine libanaise Maria Mourani peut aborder les sujets les plus sensibles sans passer pour « excusiste », c’est-à-dire transformer les auteurs de faits criminels en victimes. Elle ne s’abrite pas derrière des colonnes de statistiques pour justifier ses positions (contre la traite des êtres humains et la prostitution, pour une laïcité inclusive…), mais elle va au contact. Jeune, elle inscrivait en boutade sur son front: « Vous pouvez me raconter vos problèmes », avant d’en faire son métier (elle est à la tête d’une société privée de consultance en criminologie). Cette méthode – l’empathie, une absence de jugement – lui a servi pour entrer dans les bonnes grâces de chefs de gang au Canada et en Amérique centrale – sur le Vieux Continent, on parle plutôt d’organisation criminelle ou de mafia.
Quand le rien remplace la peur, la personne peut passer à l’acte terroriste.
Pour sa thèse de doctorat en sociologie, sur le djihadisme, elle s’est intéressée à ce que le philosophe Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari appelaient la « machine désirante » dans L’Anti-OEdipe. En très résumé, l’individu se transforme en fonction de toutes les « lignes » qui le traversent ou qui traversent le champ social. D’où le titre de son dernier ouvrage, Machine Jihad (1), un « livre rhizome » qu’on peut prendre par n’importe quel bout. A travers dix trajectoires sélectionnées parmi une trentaine, elle présente de jeunes Français (dont Mohamed Merah), Belges, Suisses et Canadiens happés par un train nommé djihad. Cela donne une palette de situations bien documentées sans être indigestes, que l’autrice allège encore par la « technique du ventriloque » (parler à la place de), des entretiens en bonne et due forme ou des récits de mères. Sans prendre position. Le plus étonnant est le rapprochement qu’elle opère entre l’action politique (elle a été députée du Bloc québécois durant dix ans) et un engagement terroriste qui, selon elle, mobilisent des ressorts psychiques étrangement ressemblants. « Nous avons tous un potentiel djihadiste… », écrit-elle en exergue.
Bio express
- 1969 : Naissance à Abidjan (Côte d’Ivoire), d’origine libanaise et de confession chrétienne maronite.
- 1997-2004 : Criminologie et sociologie à l’université de Montréal.
- 2006: Parution de La Face cachée des gangs de rue (éd. de l’Homme).
- 2006-2015: Députée à la Chambre des communes du Canada (Bloc québécois).
- 2016 : Fondation de Mourani-Criminologie, société privée.
- 2018 : Milena Di Maulo-Fille et femme de mafiosi (éd. de l’Homme).
- 2021 : Machine Jihad, issu de sa thèse de sociologie à l’université d’Ottawa.
Quels sont les points communs entre les djihadistes dont vous relatez l’histoire?
On pourrait s’attendre à de grandes disparités, puisqu’il y a des jeunes de différents pays, des filles et des garçons, mais on s’aperçoit qu’il y a des éléments communs dans leur désir d’engagement, parce que, au fond, c’est ça que j’ai analysé pendant mes dix années de recherche: comment le désir de djihad émerge chez un être humain qui, parfois, ne connaît rien à l’islam ou à l’idéologie religieuse ou politique. Contrairement à ce qui est beaucoup dit, ce n’est pas le contact avec l’idéologie qui suscite l’embrigadement, que le contact passe par une personne ou par Internet. On met beaucoup l’accent sur la religion, mais cela ne ressort pas de mes observations. Lorsque le désir d’engagement est bien présent, la religion ou l’idéologie politique intervient comme un renforcement ou une cristallisation du désir, mais il n’en est pas l’origine. Malgré l’émergence de ce désir, la majorité des personnes que j’ai rencontrées a éprouvé un doute, que la rencontre avec l’idéologie a permis de colmater, en actualisant ce désir – « au fond, c’est dans le Coran, les hadith, c’est vrai que Dieu veut ça ». Celui-ci a pu aussi être renforcé par des événements sociopolitiques.
Par exemple, le débat sur l’interdiction du port de signes religieux dans la fonction publique québécoise, en 2013?
Au Québec, on a eu le débat sur la laïcité, avec toute la question du foulard qui a amené sur la place publique les incidents avec les femmes musulmanes voilées qui se faisaient agresser. Cela a créé de la colère, de la haine et, donc, le discours de Daech qui dit que vous ne pouvez pas vivre votre religion chez les mécréants, en terre occidentale, prenait son sens. Cet amalgame a poussé des jeunes Québécois à rejoindre Daech ou al-Nosra. Dans le désir d’engagement, il y a aussi l’effet du contact avec le groupe – le plus bel exemple, c’est ce jeune Suisse qui connaît le doute, même quand il prend l’avion, mais que les copains encouragent à continuer. A l’inverse, la religion peut chez certains renforcer le doute: « L’islam, ce n’est pas ce que je vois, ce n’est pas ce que mes parents m’ont appris. » Les gens qui ont été bien éduqués à leur religion, ça agit un peu comme un vaccin. Cela n’empêche pas que des gens partent quand même, mais s’ils partent, ils n’ont qu’une envie: revenir. Le désir d’engagement émerge à partir d’événements qui amènent deux lignes d’affection: l’amour et la haine. Il y a des jeunes qui ont des vulnérabilités, qui ont vécu des choses difficiles, des viols, l’absence des parents, etc., et qui rejoindront des gangs, des équipes de basket-ball ou qui feront du rap. Qu’est-ce qui fait que certains transcenderont tout cela? La « machine », c’est l’agencement de toutes ces lignes de vie.
En quoi l’univers djihadiste ressemble-t-il à celui des mafias?
Non seulement, ma spécialité, c’est les gangs, mais c’est aussi les produits de ces groupes-là: malheureusement, la drogue, l’extorsion, la traite humaine et, plus particulièrement, la prostitution juvénile. Dans les gangs, nous avons une sous-culture qui maintient la cohésion du groupe ; elle s’exprime par les tatouages, les graffitis, l’habillement, le sentiment d’appartenir à une famille. On va dans le gang pour l’argent facile, le fait d’être en famille, un facteur qui peut même devancer l’argent et, bien sûr, les filles. Dans les groupes djihadistes, ce sont les mêmes trois éléments qui ressortent le plus. Le désir de djihad émerge d’abord du compagnonnage, du sentiment d’appartenance à une famille. Ensuite, il y a l’aspect économique: c’est assez hallucinant, mais des personnes y ont participé pour se trouver un travail. Pour eux, le djihad était une manière de contrer une espèce de précarité économique. Enfin, l’émergence du désir a été favorisée par la colère et par la haine, beaucoup plus présentes chez les hommes que chez les femmes.
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Quelle est la spécificité de l’engagement des filles dans le djihad ou les réseaux criminels?
Qu’est-ce qui rapproche une fille qui rejoindra Daech parce qu’elle veut se marier et celle qui se prostituera dans un réseau parce qu’elle est amoureuse de son proxénète? C’est la rencontre, souvent, sur Internet, ce momentum où elle va se faire draguer, recruter, et qui fera émerger chez elle un désir d’amour que l’idéologie religieuse renforce. Dans les gangs, c’est pareil, sauf que leur Dieu, c’est le dollar. Les gars intègrent ces groupes-là parce qu’ils savent qu’ils auront accès à des femmes, beaucoup de femmes. Le désir sexuel est omniprésent, comme il l’est dans les groupes djihadistes, même si la sexualité se dissimule sous une pudicité un peu hypocrite. Là, les filles ne restent pas sans se marier. Dès que leur conjoint décède, elles sont tout de suite remariées. Il y a aussi des filles de complaisance, comme de l’autre côté. Qu’elles soient mariées ou pas, c’est le même concept: les femmes ne sont que des objets sexuels.
La mort est-elle aussi un facteur d’excitation?
Dans les groupes criminels ou djihadistes, les membres savent très bien que le jeu peut mener à la mort. Il n’y a pas de désir de la mort en soi, je ne l’ai pas vu, ils ne désiraient pas mourir. Pour eux, la mort est une contingence, ils savent très bien qu’ils peuvent mourir, mais les bénéfices qu’ils en récolteront dans le groupe en valent la peine. En revanche, l’expérience de la mort, la perspective de la mienne ou celle d’un autre, amène la peur et, donc, chez certains jeunes, le désengagement. Renoncer au groupe ne signifie pas qu’on cesse d’adhérer à ce désir djihadiste. On est partagé entre la peur et l’adrénaline, le sentiment d’être vivant à l’intérieur de ce groupe. C’est pourquoi d’anciens membres de gang ou de groupes djihadistes se rappellent avec nostalgie de ces moments de gloire, un peu comme des soldats qui reviennent des combats. Il peut y avoir un stress post-traumatique pour certains et pour d’autres une nostalgie. Lorsqu’on n’est pas envahi par la peur, on est envahi par le rien. La personne ressent à l’intérieur d’elle-même une espèce de mort. Elle est déjà morte, alors elle devient comme un zombie. Quand le rien remplace la peur, la personne peut passer à l’acte terroriste, au martyre, elle est invincible. Pourtant, même dans le rien, il n’y a pas de désir de mort. Il y a même plus de possibilités de vie: ma mort est un fait, je vais la choisir, ce qui pour un djihadiste signifie tuer le plus de monde possible et mourir dans la gloire ; pour le membre d’un gang, c’est faire le plus d’argent possible en prenant le plus de risques.
L’être humain, malgré tout ce qu’on peut en dire, est guidé par son coeur bien plus que par sa tête.
Les contre-discours qu’utilisent les services socio-éducatifs ou de sécurité jouent-ils suffisamment sur les ressorts affectifs de l’engagement?
Le contre-discours est très peu efficace sur les jeunes qui ont déjà ce désir d’engagement. Il peut avoir un effet seulement si le porteur du contre-discours est quelqu’un qui peut les affecter. Un contre-discours porté par un Etat n’a aucun effet. Un contre- discours qui est amené par une personne significative, un parent, un ami proche, peut avoir un effet, je dis bien « peut », car le désir d’engagement est très fort. En revanche, si l’on s’y prend assez tôt, un contre-discours inséré dans un programme même gouvernemental et qui vise à faire réfléchir les jeunes par eux-mêmes, à développer leur esprit critique, à aller chercher des informations sans trop se fier aux premières sources, un tel programme, oui, a un effet de vaccination. Mais il ne faut pas oublier que le désir est beaucoup plus puissant que le cognitif. L’être humain, malgré tout ce qu’on peut en dire, est guidé par son coeur bien plus que par sa tête. On doit beaucoup plus investir dans les affects et aider les jeunes dans des chemins de sublimation comme l’art, la peinture, le développement de soi, etc. Il faut aussi aller chercher les jeunes là où ils sont, sur les réseaux sociaux. Ce que je trouve très positif en Belgique, c’est le discours des mères dont l’enfant est parti rejoindre des groupes djihadistes. Ce qui marche aussi, c’est la prévention qui est faite par les ex-membres de gangs ou de groupes djihadistes. Ils ont plus de crédibilité auprès des jeunes qu’un intervenant ou un travailleur social. Au Canada, il existe aussi des programmes qui informent, dès 9 ou 10 ans et jusqu’au secondaire, sur ce qu’est un gang, comment ils recrutent, c’est quoi la prostitution, etc. Ces outils-là, on les donne à des professeurs et à des éducateurs qui transmettent ce savoir aux jeunes pour qu’ils puissent voir arriver les recruteurs avec leurs gros sabots. Ce n’est pas efficace à 100%, car cela n’empêche pas l’émergence du désir. Néanmoins, ce que l’on constate, c’est que les jeunes qui ont eu accès à ces programmes se désengageront plus vite que les autres. Ce que je dis aux parents que je reçois en consultation, c’est « ne coupez pas le lien avec votre jeune. Quand viendra le moment où la lune de miel se terminera, la personne qu’il appellera, c’est vous. Vous êtes le seul fil qui permettra à votre enfant de revenir de ce cauchemar ».
Votre empathie professionnelle traduit peut-être votre propre goût pour les émotions fortes…
Cela fait vingt ans que je suis criminologue et, au Canada, la criminologie est une discipline en soi, avec une formation universitaire de quatre ans, un ordre professionnel. On nous apprend à développer l’empathie, parce qu’elle nous permet de comprendre. Mon empathie, elle est sensitive et date de mes 11, 12 ans. Je peux m’asseoir dans un parc, il y aura toujours quelqu’un qui s’assied à côté de moi pour engager une conversation, me raconter sa vie. Au fil du temps, j’ai développé des techniques d’écoute qui font en sorte que la personne se sent en confiance et ressent une connexion. J’ai cette habileté: celle de ressentir et de comprendre. Il est vrai aussi que j’ai été une militante politique durant cinq ou six ans, puis, députée fédérale pendant dix ans dans des partis où l’adrénaline est très puissante. Ce combat politique est tout aussi violent que dans une guerre, sauf que la violence est d’ordre psychologique. Mon expérience de la vie politique, ma lutte pour un pays, le Québec, puisque j’étais souverainiste, a fait que je pouvais comprendre l’engagement de certains djihadistes ; cela me référait à moi-même, à ma propre émergence du désir d’entrer au Bloc québécois, ce désir de lutte pour un pays. Au moment où je commence ma recherche, j’entre dans un conflit de rupture avec mon propre parti (NDLR: sur la laïcité dite inclusive que Maria Mourani défend), quand je découvre qu’entre le discours et la réalité, tous les affects peuvent nous envahir. Il y a des clashs, et là, j’entre dans un désengagement. Je peux dire que je suis une ex-souverainiste. Au fond de mon coeur, si le Québec tient à faire un référendum sur son indépendance, peut-être que je voterai oui, peut-être non, mais j’ai toujours cette nostalgie des grands congrès, des propositions pour lesquelles on se battait à coup d’arguments. Donc, je peux ressentir ce que ressentaient les djihadistes à différents niveaux.
En tant que députée, vous avez fait adopter une proposition de loi sur la protection des victimes de la traite des êtres humains. Quelle est l’origine de votre intérêt pour la criminalité?
Qu’est-ce qui m’amène à m’intéresser aux gangs? Je vis dans un quartier où il y en a, je fréquente des jeunes qui sont autour ou dedans, je les connais de près, je les connais de loin et je commence à m’intéresser à eux. L’empathie est là. Ce sont des jeunes qui prennent de mauvais chemins et on se demande comment les aider. Pour moi, se mettre dans la peau de l’autre, même si c’est très difficile de se mettre dans la peau d’un tueur, ça permet vraiment de mieux comprendre et de voir que dans tout humain, il y a un meurtrier et il y a un humain. En décortiquant tout cela, on peut faire de la prévention. Mohamed Merah (NDLR : auteur des tueries de mars 2012 à Toulouse et Montauban), c’est l’exemple même des rendez-vous manqués. Quand je regarde son parcours, il passe d’un service social à un autre, il n’y a pas la possibilité de créer un lien d’attachement avec qui que ce soit, à commencer par sa mère. La haine a habité son coeur depuis très jeune. Le 11-Septembre a été un moment charnière pour lui. Ben Laden est devenu son idole, d’où sa quête d’Al-Qaeda. L’autre moment où il aurait pu être rattrapé au vol, c’est quand il est en prison, qu’il supporte très mal, et qu’il est convoqué par la gendarmerie pour un vol d’auto qui a servi à un braquage. Sur le chemin entre la prison et la gendarmerie, il se dit: « Seigneur, si tu fais en sorte que ça passe, ça veux dire que tu es grand. » Et là, c’est le « signe de Dieu », il n’est pas inquiété. Dans sa tête, l’émergence du désir pour le 11-Septembre se cristallise. Ce n’est pas le discours idéologique qui crée une détermination, c’est l’expérience vécue d’avoir parlé à Dieu et d’avoir été entendu. Une autre occasion manquée, c’est quand des policiers l’entendent peu avant son passage à l’acte. La ligne aurait pu bifurquer. Toute intervention extérieure peut faire bifurquer une ligne: convocation à la police, parent qui découvre une arme dans un tiroir ou surprend son enfant sur le Web, arrestation à l’aéroport… Rien n’est inéluctable.
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