Le sort alarmant des lanceurs d’alerte
SwissLeaks, LuxLeaks, écoutes NSA… De nombreux scandales n’éclateraient jamais si des lanceurs d’alerte ne se mouillaient pas. Ceux-ci vivent un calvaire après leur divulgation. Or, en Europe, ils sont très peu protégés.
Rudolf Elmer est toujours debout. Pourtant, on a tout fait, en Suisse, pour tenter de briser cet homme robuste. Son péché : avoir trahi le sacro-saint secret bancaire érigé en devise nationale par les Helvètes. Elmer est un des premiers lanceurs d’alerte de l’ère WikiLeaks. Le calvaire qu’il a vécu en révélant les comptes clients de la banque Julius Bär aux îles Caïman, pour laquelle il travaillait, n’est pas digne d’une démocratie. Menaces, harcèlement jusque devant son domicile, guerre psychologique, dénonciations calomnieuses auprès des employeurs qu’il sollicitait pour un nouveau job…
Les banquiers du groupe zurichois ont engagé jusqu’à dix détectives privés pour traquer le « traître » et l’user nerveusement. Les premières plaintes de ce dernier auprès du parquet de Zurich n’ont rien donné. Pas même l’ouverture d’une enquête. Plus consternant, le fisc à qui il s’est adressé d’emblée pour dénoncer les trusts de contribuables suisses n’a pas bougé. Pire : il a envoyé un cd-rom anonyme à plusieurs médias de son pays. Un seul a réagi en le traitant de voyou voleur de données bancaires. Elmer a aussi été placé en détention préventive pendant une demi-année, au régime strict. Tous ses amis helvètes l’ont abandonné. Il a pensé, un moment, au suicide. Mais sa détermination et l’amour tenace de sa femme et de sa fille l’ont sauvé.
Aujourd’hui, il est toujours sous le coup de deux procédures judiciaires, en degré d’appel, lancées par Julius Bär. La première en 2005, lorsqu’il avait contacté le fisc et la presse. La seconde en 2008, quand il s’est finalement tourné vers Julian Assange dont le site WikiLeaks a publié, en quatorze mois, quarante noms – parmi lesquels, des criminels – des 1 130 clients dont Elmer avait copié les données. Onze ans que ça dure… Entre-temps, la Suisse a renforcé par deux fois, en 2009 et 2014, la loi sur le secret bancaire dont la violation est désormais punie d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison.
Les motivations d’Elmer restent un peu floues. Il était étiqueté comme « critical thinker » (jargon pour signifier « emmerdeur ») au sein de la filiale bancaire de Grand Caïman dont il était devenu auditeur interne. Il a finalement été licencié. C’est pour se venger, semble-t-il, qu’il a divulgué les petits secrets de Julius Bär. Il en a fait ensuite un combat éthique et aujourd’hui politique, puisqu’il a récemment été élu aux élections cantonales, sur la liste du parti Alternative List, très à gauche.
Dès qu’il a repéré son nom dans le sillage des révélations de WikiLeaks, le journaliste belge David Leloup a commencé à filmer l’incroyable destin de ce lanceur d’alerte. Il en a fait un documentaire édifiant (1) qui montre à quel point le sort des lanceurs d’alerte peut être un enfer. Quel que soit leur objectif de départ, ceux-ci prennent des risques considérables, dont ils ne mesurent sans doute pas les conséquences sur leur avenir avant d’agir. On se souvient du journaliste Denis Robert qui avait accusé Clearstream d’être une plateforme mondiale du blanchiment d’argent – avec l’aide d’Ernest Backes, l’ancien numéro trois de la multinationale luxembourgeoise de compensation interbancaire. Les deux hommes ont affronté 31 procès en diffamation, qu’ils ont tous gagnés. Leur martyre judiciaire a duré onze ans. D’autres cas spectaculaires ont défrayé la chronique, ces dernières années.
Outre l’affaire Snowden pour les écoutes de la NSA, le plus connu dans le domaine financier est Hervé Falciani, cauchemar de la banque HSBC (SwissLeaks). Engagé par la filiale de Genève, cet ancien croupier de casino, sous le coup d’un mandat d’arrêt international pour avoir dévoilé en 2009 des informations sur 13 000 comptes, a été emprisonné pendant plus de cinq mois en Espagne, avant d’être libéré et protégé par huit gardes du corps. En novembre dernier, il a été condamné en Suisse, par défaut, à cinq ans de prison. Il vit désormais en France. Le plus secret : Heinrich Kieber, à l’origine des fuites sur 1 400 clients de la banque LGT du Liechtenstein, a lui aussi été condamné à une peine de prison. Il est vrai qu’il avait trempé dans une affaire immobilière douteuse. Il a aujourd’hui disparu de la nature, protégé par les services secrets allemands à qui il avait vendu son cd-rom. Plus récemment, Antoine Deltour, le jeune auditeur de PwC qui a révélé les noms de 300 grandes entreprises ayant bénéficié des super-rulings luxembourgeois (LuxLeaks), a été placé en détention préventive et inculpé de violation du secret professionnel, en 2014. Son procès devant le tribunal correctionnel luxembourgeois doit démarrer le 26 avril prochain. Réfugié en France, ce trentenaire courageux encourt cinq ans de prison. Piquant : cet automne, le Parlement européen lui a remis la médaille du « citoyen européen 2015 ».
Comment les protéger
La crise bancaire et économique aidant, le phénomène du whistleblowing (littéralement : donner un coup de sifflet) a pris de l’ampleur depuis une petite décennie. Aujourd’hui, en Europe, quatre scandales financiers sur cinq proviennent de lanceurs d’alerte, selon William Bourdon, l’un des avocats de Falciani et de Deltour, qui a écrit le Petit manuel de désobéissance citoyenne (éd. JC Lattès). On a pu le constater : certaines des affaires révélées constituent des scandales planétaires. Difficile de ne pas y voir dans le chef de leurs dénonciateurs le devoir d’informer le public sur un sujet d’intérêt général. Seuls ceux dont les intérêts financiers sont menacés par ces révélations disent le contraire.
Le prix à payer par les whistleblowers reste cependant énorme, tant sur le plan professionnel que judiciaire et psychologique. Aux Etats-Unis, des chercheurs étudient d’ailleurs le syndrome post-traumatique des lanceurs d’alerte qui développeraient des pathologies spécifiques en raison des mesures de représailles parfois très violentes dont ils font l’objet. Il semble dès lors essentiel de les protéger. Selon Transparency International, des lois existent dans une soixantaine de pays, mais sept seulement sont équipés de dispositifs efficaces. C’est le cas de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis. Ce dernier Etat rétribue même les lanceurs d’alerte. Bradley Birkenfeld, à l’origine du scandale UBS, a reçu du fisc américain une récompense de 80 millions de dollars (après impôts).
« Les protections sont plus développées dans les pays anglo-saxons ou de culture protestante et germanique, constate Jacques Levy-Morelle, président de Transparency International Belgique. Dans les pays latins, c’est plus compliqué car on assimile plus facilement ces dénonciations à de la délation. » En Belgique, un dispositif existe pour les whistleblowers du secteur public. Rien pour ceux du privé, si ce n’est la loi de 1993 sur le blanchiment qui prévoit une immunité pénale pour les professionnels qui font une déclaration de suspicion. C’est très mince. Le juge bruxellois Michel Claise, qui a inculpé les banques HSBC et UBS pour fraude fiscale grave et blanchiment, plaide vivement pour un véritable système de protection. « Pourquoi ne pas installer une agence nationale du whistleblowing sous la houlette du ministère de la Justice ? », propose-t-il.
Au niveau européen, le débat bat son plein. Depuis 2007, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est favorable aux lanceurs d’alerte. En novembre dernier, la commission spéciale Taxe du Parlement européen, constituée suite au LuxLeaks, a explicitement demandé à la Commission de l’UE de prendre l’initiative – elle seule peut le faire – d’une directive sur la protection des lanceurs d’alerte, recommandant même la création d’un fonds destiné à les soutenir financièrement, qui serait alimenté par une partie de l’argent de la corruption ou de la fraude récupéré. Pour l’instant, la Commission Juncker traîne les pieds, arguant qu’il n’y aurait pas de base légale pour donner un statut au whistleblowing au niveau de l’Union.
« C’est faux, s’insurge l’eurodéputé Ecolo Philippe Lamberts. Dans la mesure où le comportement de certaines entreprises met en péril l’intégrité du marché européen, il y a là une base légale. On a vécu la même chose avec les bonus des banquiers. La Commission n’avait a priori pas de base légale pour légiférer. Elle a finalement pris l’angle de la stabilité financière qui pouvait être menacée par les systèmes de rémunération des banques. En réalité, il s’agit juste d’une question de volonté politique. » Le groupe des Verts réfléchit d’ailleurs, avec des juristes, à un texte de directive pour démontrer à la Commission que c’est possible aussi pour les lanceurs d’alerte. Le 4 mai prochain, ils organiseront un événement au Parlement de Bruxelles pour présenter leur idée.
Les Verts mettent aussi dans la balance la directive sur le secret des affaires qui sera votée en séance plénière mi-avril. Ce texte, qui vise à protéger les entreprises de tout espionnage économique, est très controversé car il menace le travail d’investigation des journalistes et les initiatives des lanceurs d’alerte. Il a certes été amendé et agrémenté d’exceptions, mais son champ d’application reste très large. « Dans ce texte, l’exception qui permet de protéger les lanceurs d’alerte ne me concerne pas, a déjà affirmé Antoine Deltour. Les lanceurs protégés sont ceux qui révèlent des fautes, des malversations ou des activités illégales. Je ne serais donc pas couvert par cette définition puisque les pratiques que j’ai révélées sont présumées légales au Luxembourg. »
Pour les Verts, une directive whistleblowing apparaît, dès lors, comme une contrepartie incontournable à la directive « secret des affaires ». Mais, avant qu’un tel texte voie le jour et qu’il soit transposé dans les législations nationales, les lanceurs d’alerte resteront longtemps vulnérables.
Par Thierry Denoël
Cet article est paru dans Le Vif/L’Express du 18 mars 2016.
L’homme qui voulait détruire le secret bancaire, documentaire de David Leloup, en salle dès le 23 mars (cinéma Aventure à Bruxelles et en tournée en Wallonie). Lire la critique du film dans Focus Vif.
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