Carte blanche
Le sombre bilan des « printemps arabes » (carte blanche)
Dix ans après le début des « printemps arabes », le constat d’échec est quasi-général.
Cette appellation n’est méritée que pour la première phase du processus, celle des mouvements populaires contre la pauvreté, la corruption, la répression et les régimes dictatoriaux. Seule la Tunisie a connu une révolution démocratique même si des difficultés économiques et politiques ternissent ce succès. Des guerres civiles effroyables engendrées ou aggravées par des interventions extérieures ont ensanglanté et dévasté la Libye, la Syrie et le Yémen. L’expression « printemps arabes » signale à coup sûr les illusions et la naïveté des commentaires qui ont célébré ces mouvements. Elle sert aussi la manipulation des opinions. Une révolte contre une dictature ne signifie pas qu’il s’agit comme on l’a fantasmé en Occident d’une « révolution démocratique ». La démocratie est en effet l’aboutissement d’un processus historique long et complexe.
Seule la Tunisie a connu une révolution démocratique même si des difficultés économiques et politiques ternissent ce succès.
En Tunisie, le code du statut personnel introduit par Bourguiba a favorisé la sécularisation et l’émergence d’une société ouverte à la modernité dans ce pays sunnite sans clivage confessionnel et où l’armée, comme en Egypte au début, reste neutre. Il n’y a ni militarisation de l’opposition, ni intervention extérieure soutenant la lutte armée, ni crise régionale. En dépit de la récession et d’une certaine instabilité, la jeune démocratie tunisienne est d’autant plus méritante qu’elle tranche avec les échecs des autres soulèvements arabes. Et pourtant là comme ailleurs, les Frères musulmans ont essayé de prendre le pouvoir et d’islamiser la société. Celle-ci a heureusement fait barrage à leur entreprise réactionnaire. Les Frères avaient aussi retenu la leçon de l’échec de la confrérie égyptienne.
Au contraire des révoltes tunisienne et égyptienne, ce n’est pas le mécontentement social qui attise le soulèvement contre le dictateur en Libye mais la rébellion de Benghazi et de l’Est du pays dominés par l’islamisme. Sarkozy, Cameron et Obama abusent de la résolution du Conseil de Sécurité sur la protection des civils pour renverser Khadafi. Moscou et Pékin ne le leur pardonneront pas notamment lors de la crise syrienne. Le soutien de l’OTAN profite aux groupes islamistes qui prennent la tête de la rébellion. Le Qatar utilise l’aventurisme des Occidentaux pour financer, armer ceux-ci et leur assurer la prééminence aux dépens des modérés. On ne regrettera pas un dictateur fantasque, sanguinaire mais que certains disent assagi. Les conséquences de son élimination sont en tout cas désastreuses: guerre civile interminable; déstabilisation du Sahel au profit d’al-Qaïda et consorts; émigration clandestine massive vers l’Europe; interventions turque et russe soutenant des factions rivales.
En Egypte, la première révolution lancée par des jeunes mobilisés par les réseaux sociaux est rapidement supplantée par les Frères musulmans avec la bénédiction d’Obama. La présidence obscurantiste et répressive du frériste Morsi, élu démocratiquement face à une opposition non préparée, provoque un rejet massif. Une deuxième révolte marquée par de gigantesques manifestations obtiendra son départ avec le concours de l’armée. Celle-ci instaure un régime militaire en habits civils également répressif qui redresse l’économie.
On ne peut comprendre le drame de la Syrie sans rappeler quelques données fondamentales notamment la mosaïque socio-communautaire et la situation géostratégique du pays. L’armée reste fidèle à Bachar el-Assad tant pendant la première phase de la révolte, celle du mouvement populaire réprimé, que tout au long de la guerre civile qui le déchire rapidement et se convertit en crise internationale. L’Etat qui se veut laïque, s’articule en fait, y compris le système sécuritaire, sur une société divisée en communautés. Les minorités confessionnelles et la bourgeoisie sunnite se réfugient derrière l’Etat baasiste perçu comme une assurance-vie ou un moindre mal. En outre, la Syrie se situe au coeur du Proche-Orient entre Turquie, Irak sous influence iranienne depuis l’invasion anglo-américaine, et Israël, et est alliée de l’Iran chiite. Or pour affaiblir Téhéran les monarchies pétrolières sunnites veulent abattre Assad. Les anciennes alliances avec la Russie, l’Iran et le Hezbollah, permettent à celui-ci de résister à la coalition de Washington, Paris et Londres, du Qatar, de l’Arabie et la Turquie qui appuient l’opposition en exil dominée par les Frères musulmans, financent et arment de multiples milices sunnites. Les radicaux dont al-Qaïda s’imposent rapidement. L’Armée syrienne libre ne peut faire illusion.
La menace de l’Etat islamique, une autre conséquence de la guerre en Irak, force ensuite les Occidentaux à le combattre en priorité. Avec l’aide russe et iranienne, l’armée gouvernementale reconquiert entretemps la quasi-totalité de la Syrie dite utile. Erdogan occupe des territoires syriens sur sa frontière méridionale, notamment la province d’Idlib aux mains des islamistes, dont la branche locale d’al-Qaïda, ainsi que d’autres zones en soutien aux rebelles défaits pour parer la menace d’un Kurdistan indépendant. Le processus de paix conduit par l’ONU n’aboutit pas vu l’exigence de l’opposition, pourtant défaite, de voir Assad quitter le pouvoir. Moscou mène des négociations parallèles qui assurément ne visent pas ce but. Alors qu’un quart de la population syrienne est réfugiée à l’étranger et presqu’un autre quart est déplacée dans le pays, les sanctions américaines et européennes frappent très durement les civils.
La tragédie au Yémen prolonge certes les conflits antérieurs dans ce pays mais l’atrocité de la guerre entre chiites soutenus de loin par l’Iran et l’armée saoudienne dépasse même celle de la crise syrienne. Al-Qaïda y sévit également. Bahrein est la seule monarchie où un mouvement populaire menace le trône. L’Arabie jugule cette révolte chiite où elle voit la main de l’Iran.
Quelles conclusions tirer de ce trop rapide survol ? Tant de morts, de souffrances et de dévastations pour rien, de droits de l’Homme violés, de reculs même sauf en Tunisie sur le plan des libertés ! Frustrés aussi les espoirs des jeunes démocrates de la place Tahrir et d’ailleurs ! Mais aussi échec des islamistes qui n’ont pu remplacer des dictatures par de pires encore avec le soutien de pays occidentaux ! L’Etat dictatorial quand il a résisté, a été un rempart contre le chaos total et la prise du pouvoir par les islamistes, tout aussi ennemis de la démocratie.
L’appui occidental aux Frères musulmans repose sur l’illusion de les considérer comme des islamistes modérés, comme des démocrates musulmans à la manière des démocrates chrétiens qui eux sont d’authentiques démocrates. Les fréristes poursuivent en fait le même objectif que les salafistes et jihadistes, à savoir l’islamisation de l’Etat et de la société. L’Occident a trop souvent soutenu des régimes et des mouvements rétrogrades. Français et Britanniques ont aussi marché sur les pas des Américains. Sauf en Libye où ils les ont précédés ! En dépit du désastre irakien, l’idéologie néo-conservatrice du changement de régime a en effet continué de sévir. Pourtant c’est l’Europe, tout comme le Sahel, qui pâtit des politiques de changement de régime avec les vagues migratoires et le terrorisme. Outre ces erreurs stratégiques, les « printemps arabes » ont échoué en raison de la faiblesse de la troisième force, celle des démocrates qui, pris en étau entre dictateurs et islamistes, ont été réprimés. Les Occidentaux les ont aussi trop souvent ignorés. Les mouvements actuels en Algérie, au Liban et les espoirs nés au Soudan soulignent cependant que la cause de la démocratie a un réel avenir dans le monde arabe. Comme l’illustre l’exemple tunisien, la sécularisation favorise la démocratisation. Le communautarisme par contre freine et mine la démocratie. On ne peut la promouvoir en appuyant ses ennemis ! Prenons garde aussi à ceux qui veulent sectionner nos sociétés au nom de la religion ou de la race !
Philippe Jottard, ambassadeur honoraire
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