Carte blanche
Le paradoxe du creuseur
Les images véhiculées pour illustrer l’exploitation minière en RDC, les illustrations des conflits et, récemment, des problèmes politiques composent la majorité de ce que les médias et réseaux sociaux nous montrent sur cet immense pays. En décrivant des conditions de travail « primitives », des rémunérations dérisoires, l’absence d’équipement, le manque d’écoles, le chaos ambiant et la présence d’hommes armés et les violences qui y sont liées, les commentaires écrits ou audio qui accompagnent ces images renforcent le malaise.
Un jeune homme aux habits déchirés, lampe frontale sur la tête, s’engageant dans un tunnel sombre à peine plus large que lui. Une femme, courbée en deux, lavant des minerais dans une rivière. Une carrière dans laquelle fourmillent des centaines de creuseurs artisanaux autour de quelques entrées de galeries souterraines. Un enfant au regard sombre portant un sac de minerais sur le dos. Ces images sont celles souvent véhiculées pour illustrer l’exploitation minière en République Démocratique du Congo. Avec les illustrations des conflits et, récemment, des problèmes politiques, elles composent en fait la majorité de ce que les médias et réseaux sociaux nous montrent sur cet immense pays. En décrivant des conditions de travail « primitives », des rémunérations dérisoires, l’absence d’équipement, le manque d’écoles, le chaos ambiant et la présence d’hommes armés et les violences qui y sont liées, les commentaires, écrits ou audio, qui accompagnent ces images renforcent le malaise.
En découvrant ces reportages, je suis partagé entre deux sentiments. L’indignation face à ce que j’interprète comme la souffrance de ces personnes. Et puis l’exaspération sur le ton victimisant et paternaliste de ces récits. Il m’est difficile de voir des hommes et des femmes travailler dans ces conditions et des enfants dans un décor auquel, d’après moi, ils n’appartiennent pas. Tous victimes de la modernité. Des sacrifices humains auxquels j’assiste depuis l’écran de mon ordinateur ou de mon smartphone qu’ils auraient contribué à confectionner. Écoeurant. Culpabilisant même. Pourtant, je sais que ma perception de cette réalité n’est pas la leur. Je sais que derrière ces images récurrentes, il y a des personnes aux histoires singulières, aux parcours et aux aspirations variés. Je sais que les raisons qui les ont amenés à travailler là sont complexes. Je sais aussi que c’est une activité légitime, qui existe depuis très longtemps et qui fait vivre des millions de personnes à travers le monde. Je sais enfin que le pays regorge d’histoires positives et inspirantes qui mériteraient autant d’attention.
En mettant en lumière ces conditions d’exploitation, ces reportages ont pour but d’informer et provoquer une réaction qui permettra d’améliorer la situation. Ils servent aussi à sensibiliser les consommateurs en les mettant face à leur responsabilité dans leurs choix de consommation. C’est louable. Mais en renvoyant constamment une image de personnes victimes du système, indigentes et incapables de se sortir elles-mêmes de leur misère, ils perpétuent une approche paternaliste. La généralisation de ces représentations est aussi stigmatisante et déshumanisante que l’absence de narratifs qui valorisent ces mêmes hommes et femmes. En fait, le regard que nous portons sur ces images nous empêche de voir et comprendre ce qu’il se passe en dehors du cadre. Nous projetons notre perception de leur réalité selon notre propre grille de lecture, au risque de la leur imposer. Un enfant, ça ne travaille pas, ça va à l’école. Un mineur opère dans des conditions sûres et reçoit un salaire juste. Ce sont des droits humains après tout. Ils peuvent ensuite se rendre au centre commercial et manger dans un fast-food d’une grande chaîne nouvellement implantée dans le pays. Au risque de surprendre, la logique mérite d’être poussée jusque-là.
Qu’est-ce que cela induit dans les faits ?
Une relation de pouvoir latente encore fort ressentie entre Congolais et Occidentaux, au lieu d’être questionnée, est renforcée. Le racisme, toujours fort présent dans la société, en est tout autant symptomatique. Ces récits ne font finalement que rappeler des représentations véhiculées lors de la colonisation. C’est à dire que chaque acteur se voit conforté dans son rôle, l’un victime et l’autre sauveur ou donneur de leçon ; l’un ignorant, l’autre détenteur du savoir. D’ailleurs, la couverture de la récente BD « Kivu » sur la situation conflictuelle dans la région et les violences qu’y subissent les femmes confirme cette idée. On y voit un homme blanc portant un enfant et un Congolais armé d’une kalachnikov en arrière-plan. Au Congo, une dynamique relationnelle s’est développée dans ce sens. Du côté autochtone, on sait ce que ces « muzungus » (Européens ou blanc en Swahili) journalistes, membres d’ONG ou diplomates veulent voir et entendre. Du côté visiteur, parfois de passage pour seulement quelques jours, on a une idée assez précise des images et témoignages qu’on est venu chercher. Les autorités locales tentent alors de soigner l’image en limitant les accès et déplacements des visiteurs ou en cachant ces enfants que ces blancs ne sauraient voir dans une mine. A côté de cela, des programmes qui visent à rendre la chaîne d’approvisionnement plus éthique peuvent être complètement inadaptées et, dans certains cas, aggraver la situation s’ils sont conçus sur base d’une compréhension stéréotypée et simpliste de la réalité. Il en va de même pour les mesures politiques. Et puis, le consommateur, pris d’un sentiment de culpabilité éphémère, se sent impuissant face aux effets d’une mondialisation dont la complexité le dépasse.
Le Congo est pourtant bien loin de se limiter à ces représentations figées. Il recèle d’innombrables histoires insolites et valorisantes qui méritent autant d’attention. C’est un pays doté d’une richesse culturelle, humaine et artistique qu’on ne soupçonnerait pas si on ne s’y intéressait pas d’un peu plus près. Parfois j’imagine ces mêmes creuseurs réalisant un reportage sur notre dépendance aux ordinateurs et téléphones portables et sur les limites de plus en plus visibles d’une société matérialiste et individualiste. Ce serait là une manière intéressante d’inverser le point de vue bien que tout aussi culpabilisante et peu constructive. Un ami m’a un jour demandé « mais qu’est ce qui ne va pas avec le Congo ? ». Peut-être que ce qui ne va pas, c’est notre tendance à prétendre savoir ce qui est bien ou mal pour l’autre sans être capable de nous regarder dans le miroir.
Écouter, questionner, comprendre
Alors oui, j’aimerais que les droits humains soient respectés, que tous puissent travailler dans des conditions décentes, que chaque enfant ait accès à l’éducation, que les richesses minières du pays profitent à tout le peuple congolais et pas à un nombre très limité d’acteurs. Mais comment faire pour mettre en lumière et résoudre les problématiques liées à l’exploitation minière de manière constructive tout en respectant la dignité des Congolais et en évitant de leur imposer une vision occidentale ? De nombreux chercheurs, étrangers et, surtout, Congolais, étudient la manière dont fonctionnent les chaînes d’approvisionnement en minerais et comment des millions de familles en vivent en RDC. Des artistes, journalistes ou associations questionnent le regard que nous portons sur l’autre, notamment dans un contexte mondialisé et postcolonial. D’autres encore tentent d’offrir une autre vision de la RDC et de l’exploitation de ses ressources minières. C’est un travail qui doit s’effectuer à plusieurs niveaux et la réponse à notre question se trouve sans doute à la croisée de ces enseignements.
A titre d’exemple, We Will Win Peace, un documentaire réalisé en 2015 dans le Sud Kivu, propose une autre manière de voir l’exploitation minière artisanale en RDC. Les réalisateurs analysent comment une loi votée aux Etats-Unis – Dodd Frank Section 1502 – sur base d’une évaluation trop stéréotypée de la situation dans l’Est de la RDC a eu des répercussions dramatiques pour des milliers de creuseurs au lieu d’améliorer leurs moyens de subsistance. A travers le récit, ils s’intéressent de près à quelques creuseurs artisanaux en nous montrant qui sont les personnes derrière ces images répétées. Ce film démontre qu’une forte mobilisation peut avoir un impact substantiel sur une problématique mais que lorsqu’elle se nourrit d’une compréhension simpliste de la situation, elle risque de l’aggraver.
Comment alors adopter une attitude critique vis-à-vis des récits stéréotypés et questionner notre propre interprétation ? Dans Notre Congo/Onze Congo, un projet comprenant une exposition et un livre sur les images de la propagande coloniale, les auteurs déconstruisent les représentations paternalistes coloniales et analysent la façon dont elles ont depuis imprégné la mémoire collective belge et congolaise. Les narratifs actuels sur l’exploitation minière au Congo sont bien sûr très loin d’être aussi stigmatisants et stéréotypés que les représentations reprises dans ce projet mais celui-ci nous amène à saisir la façon dont cette mémoire collective influence notre interprétation actuelle. Ainsi, questionner la manière dont notre vision peut être empreinte d’une forme de paternalisme permet de sortir d’une logique de jugement. Il devient alors naturel de s’ouvrir aux points de vue des creuseurs afin de mieux comprendre la façon dont ils perçoivent la situation et d’établir ensemble des mesures bénéfiques pour tous.
Mais cet effort doit être fait du côté congolais aussi, surtout. Le Congo doit déconstruire cette vision de la modernité rationnelle occidentale, source de la crise sociale et écologique dans laquelle nous sommes tous entrés mais dont les peuples du Sud sont les premiers à souffrir. Il doit se réapproprier son image et développer sa propre vision pour son avenir. Dans son essai Afrotopia, Felwine Sarr, auteur et économiste sénégalais, offre une analyse percutante de la manière dont l’imaginaire africain est actuellement coincé entre ses traditions et une vision façonnée par l’Occident. Convaincu qu’une pensée africaine autonome peut offrir au monde un avenir plus respectueux de l’Homme et de l’environnement, il déconstruit le mythe du développement occidental et encense les valeurs et richesses culturelles africaines. Une personne à qui l’on renvoie constamment une image négative d’elle-même développera de toute évidence une crise de confiance. La dynamique doit être la même à l’échelle d’un peuple. A force de se voir renvoyer une image de pays à problème, le Congo souffre d’un manque de vision positive pour son avenir et voit son imaginaire formaté par une pensée occidentale envahissante.
De nouveaux récits pour se réapproprier son image
Dans une crise de confiance, on cherche, de manière souvent inconsciente, à confirmer l’image négative qu’on a de soi. Depuis la colonisation, les Congolais se sont vus confrontés à des discours très réducteurs vis-à-vis d’eux. Les observateurs extérieurs le confirment en soulignant tout ce qui ne va pas. L’impression que la violence et la souffrance sont plus fortes que tout empêche de proposer d’autres narratifs plus positifs. Raconter autre chose que les atrocités qui se passent dans le pays serait prendre le risque de ne pas les reconnaître et ne pas mesurer la gravité de la situation. C’est un cercle vicieux qu’il est difficile de briser. Mais ce sont toutes ces épreuves que le peuple congolais a enduré qui lui ont permis de façonner sa personnalité hors du commun, de développer sa débrouillardise et sa résilience, son sens de l’humour et de l’entraide, son intelligence et son courage. C’est en prenant pleinement conscience de cette personnalité, de cette force de caractère qu’il pourra faire émerger une pensée unique et prendre la pleine mesure de sa souveraineté. Ce peuple a absolument besoin de narratifs positifs, découvrir les histoires porteuses d’espoir dont le pays regorge.
Quotidiennement, de nombreux Congolais s’activent pour construire un avenir serein et durable pour leur pays. Des agriculteurs qui cultivent en harmonie avec leur environnement pour nourrir leur famille et approvisionner les marchés locaux. Des mineurs qui s’organisent en coopérative pour améliorer leurs conditions de travail. Des membres d’associations qui sortent de nombreux jeunes de la délinquance. Des enseignants qui se démènent pour offrir un enseignement de qualité et selon la vision locale à un maximum d’enfants. Des villageois qui règlent leurs conflits de manière traditionnelle et pacifique. Des entrepreneurs qui créent des entreprises éthiques et responsables axées sur des valeurs locales. Des académiciens qui analysent les chaînes d’approvisionnement en minerais et cherchent à comprendre comment les rendre plus justes et équitables. Des juristes qui tentent de faire respecter les droits des communautés. Des artistes qui expriment la beauté de l’âme congolaise. Des politiciens qui essaient de lutter contre la corruption. Des Denis Mukwege par millions. Tous méritent une couverture médiatique à la mesure de leurs efforts afin d’offrir au Congo un avenir à la hauteur de sa beauté.
Brieuc Debontridder
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici