Carte blanche
Le mérite, ça ne se mérite pas ! (carte blanche)
La médecine, la biologie surtout, sont devenues des éléments inséparables de la réflexion philosophique. A la lumière des récentes découvertes en génétique, quelle marche de manoeuvre reste-t-il à chaque individu pour disposer de lui-même comme il l’entend, s’interroge dans son livre « L’illusion nécessaire » le Pr Philippe Meyer, membre de l’Académie des Sciences de France?
L’immense différence physique, psychologique, comportementale, entre les hommes donne à chacun l’illusion qu’il est totalement libre de ses choix, une notion qui est la clé de voûte de l’épanouissement de l’âme. Nous nous trompons, affirme l’auteur. Aujourd’hui, on le découvre petit à petit, la liberté de choisir est menacée par des déterminants de toute nature, par des dons reçus et subis, des contraintes génétiques, des ordres moléculaires qui nous sont imposés. La seule vraie liberté qui reste, c’est celle d’exploiter les acquis de notre existence en les articulant au mieux avec notre patrimoine génétique qui lui est déterminé. Et l’auteur de proposer la naissance d’une nouvelle discipline, une « biophilosophie » qui prendrait en compte tous les acquis de la science pour repenser l’Homme.
Spinoza ne dit pas autre chose en affirmant qu’être libre, c’est non s’arracher à ses déterminismes (impossible et absurde), mais c’est apprendre à les connaître, à amadouer les accablants et à valoriser les bienfaisants.
Toute la doctrine stoïcienne repose sur la notion ď un destin défini à l’échelle cosmique et ďaprès lequel l’ordre du monde , la succession des faits, les événements qui composent la vie humaine sont déterminés selon une nécessité immuable. « Malgré le sentiment que j’ai ďêtre aux commandes, je suis de plus en plus impressionné par les indices qui paraissent démontrer que mes neurones font tout sans me demander mon avis ».( « Sept vies en une. Mémoires ď un prix Nobel » Christian de Duve). « La plupart des gens ne veulent pas admettre que l’ordre qui régit leur vie soit imaginaire, mais en fait chacun naît dans un ordre imaginaire préexistant; dès la naissance, les mythes dominants façonnent nos désirs même les plus égoïstes » ( Yuval Noah Harari « Sapiens. Une brève histoire de l’humanité »).
Les affirmations qui confortent ce paradigme jalonnent l’histoire en grand nombre. Illusoire est donc notre liberté de choisir la trajectoire qui conviendrait le mieux à chacun d’entre nous. Alors que nous reconnaissons la complète dépendance des animaux à leur instinct, nous nous illusionnons sur notre libre arbitre sous le couvert trompeur d’une intelligence faussement autonome.
Si l’on ne peut qu’entériner nos déterminismes innés, on est légitimement en droit de supposer que nos rencontres, nos expériences, notre éducation, nos connaissances constituent aussi des déterminismes de parcours individuel aussi puissants que ceux fournis à la naissance au même titre que les traditions discutables et les discriminations honteuses, la plupart aux origines trafiquées par l’imaginaire ou même parfois par le surnaturel et depuis longtemps ignorées (le livre « Sapiens » déjà cité les relève pertinemment), font partie de notre arsenal culturel de croyances douteuses.
Dans la hiérarchie de notre gouvernance, ces déterminisme innés et acquis tracent de façon indélébile notre profil, occupent tous les postes de commandement et laissent nous leurrer sur notre capacité à corriger leurs diktats.
Le mérite connoté
Quel mérite positif dès lors pouvons-nous revendiquer dans notre vie ordinaire d’avoir rempli correctement la mission à nous assignée grâce aux éléments ad hoc fournis initialement et opportunément récoltés en cours de route ? Le mérite connote l’effort, le volontariat, l’initiative. Rien de tout cela n’existe, si tout nous est fourni et imposé à notre insu ; si nous n’avons qu’à suivre les instructions, comme dans le montage d’un meuble préfabriqué, livré avec les matériaux, l’outillage, les schémas adaptés, où le décodage et la manutention ne dépendent que d’un minimum d’acquis. Même pour les plus doués qui créeront leur propre meuble, quelle gloire peuvent-ils en tirer alors qu’on (?) a mis à leur disposition les matériaux certes bruts mais en même temps tous les moyens nécessaires pour les affiner artistiquement.
Quel mérite en effet reconnaître à Mozart qui, à 6 ans déjà, a composé une oeuvre musicale majeure ? La performance n’est-elle pas du même ordre que celle d’un autiste capable d’aligner sans effort plusieurs centaines de décimales de Pi ? Aucune éducation, aucune technique, aucun apprentissage acquis pour atteindre un tel niveau. Leur anormalité positive est innée, il suffit de l’exploiter. « Le génie n’est que l’enfance nettement formulée » (Baudelaire). L’auteur conforte ici l’idée de l’innéité d’aptitudes hors normes (en latence dès la naissance), au mérite minoré par la locution « ne que », qui se manifestent à l’enfance par une extériorisation parcellaire, désordonnée, balbutiante, tâtonnante, indécise, cependant déjà décodable par les plus clairvoyants, mais lisible par les autres plus tard lors de sa pleine affirmation mature. Pourtant applicable aussi à toutes les capacités ordinaires, l’assertion les néglige au seul profit de ces figures exceptionnelles (en bien ou en mal), soulignant ainsi leur fondement constitutif et peut-être génétique (cousinage de génie et de gènes ?) et leur variabilité d’intensité : amplification, affermissement, épanouissement ou atténuation, estompage, étiolement, mais aussi, contrairement aux autres, leur impossibilité d’acquisition ou de conquête. Et même si toute entreprise d’exploitation des potentialités exige éducation, persévérance, détermination, jusqu’auboutisme, leur mobilisation tient non pas à une liberté de choix, mais bien à l’activation de composants internes et externes (dés)avantageusement octroyés ou distribués. Faut-il pour autant nier la valeur de l’effort dans l’accomplissement de l’activité librement (?) choisie ? Certes non, mais rien de comparable entre un effort alourdi, car accompli sans appétence et sans dispositions facilitatrices, et celui allégé par l’extériorisation d’une attente, d’une latence et de potentialités conscientes ou non. Dans ce cas-ci peut-on encore parler d’effort ou alors dans le sens de mise en place des moyens nécessaires à l’aboutissement du projet sans qu’il soit question de contrainte ou de coercition ?
Le revers de la médaille du mérite
« Rien de pire qu’une société fondée sur le mérite »(Paul Valéry). Les dominants seraient erronément confortés dans leur supériorité alors qu’une plongée même sommaire dans leur ombre historique mettrait en lumière des héritages, patrimoines, donations, malversations, hasards bienveillants et autres avantages étrangers à leur mérite personnel. Les dominés se sentiraient encore plus responsables de leur infériorité. La reproduction des strates sociales déjà si active dans tant de secteurs et particulièrement à l’école, en dépit de ses promesses fallacieuses de correctif égalitaire, trouverait une légitimité supplémentaire pour se renforcer et, pourquoi pas ?, accréditerait un peu plus la thèse malthusienne de la limitation des naissances avant tout à l’adresse des pauvres accusés de ne pas chercher assez à s’extraire de leur condition médiocre et donc de mériter leur sort . Semblable discours est tenu actuellement vis à vis des chômeurs traités d’assistés privilégiés alors que, à l’évidence, ils sont victimes du système économique qui offre l’opportunité aux vrais profiteurs de puiser à leur gré dans une réserve de travailleurs démunis et soumis pour les culpabiliser et les exploiter. En effet qui peut encore croire à la fable d’une absence délibérée de volonté de la majorité des demandeurs d’emplois quand pour une offre se présentent des dizaines de candidats ? Nous sommes entrés résolument dans l’ère post-laborem où le plein emploi est devenu un leurre et le chômage un alibi à une exploitation vicieuse.
Nos jugements tenus en et au respect
Dans la méconnaissance de l’intime et du parcours de l’autre, il convient de s’abstenir de jugements négatifs ou d’opprobres ( « il a mérité sa punition ») surtout quand ils stigmatisent des comportements défaillants aux yeux de l’accusateur et pourtant sans préjudice pour la collectivité. Pétri d’orgueil, l’intolérant exile, excommunie, uniformise, sait l’insaisissable, incarne l’absolu, certificalise la certitude. Traversé par le doute, le tolérant convoque humblement la diversité, l’invite à partager la table commune et lui réserve même la place d’honneur. Quel bénéfice tant pour l’individu que pour la collectivité que de s’interdire toute
injonction ou toute obligation qui sortirait du champ du respect de l’autre, surtout dans le domaine des croyances. Tout est dit, mais rien n’est dit. Car le respect de soi, des autres, de la vie dans toutes ses composantes s’avère des plus fluctuant. Le « Tout coule » d’Héraclite trouve son intuition confortée en permanence dans le quotidien sociétal. Ce concept ne se conçoit que dans la mouvance. Un jour légalisé, le lendemain aboli. Ici on excise et circoncit, là on interdit la fessée ; ici on sacralise la vache et on se veut végétarien, là on accepte l’élevage concentrationnaire des animaux ; ici on condamne l’avortement et l’euthanasie sans rejet de la peine de mort et là on institutionnalise le mariage gay avec ouverture sur la procréation assistée. Le respect dans ses multiples facettes épouse et épuise trop de couleurs et de formes d’un kaléidoscope imaginaire pour initier une codification universelle et intemporelle. Il ne peut être que le résultat d’un consensus basé sur les vertus d’une conscience, d’une cohérence et d’une honnêteté sans cesse affûtées, dans l’acceptation des contradictions inhérentes à la condition humaine mais les plus minimalistes possibles. Ce
qu’ont compris certains adeptes du « vivre et laisser vivre », fondement du bouddhisme jaïniste, qui se déplacent, vêtus de vent et de lumière, c’est-à-dire nus (uniquement les hommes) avec
des clochettes attachées aux chevilles pour chasser les insectes éventuellement cachés sous leurs pas et ainsi éviter de les écraser. Leur dépouillement extrême, garant de cette recherche de respect absolu, dépend cependant de la solidarité et donc du degré d’agressivité de ceux qui ont produit la nourriture qu’ils mendient, par exemple au moyen de pesticides, ou les biens (certes infimes) nécessaires à leur survie. Ajusté à mesure plus humaine dans la vie dite ordinaire, jusqu’où ce non-interventionisme peut-il s’exprimer ? « On ne s’habitue pas à ce que nos actes n’aient aucun sens, que les bons comme les mauvais engendrent au hasard les bienfaits ou la pestilence. Dieu est toujours, toujours muet. Nous n’avons, pour fonder le bien et le mal, que le sable mouvant des intentions. Rien ne vient nous guider ». C’est ainsi que unes’exprime un des personnages de Vercors dans « Les Animaux Dénaturés » qui prolonge son raisonnement dans cette logique quelques pages plus loin : « Qu’est-ce qui nous permet de juger ? Sur quoi nous appuyons-nous ? La notion fondamentale de culpabilité, comment la définir ? Sonder les coeurs et les reins, quelle prétention ! ».
Aussi à défaut de critères et de jugements objectifs, nous sommes en droit de combattre ce que nous qualifions de mal dans un esprit de protection et de préservation (instincts de sécurité et de conservation obligent) mais pas de punition ou de vengeance. Toute condamnation varie selon le degré de responsabilité dévolue au délinquant ou contrevenant. La justice, digne de ce nom, s’y attelle avec ses faibles moyens à cause de la méconnaissance des mécanismes internes et externes qui ont présidé aux déviances humaines, ainsi (mal)nommées eu égard à un référentiel aussi arbitraire que nécessaire. Il suffit de voir les querelles d’experts qui se contredisent de bonne foi pour se
convaincre de l’extrême difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de poser un diagnostic fiable quant au degré de responsabilité des accusés. Les circonstances aggravantes ou atténuantes ne sont que des reflets superficiels et peu éclairants de structures constitutives, intimes, souterraines, insondables, car ignorées de tous, y compris de l’intéressé, victime de cette « anormalité » négative, pendant de la positive à l’irresponsabilité tout aussi éclatante.
Terminons par un comportement exemplaire qui impose le respect. Celui du chanteur Julos Beaucarne qui, le soir même de l’assassinat de sa femme par un travailleur immigré qu’ils avaient hébergé, écrivit une lettre à la fois émouvante et surprenante pour le commun des mortels, non pour crier vengeance, mais pour oeuvrer à » remettre d’aplomb et d’équerre la société malade, par l’amour, l’amitié et la persuasion ». Tout en étant « au fond du panier de la tristesse – on doit chacun, dit-on, manger un sac de charbon pour aller au paradis -« , il conclut » je pense de toutes mes forces qu’il faut s’aimer à tort et à travers ». Quelle leçon d’humanité!
Pierre Crombez– Enseignant à la retraite.
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