Le bunker allemand qui valait 15 milliards au temps de la guerre froide
La bourgade de Cochem a longtemps ignoré qu’elle vivait avec un trésor enfoui sous les pieds. C’est dans le secret absolu que l’Allemagne y a caché, à l’abri des Soviétiques, une monnaie de secours durant la guerre froide.
Nom de code de l’opération : « BBK II ». C’est ainsi que la banque centrale de la République fédérale allemande (RFA), l’Allemagne de l’Ouest, avait baptisé la monnaie qu’elle avait créée de toutes pièces, fabriquant des millions de billets stockés dans un abri antinucléaire.
Petra Reuter a les yeux qui brillent lorsqu’elle évoque cette histoire digne d’un roman d’espionnage : « un montant incroyable de 15 milliards de marks a été entreposé ici », entre 1964 et 1988, explique la sexagénaire désormais propriétaire du bunker souterrain de 1.500 m2.
Les tensions géopolitiques entre l’Est et l’Ouest atteignaient à l’époque leur paroxysme. Que se passerait-il si l’Allemagne était la cible d’une attaque sur son système monétaire ? La monnaie de secours « BBK II » devait entrer en jeu.
« La crainte que de la fausse monnaie soit introduite à travers le rideau de fer afin de nuire à l’économie ouest-allemande » a probablement motivé cette opération un peu folle, explique Bernd Kaltenhaüser, président de l’antenne de la Bundesbank en Sarre et Rhénanie-Palatinat, région où se trouve Cochem.
A la barbe des espions
En cas d’attaque, les banquiers centraux voulaient être prêts à « distribuer des séries de remplacement en deux semaines dans tous les recoins de la République », raconte Mme Reuter.
Lorsqu’elle et son mari ont acheté le bunker en 2016, pour en faire un musée, ils n’imaginaient pas être rattrapés par l’actualité.
Depuis la guerre déclenchée en Ukraine par la Russie, « des gens de notre entourage nous demandent s’il y aurait de la place pour eux en cas d’urgence dans le bunker », assure-t-elle.
Elle a le sentiment d’un « bond en arrière de 60 ans ». Spectre de troisième guerre mondiale, risque nucléaire, « les craintes sont les mêmes », confie-t-elle.
Derrière sa lourde porte de fer, l’abri paramilitaire en forme de L, avec ses longs couloirs, sas de décontamination, bureaux équipés de téléscripteurs, téléphones à cadran, rappelle aux visiteurs l’ambiance de la guerre froide.
La pièce maîtresse comprend douze cellules grillagées où, pendant près de 25 ans, ont été stockés jusqu’au plafond quelque 18.300 cartons enfermant les millions de coupures de 10, 20, 50 et 100 marks.
La face recto des billets parallèles ressemblait à s’y méprendre à celle des marks alors en circulation, le verso s’en différenciant fortement.
L’approvisionnement en billets du bunker de Cochem a duré des années, moyennant des centaines de rotations de camions, sans que personne, ni les habitants, ni même les espions de la Stasi est-allemande, ne se doute de rien.
Opération « Bernhard »
Il faut dire que la Banque fédérale d’Allemagne avait une couverture idéale : le bâtiment abritant le bunker était officiellement un centre interne de formation et de repos de ses salariés, dans un quartier résidentiel de la commune.
Cochem, situé à une centaine de kilomètres des frontières belge et luxembourgeoise, avait été choisi pour son ancrage loin du rideau de fer et donc pas à portée immédiate des chars russes en cas d’invasion.
Construit à flanc de coteau, l’ouvrage bénéficiait aussi d’une « meilleure résistance en cas d’attaque nucléaire, l’onde de choc passant au-dessus de la vallée », assure Petra Reuter.
« Les citoyens de la commune ont été stupéfaits de découvrir ce trésor, caché depuis si longtemps près de chez eux », témoigne Wolfgang Lambertz, ancien maire de la commune de 5.000 habitants, dans le Land de Rhénanie-Palatinat.
Les leçons de l’histoire ont certainement joué dans la conception du projet : les nazis avaient fomenté pendant la Seconde guerre l’opération « Bernhard », faisant fabriquer par des prisonniers des camps de concentration des Livres Sterling contrefaites avec l’objectif d’en inonder l’Angleterre.
En ajoutant les réserves stockées dans les coffres de la Bundesbank à Francfort, 25 milliards de cette monnaie parallèle auront été imprimés au total, correspondant grosso modo au montant de la masse des billets en circulation en 1963.
L’ensemble des coupures fut finalement déstocké, passé à la broyeuse puis les filaments brûlés entre 1988 et 1989, année de la chute du Mur de Berlin.
Créer une monnaie de secours aujourd’hui ? » Cela n’aurait plus de sens car il y a moins de fausse monnaie en circulation », souligne M. Kaltenhaüser, les imitations étant rendues très difficiles, et « les paiements en espèces sont moins nombreux ».
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