« La Russie connaît une accélération vertigineuse de la répression contre tous ceux qui pensent autrement »
Avec la dissolution de Memorial International, la plus ancienne ONG russe, Vladimir Poutine franchit une nouvelle étape dans la liquidation de toute contestation. La réponse à une perte d’adhésion de la population?
L’ONG Memorial International et la branche droits humains de Memorial ont été dissoutes fin décembre 2021 sur décision de la Cour suprême et d’un tribunal de Moscou. Cette attaque en règle contre la plus ancienne ONG russe semble témoigner d’un nouveau tournant répressif du pouvoir russe. Politiste à l’ULB et spécialiste de la Russie, Aude Merlin décrypte les conséquences de ces dissolutions.
L’arrêt forcé des activités de Memorial constitue-t-il une nouvelle étape dans la répression des ONG de la société civile en Russie?
La Russie connaît une accélération vertigineuse de la répression contre tous ceux qui pensent autrement. La liste des prisonniers politiques s’allonge (plus de quatre cents), le nombre de médias et d’ONG affublés du stigmate d’agent étranger également (près de cent). L’année 2021 a été marquée par la condamnation d’Alexeï Navalny, dont les investigations sur les hauts faits de corruption représentent une menace pour le pouvoir. Memorial est la plus ancienne et la plus prestigieuse ONG russe, dont le travail rigoureux, sérieux, scientifique, est irremplaçable. Sur le plan du symbole, c’est très violent. S’attaquer à cette ONG est en effet franchir un palier. L’ existence même d’ONG indépendantes en Russie devient en soi une gageure.
L’existence même d’ONG indépendantes en Russie devient en soi une gageure.
Cette attaque peut-elle accroître la défiance de la population à l’égard du pouvoir?
Cette liquidation peut en partie accroître la défiance de la population à l’égard du pouvoir, même si le socle du taux d’approbation à l’égard de Vladimir Poutine reste globalement stable (65% en décembre 2021). En tout cas, une partie de la population est lucide. Près d’un tiers des Russes, d’après l’Institut Levada, disaient connaître l’existence de Memorial début décembre 2021, tandis que 70% déclaraient n’en avoir jamais entendu parler. Parmi les premiers, 58% ont une opinion positive de Memorial et 46% considèrent que sa liquidation procède d’une politique visant à écraser l’activité de toutes les organisations indépendantes du pouvoir. La défiance s’est exprimée en partie dans les urnes, même si on a une vision biaisée étant donné les fraudes. Mais d’après le chercheur Dmitri Orechkine, qui avait procédé à des calculs sur la base des estimations indépendantes, le soutien dans la population en faveur du parti au pouvoir Russie unie a décliné (31% et non pas les 49% proclamés lors des élections législatives de septembre 2021), tandis que le Parti communiste remontait à 25 – 28% en réalité (et non pas les 18,9% officiels). C’est justement face à cette perte d’adhésion que le pouvoir joue son va-tout en réprimant de plus en plus violemment.
Comment expliquer ce raidissement accru du pouvoir russe?
Ce raidissement s’inscrit dans la droite ligne des dynamiques à l’oeuvre. Un pouvoir qui ne suscite plus un fort assentiment dans certains segments de la population – il a usé ses différentes techniques pour maintenir l’adhésion à son maximum. Un contrat social qui s’épuise (stagnation économique, perte de pouvoir d’achat, amputation des salaires). Des individus qui révèlent l’ampleur de la corruption, comme Alexeï Navalny qui a été neutralisé par le pouvoir parce que ses investigations étaient virales, regardées par des millions d’internautes. Lui et son frère ont d’ailleurs été déclarés prisonniers politiques par le Centre des droits humains Memorial. Autre dynamique, des témoignages de torture dans les prisons qui se diffusent à travers le pays. Et enfin, l’échéance de 2024, date de la fin du mandat de Vladimir Poutine, qui n’est pas si éloignée…
Les travaux de Memorial International sur les exactions du régime soviétique étaient-ils de nature à contrarier la vision de l’histoire russe que souhaite imposer Vladimir Poutine?
Le président russe a construit une narration officielle surplombante en utilisant à l’envi la victoire soviétique sur le nazisme et en glorifiant le régime soviétique. C’est dans cette optique que la très officielle Société russe d’histoire militaire a fait taire l’historien Iouri Dmitriev, qui purge une peine de 15 ans. Ses recherches sur les exécutions par le NKVD, l’ancêtre du KGB et du FSB, dérangeaient. Le sociologue Boris Doubine parle même d’une « restalinisation », avec la diffusion d’une image de Staline positive et l’occultation ou la minimisation des crimes commis par l’Etat soviétique contre ses propres citoyens. Comme le rappelle Nicolas Werth, le président de Memorial France, la persécution de l’organisation s’est accrue à partir de 2016, lorsque l’ONG a commencé à publier des listes de donneurs d’ordre et d’exécutants des répressions, qui étaient des agents du NKVD. Il s’agit d’envoyer un message clair qui transcende le temps et vaut tant pour les recherches en histoire que pour les dénonciations documentées des violations des droits humains perpétrées par des agents de l’Etat: l’Etat ne saurait être tenu responsable de crimes ; toute personne s’aventurant à exposer la responsabilité de l’Etat risque gros.
Les tensions sur le front ukrainien, avec le déploiement de troupes russes à la frontière, participent-elles d’une volonté d’unir la nation contre un ennemi extérieur, l’Occident, les Américains?
Elles y participent en partie, et s’inscrivent dans la construction d’un ennemi occidental mais, pour le moment, la population russe semble plutôt indifférente. Il n’y a pas de gros effet de souffle, contrairement à ce qui s’est passé en 2013 – 2014, avec la crise en Ukraine, ou en 2008, avec l’intervention en Géorgie.
L’ouverture de « négociations » avec les Etats-Unis sur le dossier ukrainien, en janvier, ne consacre-t-elle pas une victoire de Vladimir Poutine?
La diplomatie russe est très affûtée, assez sophistiquée. Vladimir Poutine est rompu aux méthodes de stratégie de tension. Montrer les muscles permet en effet de lui donner ensuite une longueur d’avance pour négocier. En même temps, de l’avis de nombreux analystes, lancer une nouvelle guerre ne serait pas bénéfique pour la Russie en ce moment, d’autant que la souveraineté de l’Ukraine est déjà amputée.
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