« La notion de démocratie au Moyen-Orient est une farce »
Dans La Langue oubliée de Dieu (1), l’écrivain libano-canadien Saïd Ghazal puise dans les souvenirs de ses grands-parents, qui ont dû fuir la Turquie au moment du génocide de 1915, la source de son combat pour la pérennité de la langue syriaque, celle qui était parlée du temps de Jésus. Aujourd’hui autant menacée que l’existence même des chrétiens d’Orient.
Pourquoi avoir choisi de consacrer un livre à la langue syriaque à travers les souvenirs de vos grands-parents ?
Les Syriaques, les Chaldéens, les Assyriens, toutes ces minorités chrétiennes font l’actualité aujourd’hui : quand ce n’est pas pour un génocide, c’est pour un exode. Mais des événements de 1914-1915 en Turquie, l’histoire n’a retenu que le génocide arménien ; elle a oublié celui perpétré contre les Syriaques, qui a fait quelque 250 000 morts. Ma grand-mère nous racontait des épisodes de leur vie en Turquie avant de devoir prendre le chemin de l’exil. Ils étaient tous étroitement liés à la langue syriaque. A l’époque, elle était encore parlée au quotidien à la maison. Aujourd’hui, elle est en voie d’extinction. C’est pourtant une langue millénaire, sémitique, qui se rapproche de l’hébreu, du chaldéen, de l’assyrien. On parle peu de cette agonie, surtout de façon romanesque. C’est pourquoi j’ai décidé d’en faire le thème de mon livre. L’intention était d’évoquer les traditions et la culture de mes grands-parents en tant que représentants de toute une communauté. Pourquoi l’avoir titré La Langue oubliée de Dieu ? Parce que le syriaque, ou l’araméen, était parlé par Jésus, le fils de Dieu….
Pensez-vous réellement qu’elle est en voie d’extinction ?
Bien sûr, elle sera toujours étudiée dans les universités comme une composante des langues sémitiques. Mais l’usage au quotidien finira par s’éteindre. Un simple exemple : je parle le syriaque mais plus mes enfants ; même chose pour ma soeur et mes frères.
Pourrait-elle survivre si la présence des chrétiens d’Orient subsistait ?
Pour cela, il faudrait que l’Eglise maronite (NDLR : la seule Eglise orientale à s’être unie à Rome après le schisme de 1054) qui domine l’Eglise syriaque au Liban, assume son rôle majeur. La survie du syriaque dépend de son enseignement dans les écoles, domaine dans lequel le poids de l’Eglise maronite est prépondérant. Or, rien n’est entrepris en ce sens. Cette désaffection est aussi due au fait que, quand la guerre civile a éclaté en 1975 au Liban, la plupart des chrétiens à avoir pris le chemin de l’exil étaient issus de la communauté syriaque. Un grand nombre de ses membres se sont retrouvés en Suède où ils continuent, de façon admirable, à parler le syriaque.
La langue pourrait-elle alors survivre dans la diaspora ?
Pas de génération en génération.
Pensez-vous que, comme l’affirme Sowo, le grand-père héros de votre livre, la fonction de l’écriture est » d’ébrouer nos malheurs » ?
Je le crois profondément. Je suis oriental, méditerranéen, et par conséquent nostalgique et sentimental. Pourquoi ? Parce que je suis de nature passéiste ; je suis plus à l’aise avec le passé qu’avec l’avenir. Lorsque j’ai été forcé à l’exil à cause de la guerre du Liban, j’ai espéré pouvoir perpétuer l’enfance, l’adolescence, la joie de vivre que j’avais laissées derrière moi. Cela n’a pas été possible. Résultat : ces dernières années, j’ai passé la majorité de mon temps à vivre en quête d’un passé qui me manque. Je me suis rendu compte que je voyais mes grands-parents aussi comme cela, l’échine brisée d’avoir porté un trop lourd bagage. En en parlant, ils se délestaient de ce poids. Le moyen le plus thérapeutique que j’ai trouvé pour m’alléger, moi aussi, et pour aller de l’avant a été de coucher ces souvenirs sur papier. L’objectif était d’abord d’écrire pour écrire, pas pour être publié. Pour preuve, j’ai gardé ce roman dans un tiroir pendant des années.
Ce qui rend le Liban vraiment unique, c’est la présence chrétienne.
Le fait d’être lettré, est-ce un passeport pour la liberté ?
Wardé, ma grand-mère, était analphabète. Elle aimait beaucoup le cinéma indien. Quand elle allait voir des films, elle m’emmenait avec elle parce que, comme elle ne savait pas lire, en l’occurrence les sous-titres, c’est moi qui les lui lisais. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est donc une femme analphabète qui m’a appris la lecture et la littérature. Quand Verlaine dit » et tout le reste est littérature » dans le sens » ce n’est pas important » ; moi je dis » merde à tout, sauf à la littérature « , parce que la littérature et la culture m’ont sauvé, physiquement, d’une dépression suicidaire… A n’importe quel moment, je peux entamer un voyage rien qu’à entendre le livre craquer à la première page. C’est un moment jouissif.
Trop ressasser ce lourd passé n’est-il pas un handicap pour l’avenir ?
Oui, sans doute. Mais, à l’aune de ce que nous avons vécu, pour tourner la page, il faudrait brûler le livre. C’est hors de question pour les Syriaques. Parce que notre histoire a été et est très riche. A une époque, l’ensemble de la région parlait notre langue.
Vous évoquez à plusieurs reprises l’importance de l’Eglise. Mais, dans votre livre, Sowo est présenté comme un anticlérical. Voulez-vous signifier par là que la hiérarchie ecclésiale est trop conservatrice ?
Sowo est un antihéros et sa haine anticléricale, effectivement, est vive. Pour moi, l’Eglise syriaque n’a pas oeuvré suffisamment pour venir en aide à la communauté et perpétuer la tradition et la langue. Regardez la communauté arménienne, arrivée à peu près au même moment au Liban. Elle est aujourd’hui très puissante économiquement et contribue de façon incroyable à la bonne marche de l’économie libanaise. En outre, elle a des ministres, des députés, des hommes d’affaires. Les Syriaques n’en ont pas. Il faut certes tenir compte du background. Les Arméniens, en Turquie, étaient des industriels et des commerçants ; les Syriaques étaient des ruraux. Mais après trois générations, on pourrait tout de même espérer un rééquilibrage. Quand on connaît la richesse de l’Eglise, on est en droit de se demander pourquoi elle n’a pas fait plus pour les membres de la communauté.
Pour une communauté minoritaire sur sa terre natale ou contrainte à l’exil, la religion n’est-elle pas en définitive plus que de la religion, aussi une part de son identité ?
Oui, la religion relève de l’appartenance identitaire. Qui plus est au Liban, qui vit sous un régime communautariste entre sunnites, chiites, chrétiens… L’identité n’y est pas nationale mais communautaire. Cela vaut pour les 19 groupes qui composent la population. Mais la communauté syriaque, au contraire d’autres, n’est pas encore parvenue à s’imposer au sein de cette société. Si la majorité des chrétiens ayant fui en 1975 étaient syriaques, c’est parce qu’ils vivaient dans des conditions sociales misérables. Ils auraient pu revenir deux ou trois ans plus tard si toutefois, une assistance sociale, un soutien financier provenant de l’Eglise les y avaient incités.
La dérive autoritaire de la Turquie, les conflits en Irak et en Syrie… : pensez-vous que de toute cette agitation peut sortir un mieux pour les chrétiens d’Orient, une fois que les armes se seront tues ?
La notion de démocratie au Moyen-Orient est une farce. Les pays du Golfe sont des royaumes régis par des traditions tribales où le pouvoir se transmet dans la même famille. Au Levant, la Jordanie, la Syrie… sont aussi des dynasties qui se perpétuent de père en fils. Il ne reste qu’un petit pays de 10 450 km2, le Liban, qui se targue d’être démocratique. Mais qui ne l’est pas. Certes, il y a une assemblée, un gouvernement, des députés, des ministres. Mais ce sont des seigneurs de la guerre qui ont transmis leurs privilèges à leurs enfants et qui régentent tout. Pour les chrétiens, franchement, je ne vois pas d’avenir dans ce panorama. En Syrie où les chrétiens sont plus minoritaires que jamais, en Jordanie où le pouvoir doit composer avec les Frères musulmans, en Egypte où les coptes sont massacrés, comment être optimiste pour les chrétiens ?
L’influence des islamistes rejaillit-elle indirectement sur les pouvoirs en place ?
Chez les musulmans, le religieux et le politique sont imbriqués. Et, selon le principe de la oumma, la communauté, la notion de territoire n’existe pas. Les frontières du Liban ont été créées à la sortie de la Première Guerre mondiale par les Anglais et les Français. Pour les musulmans, elles n’ont aucune valeur. Seule compte l’identification religieuse. Le musulman indonésien se sent très proche du musulman syrien parce que le Coran gère et légifère. Le Coran, c’est un code de conduite.
Le Liban ne pourrait-il pas tout de même rester un îlot de cohabitation relativement harmonieuse entre les communautés ?
Il le restera. C’est une question d’équilibre. Mais qui dit équilibre, dit fragilité. N’importe quoi peut venir chambouler l’ordre établi. Vous avez en Belgique un système institutionnel qui ménage les communautés de manière démocratique. Qu’est ce qui empêche le Liban d’évoluer de la même manière ? En fait, le pays est exposé à tous les courants politiques de la région. Comment voulez-vous qu’il y règne une stabilité quand celle-ci est absente en Syrie, en Jordanie, en Palestine…
Comment jugez-vous l’attitude des Occidentaux à l’égard des chrétiens d’Orient ?
Désintérêt. Si ces pays avaient voulu peser sur une solution aux conflits actuels, ils auraient dû s’engager il y a quelques années. Mais Barack Obama a décidé de rester au balcon. L’enjeu est pourtant de taille. Dans l’ensemble, les musulmans libanais sont des modernistes. Ils le répètent à qui veut l’entendre. Mais ce qui rend le Liban vraiment unique, c’est la présence chrétienne. Elle donne cette saveur qui fait que c’est un pays européen sans l’être tout à fait.
(1) La Langue oubliée de Dieu, par Saïd Ghazal, éd. Erick Bonnier, 236 p.
Bio Express
1957 : Naissance à Beyrouth le 18 novembre.
1975 : Quitte Beyrouth en raison de la guerre… le 18 novembre.
Années 1980 : Etudes à Montréal en administration des affaires et en journalisme.
2016 : Publie La Langue oubliée de Dieu.
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