Karadzic, de bourreau Srebrenica à gourou
Après 12 ans de cavale, Radovan Karadzic, l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie sera arrêté en juillet 2008. Durant cette décennie, l’un des bourreaux du massacre de Srebrenica, dont on commémore les 20 ans ce 11 juillet, a vécu une hallucinante deuxième vie. Il s’était reconverti en guérisseur.
Radovan Karadzic, l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie a été arrêté en juillet 2008. Il sera jugé devant le Tribunal international de La Haye pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis entre 1992 et 1995 en Bosnie-Herzégovine. Le conflit européen le plus meurtrier depuis la fin de la seconde guerre mondiale avec environ 100 000 morts. Au terme d’un procès de cinq ans où le procureur a tenté de démontrer sa responsabilité dans l’épuration ethnique en Bosnie, le siège de Sarajevo, le massacre de Srebrenica et la prise en otage de soldats des Nations unies Le 26 septembre 2014, le procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a requis l’emprisonnement à perpétuité.
L’inconnu émerge d’un monde sombre et lointain. Sous sa tonnelle de verdure, dans un pavillon de la banlieue de Belgrade, Julijana le dévisage longuement, ce matin de 2006. Il se tient planté là, immense, dans le petit jour flageolant. Le front dissimulé par un chapeau, les joues pâles et dévorées par une barbe blanche, flottant dans un vieux manteau, en plein été. Il demande si le Dr Mina Minic, « de l’académie de radiesthésie », habite bien là. Elle apostrophe son mari : « Un type bizarre veut te voir. » Le type lui remet des fleurs, lui baise la main. Et Mina Minic voit une ombre gigantesque envahir son officine. Radovan Karadzic, le boucher de Sarajevo, inculpé pour génocide, l’ancien psychiatre recherché depuis douze ans, vient de recommencer sa vie. Celui dont l’existence fut de fureur et de sang s’est réincarné en marabout bioénergétique. Il sera l’élève « le plus génial » du Dr Minic.
En ce mois d’octobre 2009, le vieil homme à la face de druide reçoit dans son fauteuil, coincé entre des pendules de toutes les dimensions et des « neutralisateurs géants de radiations ». Au mur, sa « médaille de l’Etoile du magistère n° 212 », une distinction dans la profession. Minic offre aimablement un siège, le lit de camp où a souvent dormi Karadzic, propose un diagnostic personnalisé et, avant de répondre à une question cruciale, il balance vivement son pendule de gauche à droite et frappe un coup sur la table. « Il m’a fait penser à un moine renvoyé pour avoir fauté avec une nonne », commence-t-il. Karadzic s’est présenté : « Je suis le Dr Dragan Dabic, je viens de New York, j’ai étudié la psychothérapie à Zagreb et je voudrais apprendre vos techniques. »
Minic lui fait franchir un à un tous les tests : détection du poison, de l’or, des nappes phréatiquesà « Il a tout deviné, tout », dit-il, béat de fierté. Alors il hisse Dabic au grade de « général en radiesthésie », et, durant des mois, les deux hommes vont examiner, ensemble, des cohortes de patients, des inconsolables et des suicidaires qui racontent la misère, l’angoisse. Et la guerre. « Je soigne beaucoup d’anciens combattants », souligne Minic. Ainsi, en une boucle parfaite, le Dr Dabic, suave et attentif comme un proche parent, soigne la folie que le Dr Karadzic, enflammé et joueur invétéré, a semée avec d’autres, quinze ans auparavant, dans les monts de Bosnie-Herzégovine, à la tête de son royaume autoproclamé, la « République serbe de Bosnie ».
« Il avait peur d’être empoisonné », dit le Dr Minic
A quoi pense-t-il, le bon Dr Dabic, quand il visite cet ex-colonel serbe en fauteuil roulant, rongé d’idées noires ? Jamais Karadzic ne cille, ne parle de lui, de politique. Il est un autre. Il a raboté ses inflexions caverneuses, effacé le « schh » avec lequel il prononçait le « s », jusqu’au sabir bosno-monténégrin de son enfance pauvre. « Il parlait un serbe parfait, et toujours en phrases courtes », se souvient, admirative, Jadranka Sunic, directrice du centre de médecine alternative Balans Medika, qui a conservé, elle, son accent de Serbe de Bosnie.
L’étrange Dr Dabic possède plusieurs téléphones mobiles qui sonnent sans cesse ; il refuse toute nourriture et boisson offertes. « Il avait peur d’être empoisonné », lâche le Dr Minic, qui se demande parfois s’il n’a pas affaire à un espion des Américains. Sous sa tresse attachée au sommet du crâne, Karadzic est un acteur génial. « Avec gants et chapeau : blancs l’été, noirs l’hiver », souligne encore Jadranka Sunic. Dabic est venu ici, dans son centre rutilant, au c£ur de la ville. Il l’a aidée à fonder l’association Nikola Tesla (célèbre physicien serbe), spécialisée dans l’acupuncture, la pression des mains et la détection de radiations négatives. « Il a voulu rédiger un code du comportement du thérapeute », ajoute-t-elle. Car le clochard new age est devenu un guérisseur respecté, qui fait son marketing sur Internet, participe à des conférences et au festival de la Vie saine. Sa carte de visite ressemble à un prospectus publicitaire. Il combat le diabète, le stress, le vieillissementà Il contacte aussi le sexologue Savo Bojovic, connu pour sa lutte contre la baisse de la natalité en Serbie et son étude comparative sur la taille des pénis en Europe : selon lui, les Serbes sont les n° 1. Question nationalisme, Karadzic a trouvé à qui parler.
Durant toutes ces années, l’homme traqué par l’Otan se cache dans l’oeil du public. « Aux conférences, c’est vrai qu’il s’asseyait toujours devantà », observe pensivement Jadranka Sunic. Un fugitif qui cherche la lumière. Bien. Un seigneur de guerre qui menace, dès 1992 à la tribune du Parlement, les Bosniaques musulmans d’extermination, et qui professe, dans sa chronique pour le magazine national Healthy Life (Vie saine), la méditation orthodoxe et « la sensation corporelle de bien-être de l’Esprit-Saint ». La rédemption existe. Mais Jelena Vlajkovic, professeur de psychologie clinique, libelle un autre diagnostic : « Très intelligent, narcissique, bluffeur, sans aucun sens moral ni forte identité. Il peut être toutes les personnes qu’il veut. On imagine moins le rigide Mladic [l’ex-chef militaire des Serbes de Bosnie, toujours en fuite], reconverti en naturopathe… »
Au fond de lui, Karadzic jouit d’être Dabic. Nimbé de charisme, mû par la puissance et l’exhibition, bourreau et guérisseur, il a toujours côtoyé ceux qui souffrent. On raconte qu’au plus fort des bombardements sur Sarajevo, qu’il a orchestrés, l’une des anciennes patientes du psychiatre Karadzic, une Bosniaque, l’appelle, en pleine crise. Il la rassure illico : « Descendez à la cave et respirez comme je vous l’ai appris… » Quinze ans plus tard, après son arrestation, une Belgradoise contacte l’hebdomadaire Vreme, sous le choc : « Je suis allée à une conférence du Dr Dabic. Extraordinaire. De la poésie pure ! » Son premier grand rôle fut d’être écrivain : « Je suis né pour vivre sans tombeau/Ce corps humain ne mourra jamais/Il n’est pas né seulement pour sentir les fleurs mais aussi pour incendier/Tuer et tout réduire en poussière… » Karadzic a traduit ses sonnets en actes inspirés. Et même pendant sa cavale, il continuera de publier – dont un drame sur la nuit, en 2002.
Car ce qu’il redoute, plus que tout, c’est le linceul de l’oubli. « Imaginez cet homme qui, en guerre, traite avec les grandes puissances, se vit comme un héros se sacrifiant pour la nation, déplie sans arrêt ses cartes sous les caméras, et qui, subitement, doit disparaître en 1996, retrace Filip Schvarm, rédacteur en chef de Vreme et ancien correspondant de guerre. Pour un tel ego, la chute est vertigineuse. » En cavale, pour tenir, il aurait redécouvert la méditation. Les services secrets serbes lui fournissent des faux papiers, ceux d’un paysan. Et vers 2006, au 267, avenue Iouri-Gagarine, banlieue-dortoir du Nouveau Belgrade, où s’entassent 700 000 âmes dans des HLM, on voit débarquer le barde.
Au bas de l’immeuble pelé, Srdjan, un guide touristique de 35 ans, glisse, dans un sourire : « Quand on lui disait bonjour, il hochait juste la tête. On pensait que c’était un peintre. » Et s’il avait su ? « Jamais je n’aurais trahi ! À cause de la religion et parce que beaucoup de crimes ont été commis par les Croates et les musulmans. » Et pourtant, Srdjan vote Tadic, le président proeuropéen. Le coeur entre deux, en somme, à l’image d’un pays qui se débat toujours avec son passé sanglant et rêve d’un avenir, encore incertain. Preuve en est qu’à la fin 2008 l’ancien puissant et ultranationaliste Parti radical serbe s’est démantibulé après le départ de son leader, Nikolic, qui a opté pour l’intégration européenne et un parti conservateur traditionnel. « Une grande victoire, souffle un diplomate occidental. Et comme par hasard, Karadzic a été arrêté peu après le succès aux législatives des démocrates proeuropéens, fermant la page Kostunica, l’ancien Premier ministre nationaliste. » Comme par hasard, aussi, le chef des services secrets serbes a changé simultanément.
Au café, Dabic buvait, parlait un peu et contemplait son portrait
Ce qui avait commencé comme un conte homérique pour les uns, une plongée dans l’abîme pour les autres, s’est donc achevé dans le bus 73, le 21 juillet 2008. « Un mois avant, nous avons eu des suspicions sur Dabic, explique Bruno Vekaric, porte-parole du tribunal pour les crimes de guerre, à Belgrade. Au même moment, chez Stojan Zupljanin, un ancien de Bosnie et proche de Karadzic, arrêté à Nis, on a trouvé un livre barbouillé de codes dissimulant des noms de personnes, de villes. Cela a peut-être perturbé leurs plans… » Des informations sont aussi venues de l’Otan en Bosnie. Mais Vekaric s’en tient là : « On dira tout quand on aura arrêté Mladic. » Il reçoit tous les jours des menaces de mort par la poste.
Ce 21 juillet 2008, la face de gourou est placardée à la télévision : le pays est frappé de stupeur. Au comptoir de Luda Kuca (Maison folle), un QG nationaliste à 50 mètres de l’ancien appartement de Dabic, un grand froid tombe sur les hommes. Sous les photos de la sainte Trinité Milosevic-Mladic-Karadzic, ils ont passé ici des soirées avec leur héros, à écouter le chant déchirant de la gusla, l’instrument à cordes traditionnel, à se bercer de poèmes épiques, sans jamais le reconnaître. Dabic buvait, parlait un peu et contemplait son portrait. « Il avait l’air heureux », soupire Nebojsa, un client fidèle. Saisi d’une infinie tristesse, il murmure le couplet qu’ils entonnaient avec lui : « Radovan, descends de la montagne. Il y a quatre ans qu’on ne t’a pas vu… »
Son frère, Luka, un grand moustachu, attablé dans un restaurant en sous-sol de Belgrade. Il dit aussi que Radovan a été arrêté le 18 et non le 21 juillet, gardé trois jours au secret. L’a-t-il aidé, pendant la cavale ? Long silence. « Un jour, je dirai tout. »
Au soir de la fin, quand Dabic-Karadzic est entré dans le bureau du procureur, il marchait lentement, voûté, et il s’exprimait en serbe. Puis il s’est redressé, s’est mis à parler en dialecte bosniaque. Et il a commandé un whisky. Devant sa télé, le Dr Mina Minic s’est pincé, comme les autres. Aujourd’hui, il se dit « très fier d’avoir protégé Karadzic ». D’ailleurs, depuis qu’il est incarcéré, il l’a promu docteur en radiesthésie.
Delphine saubaber
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