Julian Assange : les dessous de l' »affaire suédoise »
Après avoir classé le dossier en 2017, le parquet suédois a décidé de rouvrir des investigations à l’égard de Julian Assange, sur des soi-disant allégations de viol. Quand radical-féminisme et néo-atlantisme font bon ménage : retour en forme de décodage sur l' »affaire suédoise » qui a déjà coûté des années de confinement au fondateur de Wikileaks.
Le 27 septembre 2010, Julian Assange s’embarque à Stockholm pour Berlin avant de gagner Londres. Il lui arrive une curieuse mésaventure : à Berlin, sa valise contenant trois ordinateurs cryptés et quelques disques durs a disparu. Volatilisée, intraçable…
Depuis plusieurs années, Wikileaks et ses révélations mobilisent les services de renseignements américains. Cet été 2010, l’hostilité et les attaques deviennent massives. Après la diffusion de la vidéo « collateral murder », sur le mitraillage meurtrier délibéré d’un groupe de civils dont deux reporters de Reuters à Bagdad par un hélicoptère américain, Wikileaks annonce de nouvelles révélations. Le Pentagone et le FBI sont sur les dents. Aux Etats-Unis se multiplient les appels à la capture d’Assange ˗ au minimum à son extradition, au maximum à sa « neutralisation » ˗, et en tout cas à une forte pression sur les pays où il est susceptible de se trouver. Une task force de plus de 100 personnes a été créée, centrée sur Wikileaks 24h sur 24. Les collaborateurs et les proches du site sont harcelés, sous tension permanente.
C’est dans ce contexte qu’Assange est arrivé en Suède sept semaines plus tôt. Durant ce court séjour, il a des rencontres de passage avec deux femmes, dont l’une l’héberge. Elles ont des rapports sexuels avec lui. Mouvementés ? Tumultueux ? Non protégés ? Sans entrer dans les détails, le récit qu’elles en feront est parsemé d’incohérences. Elles s’enquièrent, auprès de la police, de la possibilité de contraindre Assange à un test antisida – qu’il n’a d’ailleurs jamais refusé et qui s’avérera négatif.
Abus policiers et médiatiques
Le parquet va se saisir de ces récits pour les transformer en soupçons d’agression sexuelle et de viols, plaintes que les deux femmes n’ont pas formulées. Il s’agit alors d’une phase d’investigation préliminaire destinée à voir s’il y a lieu de poursuivre. Au moment même de la déposition de Sofia Wilén, la première des deux, la procureure de garde lance un mandat d’amener contre Julian Assange. Ce n’est pas ce que voulait la jeune femme, qui expliquera après coup avoir été « utilisée » par la police en quelque sorte. Un scénario ? Peut-être, si l’on pense que ce sont les deux femmes qui ont sans doute alerté la presse.
Le soir, une party se tient chez le Premier ministre. Y assiste un journaliste d’un tabloïd connu, Expressen. Il est informé là de cette situation – comment, on ne le sait pas, justement. Le lendemain matin, le journal titre « Assange recherché pour viol » … et l’information fait le tour du monde. L’assertion non seulement est fausse, mais en outre contraire à toute déontologie journalistique. Assange lui-même découvre l’article et prend contact pour déposer spontanément. Entretemps, le samedi, une procureure de niveau supérieur a annulé le mandat et clos le dossier, l’estimant inconsistant. Elle laisse en suspens la décision pour l’autre femme, Anna Ardin, qui n’a pas encore déposé.
Une face particulière du féminisme suédois
Tout un « réseau » en quelque sorte se met ici en branle, qu’on peut qualifier de « radical féministe »[1]. Anna Ardin est de cette mouvance. Elle est connue notamment pour avoir propagé un manuel sur les sept façons de se venger des hommes. Les policièr(e)s qui ont interrogé les protagonistes de cette affaire en sont proches aussi.
Quelques jours après, revenant de congé, la procureure en chef Marianne Ny annule l’annulation et rouvre le dossier. En dehors de sa fonction, Marianne Ny est par ailleurs une promotrice connue d’un durcissement des incriminations en matière de délits et crimes sexuels en Suède. Ensuite l’avocat Claes Borgstrom est « sollicité » pour prendre en charge les deux femmes. Borgstrom milite depuis longtemps avec Ny pour la même cause. Il plaide la culpabilité quasi ontologique et permanente des hommes en matière sexuelle.
Tout ceci constitue la première « connexion » en quelque sorte qui s’abat sur Assange. Un réseau idéologico- politico – judicaire, conservateur comme social-démocrate, qui va d’ailleurs abondamment déraper dans la gestion de ce dossier. Les irrégularités sont nombreuses. Ce qui caractérise le traitement judiciaire de cette affaire c’est que presque rien n’est fait pour sortir de la phase d’investigation préliminaire et pour aboutir à une inculpation. L’idée Assange = violeur se répand partout alors qu’il n’est pas inculpé. Sans inculpation formelle, ses avocats n’ont pas accès à tout le dossier. Or s’y trouvent des SMS et tweets échangés entre les deux femmes, qui disculperaient Assange. En effet les avocats ont pu en visualiser certains, tandis que d’autres, que les femmes avaient tenté d’effacer de Twitter, ont été retrouvés par des internautes efficaces….
Lenteurs judicaires délibérées
Après sa première déposition, Assange n’est pas interrogé pendant un mois, malgré ses demandes répétées. Lorsqu’il se décide à partir pour Berlin et puis Londres, il en obtient l’autorisation.
Après son arrivée en Grande-Bretagne, la procureure lance un mandat d’arrêt européen contre lui. Entretemps, Assange, son équipe et ses avocats ont collecté suffisamment d’indications laissant penser que les pressions américaines sur la Suède pourrait déboucher sur une extradition vers les USA s’il retournait à Stockholm. Et les Suédois refusent de donner des garanties quant à une non-extradition. Après avoir perdu tous ses recours en Grande-Bretagne pour éviter le renvoi en Suède, Assange se réfugie alors à l’ambassade d’Equateur en juin 2012, avec les suites qu’on connaît.
Alors que toutes les possibilités légales étaient offertes pour l’interroger à l’ambassade, la procureure Ny s’y refuse. Il faudra quatre ans pour que cet interrogatoire ait lieu, après que la Cour suprême suédoise ait contraint le parquet de Stockholm à y procéder.
Mieux, la journaliste Stefania Maurizi, de La Repubblica a mis la main sur les courriels échangés entre la procureure Ny et les magistrats britanniques. Ils montrent que ces derniers ont aussi tout fait pour empêcher cet interrogatoire à l’ambassade et en même temps dissuader les Suédois de se résoudre à classer le dossier.
Ces évènements et leur déroulement ont finalement pour effets qu’on ne mène pas l’enquête à bien, qu’Assange n’est pas inculpé mais toujours tenu en laisse et menacé, tout en étant confiné, incapable de bouger, et qu’on donne un maximum de temps aux Américains pour, de leur côté, monter un dossier contre Assange
Une « connexion » politique aussi
Pour les distraits, la Suède n’est plus vraiment l’image que le reste de l’Europe et du monde en avait il y a trente ans. La social-démocratie à la Olof Palme avec ses accents tiers-mondiste et autonome des grands blocs s’est affaiblie. Le monde politique et la société ont évolué clairement à droite, Au début du siècle, la Suède a effectué un virage majeur vers l’OTAN et l’atlantisme. Bosnie, Kosovo, Océan Indien, les militaires suédois participent à bon nombre d’opérations. Après le 9/11, la Suède a participé aux opérations en Afghanistan et plus tard en Libye. Les services de renseignement suédois se sont considérablement rapprochés des Américains. Ils furent zélés dans l’affaire des « prisons secrètes », les transferts et livraisons clandestines de prisonniers d’Afghanistan vers Guantanamo.
Cette collaboration devenue quasi structurelle a joué à plein dans la guerre déclarée par Washington contre Wikileaks et son fondateur Julian Assange : les USA ont demandé à tous les participants à la guerre en Afghanistan, dont la Suède évidemment, de s’investir totalement dans la chasse aux lanceurs d’alerte. De nombreuses informations montrent que les Suédois ont répondu présents aux sollicitations américaines et que, s’ils ne s’activaient pas assez, les Américains menaçaient de priver les services suédois des informations nécessaires à leur lutte antiterroriste locale.
Une partie de la classe politique suédoise est aujourd’hui proche des milieux du pouvoir à Washington. Personnage clé et emblématique de cette évolution qu’il a vivement promue, le très à droite Carl Bildt, ex-Premier ministre, ministre des Affaires étrangères au moment de l’interpellation de Julian Assange, ne fut pas en reste dans l’hostilité et les menaces affichées à l’égard de Wikileaks et de son fondateur. Il faut dire que l’implication de Bildt – chaud partisan de l’invasion de l’Irak – dans des entreprises d’armement US , et même comme « informateur » privilégié de Washington, avait été mise en évidence notamment par … des documents divulgués par Wikileaks.
La proximité entre les ennuis d’Assange en Suède et les pressions et sollicitations américaines sur Stockholm est tellement criante qu’elle pourrait expliquer la réouverture de l’investigation par la procureure Marianne Ny, ainsi que ses errances judiciaires ultérieures et irrégularités manifestes. On laissera le conditionnel, comme Assange lui-même le dit, car il n’y a pas de preuves formelles, comme Wikileaks a toujours la rigueur d’en produire. Ce qui est quasi certain en tout cas, c’est qu’une extradition de la Suède vers les USA était discutée et souhaitée par les USA, et que les craintes d’Assange étaient parfaitement fondées, qui l’ont amené à se réfugier à l’ambassade d’Equateur à Londres, avec l’issue qu’on sait aujourd’hui.
Marc Molitor
[1] Cf l’étude de Pascale Vielle, professeur de droit social à l’UCL : A gender approach of the Swedish Assange case. https://www.researchgate.net/publication/304251433
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