Joe Biden sous la pression de la gauche sur le choix de sa colistière (analyse)
Le candidat démocrate à la présidence doit composer avec la gauche, de plus en plus active, de son parti. Mais lui accorder du poids l’aidera-t-il à défaire Trump ? Le choix de sa colistière peut avoir un effet rassembleur.
Avant d’espérer défaire Donald Trump lors de l’élection présidentielle du 3 novembre prochain, le Parti démocrate doit d’abord rassembler ses courants centriste et de gauche que les primaires ont opposés dans un duel entre Joe Biden et Bernie Sanders, finalement avorté par l’avance acquise par l’ancien vice- président de Barack Obama, la crise du coronavirus et le renoncement du sénateur du Vermont.
Malgré sa défaite, le mouvement représenté par celui-ci et par la sénatrice Elizabeth Warren pèse sur la campagne du prétendant démocrate à la Maison-Blanche. La désignation de la colistière du démocrate centriste qu’est Joe Biden est un des marqueurs de cette influence.
Pour les activistes de gauche, les élections présidentielles ne sont pas une fin en soi.
Dans Des démocrates en Amérique (1), Célia Belin, docteure en science politique à l’université Panthéon-Assas à Paris et chercheuse à la Brookings Institution à Washington, relève que « la base militante du Parti démocrate a considérablement dérivé vers la gauche, évolution perceptible depuis 2016 à travers le phénomène Sanders, et qui s’est accélérée sous la présidence de Trump : une majorité des électeurs démocrates se considèrent désormais comme liberals, c’est-à-dire de gauche, alors que le nombre de ceux qui se disent modérés ou conservateurs ne cesse de diminuer ».
Les dirigeants du parti n’ont cependant qu’une préoccupation en tête : déterminer la stratégie la plus efficace permettant de battre Donald Trump. Dans cette perspective se pose à eux le dilemme de la méthode pour à la fois séduire les anciens électeurs démocrates qui ont fait défection en 2016 au profit de Trump et les républicains modérés et bien élevés qui sont rebutés par le style et les méthodes du président sortant, et à la fois mobiliser un électorat acquis aux démocrates mais peu enclins à se rendre dans les bureaux de vote, analyse Célia Belin. Un discours centriste aurait tendance à attirer les premiers quand seules des propositions plus radicales pourraient mobiliser les seconds. Joe Biden devra réussir à surmonter cette contradiction.
Journaliste au site d’information Médiapart et auteur de Génération Ocasio-Cortez (2), Mathieu Magnaudeix, depuis son poste de correspondant aux Etats-Unis, a étudié les nouveaux activistes de la gauche américaine, experts en organizing (du soutien à la mobilisation de citoyens afin de trouver des solutions à leurs problèmes) et supporters privilégiés de Bernie Sanders. Il expose en quoi leur rôle pourrait être déterminant dans la victoire ou la défaite de Joe Biden.
Les activistes que vous avez rencontrés évoquent souvent l’idée de » construire du pouvoir » alors qu’en Europe, on parlerait plus volontiers d’exercer une influence. Comment peut-on expliquer cette tendance ?
Les activistes de ces mouvements ont un rapport assez désabusé à la politique et, en particulier, à celle des démocrates. Les représentants de ce parti sont, pour beaucoup, perclus de conflits d’intérêts, ont effectué beaucoup d’allers-retours entre le public et le privé, incarnent une certaine classe sociale, sont souvent des hommes, puissants et riches. Les militants sont aussi déçus par les résultats politiques des mandats de Bill Clinton et de Barack Obama, pourtant le premier président noir des Etats-Unis. Ce dernier, lui-même un ancien organizer de Chicago, a fait beaucoup de promesses et a somme toute mené une politique assez centriste et orthodoxe, notamment en matière économique, ce qui lui a été largement reproché au moment de la crise financière de 2008. Ces activistes ont théorisé le principe que le système politique est tellement accaparé par ces caciques qu’ils n’ont pas intérêt à le changer et, donc, qu’il faut faire émerger en son sein des personnalités, comme Alexandria Ocasio-Cortez soutenue par l’association Justice Democrats, qui pourront porter leurs revendications au Congrès. Joe Biden n’est évidemment pas leur candidat de coeur puisqu’il est un tenant des politiques centristes. Malgré tout, il représente à leurs yeux un mieux par rapport à Donald Trump. Ils jugent donc que la priorité est de se débarrasser de ce dernier et qu’ensuite, par l’élan collectif qu’ils incarnent, ils pourront exercer une pression sur le nouveau président et faire progresser leurs idées. Pour eux, les élections ne sont pas une fin en soi. Elles sont une échéance importante qui leur permettra de modifier le rapport de force avec le pouvoir. Tara Raghuveer, qui se bat pour le droit au logement et contre les expulsions locatives à Kansas City, a cette phrase significative : » Le pouvoir est sur la table. A nous de l’attraper. »
La bienveillance de Joe Biden à l’égard de Bernie Sanders et de certaines de ses idées suffira-t-elle à pousser ces militants de gauche à aller voter pour lui ?
Joe Biden a rendu public un programme sur l’écologie qui est plus ambitieux que ce qu’il avait envisagé à l’origine même s’il est encore en deçà du projet de Bernie Sanders. Il y a donc des avancées. Mais rien ne garantit qu’une fois au pouvoir, il respectera ses promesses. Les militants de la gauche seront donc attentifs à leur application. Ce qui change la donne par rapport au passé est que Donald Trump s’est révélé le président de l’extrême, le plus raciste, le plus sexiste, et ce que l’on dit moins, le concepteur de la politique la plus strictement conforme aux intérêts de la petite frange de la classe la plus aisée de la société. Qui plus est, Donald Trump est celui qui a opposé l’inaction publique fédérale à la pandémie du Covid-19 et à l’explosion du chômage. Tant mieux pour ceux qui peuvent s’en sortir, tant pis pour les autres. Cela motive les activistes à vouloir passer à autre chose.
Cette contestation tous azimuts crée les conditions d’une élection difficile pour Donald Trump.
Black Lives Matter est-il un modèle de réussite de ce type d’activisme ?
Black Lives Matter est un mouvement né en 2012-2013 sous la présidence de Barack Obama. Il a été d’une grande importance pour amener une génération de jeunes à la politique. BLM a d’abord été un formidable lieu d’activisme avec des sections dans différentes villes américaines. L’intersectionnalité (NDLR : l’idée de conjuguer en un combat commun les luttes contre les discriminations de genre, de race, sociales…), née au sein du mouvement féministe noir dans les années 1970, y a été reformulée et adaptée à un contexte contemporain. Sur la question spécifique des violences policières et du racisme, BLM a été à l’origine d’un véritable tournant dans la perception du phénomène, notamment via la diffusion d’images de violences qui ont structuré la discussion. Il est impossible d’y échapper. La réaction à la mort de George Floyd résulte de cette évolution. Elle s’explique par la vision de cette asphyxie par le genou d’un policier blanc sur le cou de cet homme noir. Cette vidéo a matérialisé tout ce qu’on disait depuis des années sur la violence policière, qui n’est pas le fait de tous les policiers mais qui relève d’un système au-delà des individus. Black Lives Matter a permis de populariser un récit et une compréhension de la question des violences policières. Mais cette prise de conscience n’a été possible que parce que BLM a réalisé un vrai travail d’éducation collective et populaire au cours de ces dernières années. Mais si le mouvement a gagné la bataille sur ce terrain-là, dépassant le strict cercle de ses sympathisants, le combat contre les violences policières pourrait s’avérer encore très long et très ardu. Il ressurgit d’ailleurs de manière récurrente dans l’actualité américaine.
La mobilisation actuelle trouve-t-elle sa source dans les premières oppositions de la société civile à la présidence de Donald Trump avec l’objectif affiché d’empêcher sa réélection ?
La période de l’investiture de Donald Trump en janvier 2017 restera comme un moment marquant de contestation politique aux Etats-Unis, comparé par certains au mouvement pour les droits civiques dans les années 1960. La mobilisation de la Marche des femmes a atteint des niveaux historiques jusque dans de toutes petites villes. La nouvelle vague de manifestations consécutives au meurtre de George Floyd en a rajouté une couche. Les Etats-Unis connaissent donc un intense et large mouvement de contestation sociale. C’est un fait politique majeur. Mais il n’y avait pas nécessairement de débouché politique à ce phénomène. L’administration Trump n’en a offert aucun. On peut faire le pari que cette mobilisation aura d’une manière ou d’une autre un impact sur l’élection. Evidemment, la candidature de Joe Biden ne soulève pas un enthousiasme démesuré. Et avec l’épidémie de Covid-19, la campagne est extrêmement étrange. Celle de Joe Biden devrait finalement être menée sans qu’aucun meeting ne soit organisé. C’est particulier. Et de manière générale, on n’est pas dans une campagne du style de celles de Barack Obama. Il est cependant acquis que cette contestation tous azimuts, qui incorpore des citoyens qui s’étaient éloignés de la politique et qui n’avaient pas pensé à s’engager auparavant, crée les conditions d’une élection présidentielle difficile pour Donald Trump. Il faut prendre au sérieux l’impact que cette mobilisation peut avoir sur la vie politique américaine dans les prochains mois et années.
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