© Renaud Callebaut

Isabelle Steyer : « Comme le meurtre, le viol est un crime »

Rosanne Mathot Journaliste

En Belgique et en France, les plaintes pour viol explosent, alors que les condamnations sont en fort recul, depuis dix ans. La pénaliste française Isabelle Steyer dénonce un système judiciaire misogyne dans lequel les femmes continuent à être perçues comme « affabulatrices ». Amnesty International confirme, en pointant des lois européennes défaillantes et une culture de culpabilisation des victimes perpétuant l’impunité.

Chaque jour, en Belgique, 100 femmes subissent un viol. En France, on parle de 206 viols quotidiens et les chiffres grimpent. Et #MeToo dans tout ça ?

Comme seulement une femme sur dix dépose plainte et qu’une femme sur cent, seulement, voit son agresseur condamné, la distorsion entre crimes commis, crimes dénoncés et crimes punis est forte. Plus forte que jamais. Ce qui ne signifie pas que #MeToo ne  » fonctionne  » pas. Au contraire : #MeToo, c’est d’abord un lieu. Les réseaux sociaux, c’est l’anti commissariat. Les femmes sont enfin libres de s’exprimer, sans avoir à subir un jugement tacite. Mais de quoi parlent-elles, les femmes ? De faits de viols anciens. De faits… impossibles à prouver !

Comment prouve-t-on un viol ?

C’est très compliqué. Le droit français, contrairement au droit belge, ne prend pas le consentement en considération et il donne, de façon systématique, raison à l’agresseur. Le viol est un crime. Mais c’est un crime dans lequel il n’y a pas d’arme. Pas de témoins. Pas de pièces à conviction. Bref, c’est un crime atypique. Partout.

La justice protège-t-elle assez les femmes ?

Quand les femmes parlent et dénoncent, c’est là qu’elles sont vraiment en danger et risquent de se faire assassiner. Mais au nom de la présomption d’innocence, la femme ne sera pas protégée. Je l’ai vu, plusieurs fois, au cours de ma carrière. On préfère prendre le risque qu’une femme soit assassinée plutôt que d’appliquer le principe de précaution. C’est fou, car quand vous avez une dette avec une instance publique, on vient immédiatement saisir vos biens. Alors qu’il ne s’agit que de fric ! La justice protège d’abord les hommes, puis les biens, ensuite les femmes, et en dernier, les enfants.

La justice protège d’abord les hommes, puis les biens, ensuite les femmes, et en dernier, les enfants.

Existe-t-il un « déni » du viol ?

#MeToo montre l’étendue du drame qu’est le viol, à l’échelle mondiale. Et c’est énorme. En 1975 paraissait le premier livre sur les femmes battues, Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, d’Erin Pizzey. C’est cet ouvrage qui a lancé les premières actions contre le viol. Depuis, on a bien compris que le viol n’a rien à voir avec le sexe.

Pourtant, dans l’imaginaire collectif, les victimes de viol sont des femmes en tenue légère se comportant comme des « allumeuses ».

Penser cela est dégradant pour la majorité des hommes qui n’ont absolument rien à se reprocher. Ensuite, cela excuse le violeur, qui n’est soudainement plus un criminel, mais juste un humain-animal répondant à ses pulsions  » naturelles « . Je le redis : le viol n’a rien à voir avec le sexe ! Tant qu’on ne comprendra pas que le viol est une histoire de domination ou de violence, on n’avancera pas ! Je le plaide souvent, dans mes procès. Vous savez, jusqu’au début du xxe siècle, le législateur pensait fermement qu’une femme violée était forcément consentante : dans Les attentats aux moeurs, de Paul Brouardel, paru en 1909, on lit :  » Un homme seul ne peut violer une femme qui fait des mouvements énergiques du bassin pour le repousser. Par conséquent, si l’acte a pu être commis, c’est que la femme ne s’est pas défendue.  » Le questionnement se portait davantage sur la victime que sur l’agresseur : les fameux mythes de la mère et de la putain. Cela n’a pas changé. Les magistrats sont souvent conservateurs et misogynes.

Manifestation à Madrid en mai 2018 contre le verdict, jugé trop clément à l'égard du gang de
Manifestation à Madrid en mai 2018 contre le verdict, jugé trop clément à l’égard du gang de  » La Manada « .© renaud callebaut

La notion de « résistance » se mêle à celle du « consentement ». Pouvez-vous préciser ?

Il n’y a que huit pays au monde, dont la Belgique (NDLR : depuis 1989), qui incluent la notion de  » consentement  » dans leur code pénal, en matière de viol. Ce n’est pas le cas de la France, de l’Italie ou de l’Espagne, où l’on définit juridiquement le viol en se fondant sur l’usage de la force, la contrainte ou l’incapacité de la victime de se défendre. C’est ce que le dernier rapport d’Amnesty International dénonce :  » Des lois défaillantes en Europe et une dangereuse culture de culpabilisation des victimes qui perpétuent l’impunité.  »

Revenons sur la récente affaire de « La Manada » en Espagne : une fille de 18 ans, violée par cinq hommes, en 2016. Les magistrats n’ont pas retenu le « viol » mais ont requalifié les faits en « abus sexuels », arguant que la victime ne s’était pas suffisamment « défendue »…

Cette affaire montre le cynisme et la mauvaise foi des systèmes judiciaires européens. Comment se défendre, quand on est seule, ivre, terrorisée et qu’on n’a que 18 ans, face à cinq assaillants masculins, adultes et forts ? Faut-il vraiment risquer la mort, pour éviter un viol et être reconnue comme victime ? Cela évoque la fameuse affaire Tonglet-Castellano.

L’affaire Tonglet-Castellano, malgré son horreur, a tout de même permis à la France de définir légalement le viol, en 1980…

Le principal système de défense des violeurs est de rejeter l’initiative sur la victime : le port d’une tenue sexy, un sourire, une danse ou la simple présence dans un endroit isolé à une heure tardive sont autant d’éléments mis en avant pour justifier le passage à l’acte. Dans l’affaire Tonglet-Castellano, deux jeunes femmes belges dormant nues dans une calanque, près de Marseille, en 1974, ont été violées pendant cinq heures par trois hommes. Tout au long de l’audience, les victimes ont dû batailler contre la suspicion du consentement, alors même qu’elles étaient lesbiennes et s’étaient défendues avec un marteau.

Que répondez-vous à celles ou ceux qui sont certains que les hommes ont des  » pulsions naturelles  » irrépressibles ?

Le viol n’est en rien une violence  » naturelle « , résultat d’une irrépressible pulsion virile. Comme le meurtre, le viol est un crime qui menace le groupe social dans lequel il est commis. Quand on voit que 90 % des plaintes pour viol ne sont même pas étudiées et que la condamnation du viol est plus qu’incertaine, se pose forcément la question de sa possible acceptation par la société. Le viol raconte la relation entre les sexes, il parle des rapports de domination entre hommes et femmes.

Une récente étude britannique a montré que les hommes ont 230 fois plus de risques de subir un viol que de se faire accuser, à tort, de viol.

Dénoncer un viol, ce n’est pas dénoncer l’homme en général. #MeToo, c’est un mouvement nécessaire de repositionnement des femmes dans la société. Les hommes qui réagissent mal à #MeToo, ce sont des gens mal éduqués : ils pensent encore avoir tous les droits et pouvoir tout dominer, la femme y compris. Mais la femme qui porte plainte est, la plupart du temps, sincère.

Comment le savoir ?

Il est affreusement pénible, pour une femme, de déposer plainte pour viol. La victime doit raconter tous les détails, replonger dans des souvenirs douloureux. Ce que je constate, c’est que les femmes ont toujours peur qu’on les prenne pour des menteuses : 90 à 99 % des agressions sexuelles ne sont toujours pas dénoncées, aujourd’hui, que ce soit en Belgique ou en France. On a vu, dans le procès d’Outreau ( NDLR : en 2004, dans une affaire d’abus sexuels sur mineurs d’âge, en France), le problème des fausses allégations. Mais là, il s’agissait d’enfants. Pas de femmes adultes !

Les réseaux sociaux, c’est l’anticommissariat. Les femmes sont enfin libres de s’exprimer, sans avoir à subir un jugement tacite.

Les hommes ne doivent donc pas s’inquiéter ?

Les menteuses sont très peu nombreuses et leurs accusations sont vite perçues comme fausses. Les hommes doivent comprendre que les femmes ne vont pas porter plainte pour viol pour un oui, pour un non, surtout quand elles savent que seulement 1 % des plaintes pour viol mènent à une condamnation.

Pourquoi ce chiffre ?

Les victimes ont honte et peur. Quant aux enquêteurs, ils ne mettent pas la même énergie à recueillir des preuves de viol que celle qu’ils déploient dans d’autres affaires criminelles : peu de perquisitions, peu d’actes comme le recueillement d’ADN, peu d’auditions de témoins, mais un gros travail sur la plaignante, en revanche : étude psychiatrique, casier judiciaire, enquête sur la façon dont elle vit sa vie… La parole de la femme sera d’emblée mise en doute.

Une femme qui ne dispose pas de preuves irréfutables n’a donc aucun intérêt à porter plainte ?

C’est pernicieux. Si la victime dénonce un viol et que sa plainte n’aboutit pas, la plainte se retournera contre elle et l’agresseur pourra aller encore plus loin dans la maltraitance.

Les femmes ont-elles une responsabilité dans tout cela ?

Les femmes sont souvent conditionnées pour maintenir l’ordre social. Dans un jury d’assises, je constate que ce sont souvent les femmes qui défendent une politique misogyne et patriarcale. C’est tout un système normatif qui fait que les femmes sont finalement plus conservatrices que les hommes : face aux hommes, les femmes sont souvent taiseuses : elles ne vont pas contredire l’homme. Or, si la femme accepte tout de la part de l’homme, c’est validé, intégré par l’enfant… et le cycle continue.

Les victimes seraient donc dans une impasse ?

A mon sens, elles l’ont toujours été. Et… malheureusement, ce n’est pas près de changer. Ce sont nos enfants, l’éducation qu’on leur donne, qui amélioreront le monde.

Bio express

1966 : Naissance à Antibes.

1995 :Création, à Paris, d’un cabinet d’avocats spécialisés dans la défense des femmes et des enfants, après des études à la Sorbonne et à la Faculté de droit de Nice.

Isabelle Steyer est avocate de l’association La Voix de l’enfant et de nombreuses associations de défense des femmes. Elle a plaidé dans de très nombreux procès pénaux, en France : l’affaire d’Outreau, l’affaire Fourniret, l’affaire Guy Georges…

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