Il y a quarante ans disparaissait Franco
17 octobre 1975 : le Caudillo est victime d’une première attaque. Et maintenu coûte que coûte en vie jusqu’au 20 novembre. Dans les coulisses, les clans se déchirent autour de la succession. Récit d’une agonie.
A Madrid, le vendredi est réservé au Conseil des ministres. Ainsi l’a voulu le général Francisco Franco Bahamonde, le maître de l’Espagne depuis trente-six ans. Ce 17 octobre 1975, la situation au Sahara espagnol figure à l’ordre du jour. Préoccupé par le sort de la colonie en quête d’indépendance, le vieux tyran ne veut manquer à aucun prix le rendez-vous hebdomadaire au palais du Pardo. Il ne sait pas encore qu’il va entrer en agonie, que cette date marque le début d’un épuisant chemin vers la mort.
Dans la nuit, des symptômes d’insuffisance coronarienne ont inquiété ses médecins. Ils conseillent le repos. Le Caudillo ne veut rien entendre. On l’équipe de trois électrodes fixées sur la poitrine, et les praticiens s’installent discrètement dans une salle voisine de celle du Conseil pour surveiller sur des écrans de contrôle l’état de santé de leur patient. Franco s’assied avant ses ministres. Le chef du gouvernement, Carlos Arias Navarro, prend la parole.
Au bout de quinze minutes, la séance est brusquement interrompue. Les écrans s’affolent. Franco va mal. Les médecins décident d’intervenir. On les en empêche. L’incident doit rester secret. La presse, sous contrôle, parlera de « grippe bénigne ». Le malade parvient à quitter, seul, debout, la salle du Conseil ; la plupart des ministres ignorent qu’il vient de subir une crise d’angine de poitrine. Les artères coronaires engorgées par l’athérosclérose, le sang circule de plus en plus mal.
Le 22 octobre, nouvel incident. La veille, Franco s’est entretenu pour la dernière fois avec son Premier ministre. Il souffre cette fois d’une insuffisance cardiaque aiguë au ventricule gauche. S’y ajoutent bientôt un £dème pulmonaire, puis un afflux de sang dans les bronches, la trachée. Le 25 octobre, l’urémie menace. Un rein artificiel portable est mis en service. Le 3 novembre, Franco ne pèse plus que 40 kilos. Depuis plusieurs années, le Caudillo est atteint de la maladie de Parkinson. Le traitement provoque des hémorragies, un véritable casse-tête médical pour une équipe contrainte de transfuser 6 litres de sang dans le corps du patient en huit heures.
23 praticiens se relaient autour de lui, les meilleurs d’Espagne. A leur tête, le marquis de Villaverde, le gendre de Franco ; seul chirurgien du pays à avoir tenté une greffe du c£ur, en juillet 1974, il a toujours le dernier mot. Il va superviser les trois opérations effectuées sur le despote, signer de sa main les communiqués. Ceux-ci empruntent d’abord un ton sibyllin. Au lendemain de la première intervention, un journal madrilène titre : « Franco a été opéré en soldat, au milieu de soldats » ! Puis les bulletins médicaux deviennent de plus en plus réalistes. Les Espagnols suivent au jour le jour cet effrayant feuilleton de l’acharnement thérapeutique, raconté comme une bataille épique contre la mort. Des anecdotes circulent dans Madrid, comme celle-ci : les ministres réunis en Conseil apprennent que Franco vient enfin de mourir. Silence prolongé. Accablement. Puis l’un d’entre eux se lève et dit : « Mais qui va lui annoncer la nouvelle ? »
Stagnation économique et violences au Pays basque
Car Franco, moribond, fait encore peur. Au cours des derniers mois, le régime s’est durci. La crise économique frappe, menaçant le « miracle » espagnol. Pendant la première moitié de l’année 1975, les prix ont augmenté de 21 %. La croissance stagne presque à 1, 5 %, alors qu’elle dépassait encore les 10 % trois ans plus tôt. Le mécontentement social gronde, animé par les commissions ouvrières proches du Parti communiste, toujours interdit. En juin 1975, celles-ci gagnent les élections des délégués du personnel dans les grandes entreprises. Avec les Basques, la tension ne cesse de s’aggraver ; un cycle de violences ininterrompu depuis l’attentat du 20 décembre 1973, qui a coûté la vie au chef du gouvernement, l’amiral Carrero Blanco. L’organisation séparatiste ETA est parvenue à faire exploser sa voiture en plein Madrid. Depuis le 25 avril 1975, l’état d’exception est proclamé dans deux des trois provinces basques. Un décret-loi antiterroriste a été signé le 27 août, en dépit des critiques des juristes, le qualifiant d’inconstitutionnel.
Afin de mater les rebelles, le régime multiplie les arrestations et les rafles dans les universités et le monde ouvrier. Les tribunaux condamnent à mort. Le 27 septembre 1975, trois semaines avant la première attaque de Franco, cinq prisonniers politiques sont exécutés à Madrid, Burgos et Barcelone. En Europe, la réprobation tombe, unanime. Le pape Paul VI laisse voir son indignation. Le souverain pontife avait demandé la grâce des condamnés. Il n’a pas été entendu. L’Eglise espagnole elle-même ne se range plus, solidaire, derrière le très catholique dictateur, même si les évêques de Barcelone et de Madrid ont la réputation de « progressistes ». Qu’importe. Franco veut rester maître chez lui, en toutes circonstances. N’a-t-il pas su naviguer au plus près depuis son accession au pouvoir, tour à tour allié dormant de l’Allemagne nazie et fidèle soutien des Etats-Unis pendant la guerre froide ?
Le vieux dictateur, livide, décharné, si loin du jeune militaire replet des années 1930, a un rêve : que le franquisme ne meure pas avec lui. Contrairement à ses pareils, il a soigneusement préparé sa succession. Le général félon, pourfendeur de la République et vainqueur de la guerre civile, veut restaurer la monarchie. Le prince Juan Carlos de Bourbon sera son héritier. Le choix a été rendu public dès le 22 juillet 1969. Le « dauphin » était préparé depuis des années à ce rôle. Franco l’associe à la plupart de ses apparitions publiques et officielles. Le testament politique du chef de l’Etat ne cède la place à aucune équivoque. Il exige des Espagnols qu’ils se regroupent autour de Juan Carlos de Bourbon. En 1974 déjà, alors que le général est opéré d’une phlébite, il transmet provisoirement ses pouvoirs à Juan Carlos. En cette occasion, le futur roi demeure fidèle à la conduite qu’il s’est imposée : il restreint son expression au minimum. Ceux qui le connaissent soulignent d’ailleurs le contraste entre l’homme emprunté des cérémonies et le prince chaleureux des cercles privés. Il a beaucoup voyagé à l’étranger. Mais qui saurait dire vraiment ce que pense le monarque ? Veut-il maintenir le régime en l’état ? Ouvrir la voie vers la démocratie ?
L’héritier désigné ne convainc pas tous les franquistes
A partir du 30 octobre 1975, il assure pour la seconde fois, à titre temporaire, les fonctions de chef d’Etat. Mais, tandis que Franco se débat dans les affres de l’agonie, les franquistes ne sont pas tous convaincus par l’héritier désigné. La Constitution donne au Conseil de régence la mission d’organiser la mise en place du nouveau pouvoir. Ses trois membres sont issus des piliers du régime : Alejandro Rodriguez de Valcarcel, président des Cortes, représente la Phalange, le parti franquiste ; Mgr Pedro Cantero Cuadrado, archevêque de Saragosse, l’Eglise ; et le lieutenant général Angel Salas Larrazabal, doyen des officiers généraux d’active, l’armée.
Autour de ces éminences s’agitent deux clans : les uns désirent accélérer l’accession au trône de Juan Carlos, les autres s’y opposent. Quelques-uns préconisent l’instauration d’un pouvoir militaire. Sous la forme d’un triumvirat, il prendrait directement en charge la succession du dictateur défunt. Un candidat de substitution est même évoqué, Alfonso de Bourbon Dampierre. Ce prince présente l’avantage d’être l’époux d’une petite-fille de Franco ! Les phalangistes insistent en tout cas sur un point : il faut maintenir le Caudillo en vie, coûte que coûte, le temps d’échafauder la solution. Car Juan Carlos, lui aussi, s’est préparé. Il entretient depuis plusieurs mois des contacts secrets avec des représentants de l’opposition démocratique, auxquels il ne cache pas sa volonté d’en finir avec le franquisme pur et dur. Le 2 novembre, il s’envole pour une visite impromptue au Sahara espagnol, un voyage salué par l’opinion. Le peuple y voit l’initiative d’un futur souverain.
Sur son lit d’agonie, Franco résiste encore, malgré les opérations, malgré ce corps qui crie grâce. Dans la rue, ses partisans veulent croire à l’impossible résurrection. Dans la famille, on vit longtemps. L’un de ses aïeux a atteint les 102 ans. Jeune officier au Maroc, il avait survécu à une grave blessure au ventre. En 1974 encore, il s’était remis à grande vitesse après une opération délicate. Devant l’hôpital de La Paz, où a été transporté le général, des volontaires se pressent pour offrir leur sang de groupe A +, comme celui du mourant.
Le 19 au soir, la télé diffuse C’est dur d’être pingouin !
A l’intérieur, seuls la famille et les proches d’entre les proches ont accès à Franco. Des tensions naissent. La fille du Caudillo prend à parti son mari, le marquis de Villaverde, responsable de l’équipe médicale. Elle lui reproche de ne pas laisser mourir son père. Après l’intervention en urgence du 3 novembre 1975, ce dernier a subi, le 7, puis le 14 novembre, une deuxième et une troisième opération. On lui a enlevé une grande partie de l’estomac. Cette fois, la fin approche. Dans la nuit du 17 au 18 novembre, Franco est frappé par une hémorragie digestive massive. Le diagnostic est rapidement établi : impossible d’envisager une quatrième intervention chirurgicale. Les médecins décident alors de placer le mourant sous hibernation. La température du corps est abaissée à 33 degrés, la survie assurée par des transfusions sanguines à répétition.
Le secret est gardé. Il ne trompe plus personne. L’Espagne retient son souffle, même si le régime sauve les apparences. Le 19 novembre, comme si de rien n’était, cinq militants de l’ETA sont arrêtés à Bilbao. Le même jour, sept étudiants tombent dans les filets de la police à Saragosse, sept autres à Madrid. Le soir, la télévision diffuse des documentaires animaliers. L’un d’entre eux s’intitule : C’est dur d’être pingouin ! A l’hôpital de La Paz, Franco se meurt. Electroencéphalogramme plat. A 6 h 10, un bulletin officiel de la radio nationale annonce le décès.
Le calme règne dans le pays. Trois jours plus tard, des dizaines de milliers d’Espagnols viendront assister aux obsèques du Caudillo. Quelques-uns se rappellent peut-être de l’incrédulité du père du défunt, lorsqu’il avait appris que le plus médiocre de ses trois fils prenait le pouvoir : « Laissez-moi rire ! » La veille de l’enterrement, auquel aucun chef d’Etat européen de premier plan n’assistera, Juan Carlos est couronné roi d’Espagne. Franco est bien mort.
PASCAL CEAUX
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