Hartmut Rosa © jürgen bauer

Hartmut Rosa: « La résonance peut être une clé pour repenser nos institutions » (entretien)

Rompons avec l’accélération de nos rythmes de vie et oeuvrons à l’émergence de la résonance, nous enjoint le célèbre philosophe allemand Hartmut Rosa. Dans son dernier livre, il appelle à l' »accélérer ».

« Le philosophe allemand le plus influent au monde », « le penseur le plus visionnaire de sa génération », « le sociologue critique le plus en phase avec les enjeux contemporains »… Le nom d’Hartmut Rosa se décline souvent en superlatifs. Cette réputation auréolée, il la puise dans deux sources: brillant chercheur de la dernière génération de l’Ecole de Francfort, fondée en 1923 par Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, contrainte à l’exil aux Etats-Unis lors de l’arrivée au pouvoir du parti nazi, il est aussi l’auteur d’une oeuvre remarquable commentée dans le monde entier, bien au-delà du cercle restreint de ses pairs. Avec Accélération. Une critique sociale du temps, publié au milieu des années 2000 et traduit en français en 2010, il s’est imposé dans le paysage intellectuel comme le penseur de référence de l’accélération sociale de notre modernité et de l’aliénation qui en est l’effet inéluctable. L’étude est très largement saluée, parfois contestée. Mais ce sociologue hétérodoxe ne s’en tient pas à établir le diagnostic. Il prescrit le remède. Celui-ci tient en un sobre mais riche concept: la résonance.

Généreux en concepts et en réflexions, mais avare en interventions médiatiques, Hartmut Rosa a accepté d’accorder au Vif un entretien à l’occasion de la parution, fin janvier, d’Accélérons la résonance (1), un livre d’entretien, dense et roboratif, avec Nathanaël Wallenhorst, spécialiste de l’éducation en anthropocène.

Bio express

  • 1965 Naissance à Lörrach, en Allemagne de l’Ouest, le 15 août.
  • 1997 Docteur en sciences sociales à l’université Humboldt de Berlin.
  • 2005 Professeur de sociologie générale et théorique à l’université d’Iéna.
  • 2010 Traduction française d’ Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte).
  • 2012Aliénation et accélération: vers une théorie critique de la modernité tardive (La Découverte).
  • 2018 Résonance: une sociologie de la relation au monde (La Découverte).

Comment définissez-vous le concept de résonance?

La résonance désigne une sociologie et une philosophie relationnelles au monde. Cette relation peut lier deux ou plusieurs éléments ou individus. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la résonance n’est ni un état émotionnel ni un sentiment de bonheur. Certains l’ont interprétée ainsi. Or, ce n’est pas ma conception des choses. C’est la raison pour laquelle, d’entrée de jeu, j’insiste sur la dimension relationnelle de la notion. La résonance s’inscrit dans quelque chose qui relève de l' »appropriation » et de l' »assimilation » du monde (sous le mode d’une rencontre « transformante » pour la personne qui en éprouve l’effet). Elle commence quand un fragment du monde vous touche, vous transforme, vous étreint ; quand on se sent « appelé » ou « sollicité » par lui. Ce fragment peut être aussi bien une musique, un paysage, un livre, une idée, qu’une autre personne, un animal, un végétal, ou n’importe quelle autre composante de la nature. Mais la résonance, à proprement parler, n’est aboutie que quand cet « appel » ou « sollicitation » rencontre une réponse active. Cette réponse se vérifie par plusieurs indices physiques et physiologiques, si j’ose dire: frissons, chair de poule, accélération du rythme cardiaque sont autant d’indices de cette réponse active. En revanche, quand il y a sollicitation du monde extérieur sans qu’il y ait réponse active, j’appelle cela « aliénation ». L’aliénation est cet état où le monde devient insignifiant, où la personne n’arrive plus à être touchée. Force est de constater que cet état est de plus en plus répandu dans nos sociétés.

A partir du moment où la société était à l’arrêt, on pouvait redémarrer autrement. On est passé à côté d’une occasion en or.

La résonance passe-t-elle forcément par un ralentissement de la vie sociale?

Pas forcément. Je dirais même qu’il faudrait éviter cette piste de raisonnement pour dissiper certaines confusions et malentendus. La résonance ne doit pas être confondue avec la décélération. Autrement dit, la résonance n’implique pas le ralentissement. On m’a parfois présenté comme un « décélérationniste » et reproché d’être un adepte du mouvement « slow ». C’est une interprétation erronée de ma pensée. Et je me méfie de ce lexique. La décélération n’est pas désirable ni une bonne chose en soi. Elle ne produit pas systématiquement la résonance. Ce sur quoi il faut concentrer nos efforts et notre réflexion, c’est la manière de changer notre approche du monde, la manière de s’y inscrire, de l’habiter, d’interagir avec autrui. Mon propos n’est pas de dire que la vitesse est mauvaise et la décélération bonne. Le problème que j’identifie est plutôt l’aliénation. Bien au contraire, le ralentissement peut, dans certains cas, être aliénant, il peut être source de ce qu’on appelle en psychologie le « bore-out« , il peut être source d’ennui et de fatigue. Je dirais même que le ralentissement peut se révéler aussi nocif que l’accélération du temps social dont je parle. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il ne faut pas raisonner en termes d’accélération et de décélération, mais plutôt de résonance et d’aliénation. La résonance est une relation aux autres, tandis que l’aliénation est une non-relation au monde.

Dès leur plus jeune âge, les adolescents se lancent dans la course aux
Dès leur plus jeune âge, les adolescents se lancent dans la course aux « likes ». On a là les prémices de la société compétitive qui se profile. Or, notre monde ne peut être régi par la compétition et l’accélération folles, estime Hatmut Rosa.© getty images

Votre critique porte plutôt sur l’accélération que sur la vitesse. Quelle distinction en faites-vous?

Du point de vue de la sociologie, je dirais que l’accélération est un changement de rythme et de direction de la vitesse. C’est un détournement temporel de la vitesse. Par conséquent, je ne critique pas la vitesse, mais l’accélération dans toutes ses dimensions, sociale, technique et technologique.

Pour favoriser l’émergence de la résonance, faudrait-il rompre avec l’accélération sociale qui caractérise nos sociétés et que vous avez théorisée?

Absolument. L’accélération sociale, le rythme effréné de nos vies, la carence temporelle, la rapidité de nos interactions, la sollicitation permanente dont fait l’objet notre attention dans l’espace public et médiatique, participent tous à empêcher la résonance. Ils sont incompatibles. Aujourd’hui, il est admis que l’accélération sociale affecte le fonctionnement de la société, de l’économie et de la politique. Or, j’estime que les conséquences vont plus loin. L’impact de l’accélération sociale n’épargne pas notre intimité la plus profonde. Prenons un exemple simple: la mémoire et les souvenirs. Des études démontrent que, de nos jours, de plus en plus de personnes oublient les souvenirs de leur dernier voyage. Cela altère complètement la personnalité et le rapport au monde. Aujourd’hui, on se retrouve dans des situations où l’on est enjoint de réaliser un certain nombre de tâches, des « to do list », dans un laps de temps de plus en plus court. Il est impossible de les réaliser dans un cadre propice à la résonance. D’ailleurs, la résonance peut être la base d’un programme social, d’organisation sociale, de partage du temps de travail.

Hartmut Rosa:
© Jürgen Scheere

Pensez-vous que la pandémie, dans ses différentes phases, a freiné cette accélération sociale?

Vous avez raison de parler de « différentes phases ». Au départ, lors du premier confinement, nous avons assisté à une profonde rupture avec l’accélération sociale qui caractérise nos sociétés occidentales. Ce fut un tournant historique, inédit dans l’histoire moderne, mais aussi une riche matière à réflexion pour un chercheur comme moi qui s’intéresse à ces questions. Cette rupture n’était toutefois pas « salutaire » si j’ose dire, puisqu’elle fut imposée, contrainte par la conjoncture sanitaire et non pensée structurellement et politiquement. Cela change tout.

Vous parlez ici surtout de la première séquence de la pandémie et du premier confinement. Quid de la suite?

La suite on la connaît tous. Les logiques consuméristes et la société de concurrence échevelée ont repris leurs droits. Je pense qu’on est passé à côté d’une occasion en or pour opérer des changements radicaux. A partir du moment où la société était à l’arrêt, on pouvait redémarrer autrement. Mais ce qu’il faut surtout retenir de cette première séquence, c’est que l’action politique est en mesure de produire des changements spectaculaires. En un court laps de temps, les décisions politiques ont radicalement changé le fonctionnement de la société. Des choses inconcevables il y a peu de temps encore sont devenues habituelles dans notre quotidien. Or, ces mêmes politiques semblent paralysés dès lors qu’il s’agit de résoudre la crise climatique ou de réguler la spéculation financière.

Dans le monde d’aujourd’hui, un revenu de base sans conditions pourra apporter la sécurité et, surtout, la reconnaissance à tout le monde.

Selon vous, quels sont les changements politiques à mener pour créer les conditions de possibilité d’une « société de résonance »?

En effet, et contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la résonance ne se pense pas uniquement individuellement. Il s’agit bel et bien d’une question sociale et – n’ayons pas peur des mots – politique. Créer, par exemple, des temps de « pause sociale » serait l’une des pistes à explorer.

Quelle forme pourraient-ils prendre concrètement?

Libérer un jour par semaine de toute activité économique, par exemple. Jusqu’à un temps récent, cette idée était largement admise et partagée. Or, aujourd’hui, notamment à cause du « travail du dimanche », elle est de plus en plus mise à mal. Marcher dans une ville un jour de « pause sociale » doit être une expérience radicalement différente, où notre écologie d’attention est plus apaisée, où l’on n’est sollicité par aucun magasin ou activité commerciale dans l’espace public. Autre piste pour favoriser la résonance: réguler les systèmes brutaux de compétition et de concurrence. Désormais, la compétition prend des dimensions préoccupantes. Prenons l’exemple des réseaux sociaux: dès leur plus jeune âge, les adolescents se lancent dans la course aux « likes ». Dans ce genre de phénomène, on a déjà les prémices de la société compétitive qui se profile. Cela participe également à un climat d’insécurité et d’anxiété: personne n’est plus assuré d’avoir des conditions d’existence dignes. C’est une atmosphère peu propice à la résonance. J’ajoute que la résonance peut être, en elle-même, une clé pour penser et repenser nos institutions politiques: par exemple, dans l’éducation, on peut penser à des méthodes d’évaluation autres que celles en vigueur, en accordant plus d’espaces d’expression aux élèves. Ce sont d’ailleurs des méthodes encouragées par Pisa (NDLR: le Programme international pour le suivi des acquis des élèves). On peut transposer les mêmes principes aux domaines de la santé, de l’agriculture, de la protection animale, etc.

(1) Accélérons la résonance! , entretiens avec Nathanaël Wallenhorst, éd. Le Pommier, 64 p.

Hartmut Rosa:

Dans le livre, vous évoquez le revenu de base sans conditions.

En effet, c’est la seule proposition que je formule explicitement. Nos sociétés occidentales disposent désormais d’un système social assez solide, du moins suffisamment élaboré pour que personne ne meure de faim. Pourtant, les aides octroyées ressemblent à une aumône. On fait implicitement comprendre aux bénéficiaires des aides sociales qu’ils ne sont pas compétitifs ou pas adaptés au marché de l’emploi. Ils n’ont pas de statut social digne de ce nom. Je pense que dans le monde d’aujourd’hui, un revenu de base sans conditions pourra apporter la sécurité et, surtout, la reconnaissance à tout le monde.

Quels sont les partis politiques qui se rapprochent le plus de vos idées? Avez-vous été contacté par un parti ou un mouvement dans la perspective de transposer vos réflexions sur le terrain politique?

Quand j’ai publié Accélération, j’ai été surpris par le nombre de sollicitations dont j’ai fait l’objet. Non seulement de la part du monde universitaire et académique, mais aussi politique. Plusieurs partis et mouvements politiques se sont montrés ouverts au dialogue, de gauche, mais aussi de droite, et ce, malgré le fait qu’un certain nombre de pistes que je développe dans ce livre sont inspirées par des théories marxistes. Mais les enjeux que j’y soulève concernent tout le monde. Par exemple, quand vous parlez à des chefs d’entreprise de l’accélération et de ses enjeux, ça les intéresse immédiatement. Plus précisément, Pascal Couchepin, l’ancien président de la Confédération suisse, m’a déjà invité pour discuter. En Allemagne, j’ai été contacté par le parti écologiste, les sociaux-démocrates, et d’autres mouvements, mais jamais par les libéraux. Je suis aussi régulièrement en lien avec le président de l’Irlande, Michael D. Higgins, qui est peut-être mon plus grand fan (rires).

Quel bilan tirez-vous de ces différentes expériences et quel regard portez-vous, depuis, sur le monde politique?

Un bilan amer. Je me suis vite aperçu que c’est très délicat pour les politiques de mener des changements qui s’inscrivent dans la longue durée. Ils sont pris dans des logiques de court terme. Pour moi, il s’agit d’une grande contradiction car l’essence de la politique est la longue durée. Mais ma plus grande déception reste la désillusion d’Alliance 90/Les Verts, le parti écologiste allemand. Au départ, ses dirigeants établissaient les mêmes constats que ceux que je développe dans mes travaux: à savoir que notre monde ne peut être régi par la compétition et l’accélération folles. Or, une fois au pouvoir, ils se sont soumis aux dogmes du néolibéralisme.

Pour conclure, êtes-vous « antimoderne »? C’est un attribut dont on vous taxe parfois.

Tout dépend de ce que vous entendez par moderne et antimoderne. Si la modernité consiste à accélérer de plus en plus la vie sociale, tous ses processus, l’évolution technologique, les rythmes de vie, les modes de production et toutes les interactions sociales, alors oui, dans ce cas, je peux revendiquer l’étiquette « antimoderne ». Mais si être antimoderne consiste à prôner le retour à la société d’Ancien Régime ou au modèle préindustriel, dans ce cas, non, je ne le suis pas. Cette société préindustrielle n’est pas systématiquement synonyme de résonance. Une certaine vision nostalgique peut induire en erreur. Ce n’est pas ma conception des choses. Disons que je préfère la qualité à la quantité. Et ma boussole est avant tout de penser ce qu’est la « vie bonne ».

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