Haïti: au paroxysme de la violence politique
L’assassinat du président Jovenel Moïse témoigne du climat de tensions prévalant depuis plusieurs années. Il enfonce un peu plus le pays dans l’instabilité, sauf sursaut salvateur. Mais il faudrait confondre ses commanditaires pour espérer faire triompher la lutte contre l’impunité.
Le contexte
Dans la nuit du 6 au 7 juillet, le président d’Haïti, Jovenel Moïse, a été assassiné dans sa résidence à Port-au-Prince par un commando de mercenaires colombiens recrutés par un Haïtien, Christian Emmanuel Sanon, rentré de son exil aux Etats-Unis au mois de juin. Les premiers résultats de l’enquête de la police haïtienne laissent cependant encore des zones d’ombre sur le déroulement de l’assassinat et sur son commanditaire. Jovenel Moïse, élu en 2016, était contesté par l’opposition et par la rue pour ses dérives autoritaires dans un pays de plus en plus miné par la violence des bandes armées.
L’assassinat du président d’un pays fragilisé par les catastrophes naturelles, la pauvreté et la violence devrait inquiéter le monde entier. Force est dès lors de constater que la réaction des grandes puissances à celui de Jovenel Moïse en Haïti dans la nuit du 6 au 7 juillet n’a pas été à la hauteur de son enjeu. La dérive autoritaire du défunt dans les derniers mois de son mandat, les drames sans fin qui semblent frapper depuis plusieurs années la partie occidentale de l’île d’Hispaniola, le souvenir du fiasco de l’intervention des Nations unies après le séisme de 2010 qui avait fait plus de 300 000 morts et l’emprise historique des Etats-Unis voisins ne justifient pourtant pas de se détourner du sort du peuple haïtien. La nouvelle hypothèque sur l’avenir d’Haïti que cet assassinat consacre mérite que l’on en étudie les tenants et les aboutissants.
La plupart du temps en Haïti, les enquêtes n’aboutissent pas.
Et d’abord les circonstances qui ont conduit à la disparition de Jovenel Moïse. Selon les résultats de l’enquête de la police nationale haïtienne, il a été tué par un commando d’une vingtaine de mercenaires colombiens mandatés par un Haïtien rentré d’exil des Etats-Unis au mois de juin, Christian Emmanuel Sanon, dont l’intention aurait été de procéder à la simple arrestation du président pour lui succéder… « Il faut être prudent parce que la plupart du temps en Haïti, les enquêtes n’aboutissent pas et, s’il s’agit en l’occurrence d’un coup d’Etat, d’un acte intervenu sur commande, il n’est pas impossible qu’il y ait la volonté de désigner des boucs émissaires », analyse Eric Sauray, avocat, chargé de cours à l’université Paris XIII et auteur de plusieurs ouvrages sur Haïti.
Il faut bien comprendre que ces élections permettent au système de se reproduire et d’assurer l’impunité qui alimente le cycle des violences.
Docteur en science politique, chargé d’étude au Centre tricontinental (Cetri) à Louvain-la-Neuve, Frédéric Thomas épingle des faits troublants dans le scénario avancé par la police, même si la participation à l’assassinat de mercenaires colombiens est avérée: « Le décalage entre le professionnalisme de l’attaque et l’amateurisme de la fuite, l’efficacité de la police dans l’enquête au vu de son inaction habituelle, la location par les mercenaires d’une maison appartenant à une femme haut placée au sein du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK, parti de l’ancien président), l’appel du Premier ministre Claude Joseph à une intervention militaire américaine et la focalisation sur l’opposition et des hommes d’affaires corrompus que Jovenel Moïse aurait combattus me semblent révélateurs de zones d’ombre et de pistes à investiguer. »
Un autre élément interpelle dans cet assassinat: comment aucun membre des forces de police censées assurer la sécurité du président n’a-t-il été blessé? « L’acte a été commis avec une telle facilité que cela laisse dubitatif. Il est évident que les personnes chargées de la protection de Jovenel Moïse n’ont pas joué leur rôle et ont sans doute facilité cet assassinat crapuleux », fait remarquer Eric Sauray.
Un président contesté
La toile de fond du contexte politique haïtien est importante pour expliquer les conséquences de l’assassinat du 7 juillet. Jovenel Moïse a été élu au terme de l’élection du 28 novembre 2016 avec 56% des voix mais avec une participation très faible de l’électorat, quelque 21%, et après qu’un premier scrutin tenu le 25 octobre 2015 a été annulé pour fraudes. La légitimité du président a donc été questionnée par ses adversaires, plus encore en fin de mandat quand la date de son terme, cinq ans après 2015 ou cinq ans après 2016, thèse soutenue par Moïse, a déchiré la classe politique. En outre, le report des élections législatives prévues initialement en octobre 2019 et un projet de réforme constitutionnelle, supprimant le Sénat et renforçant les pouvoirs du chef de l’Etat, que le président avait prévu de soumettre à référendum ont convaincu beaucoup de fustiger Jovenel Moïse pour ses dérives autoritaires. Le président ne manquait donc pas d’ennemis. Ce constat complique la recherche d’un commanditaire autre qu’un exilé haïtien sorti de presque nulle part et bienvenu pour accréditer la thèse d’une opération extérieure au marigot haïtien.
« On présente souvent Haïti comme le pays le plus pauvre d’Amérique latine. C’est vrai. Mais c’est aussi le pays le plus inégalitaire, souligne Frédéric Thomas. L’ économie et le commerce sont concentrés dans les mains de quelques familles qui contrôlent l’essentiel du marché d’import-export avec les Etats-Unis et la République dominicaine. Elles n’hésitent pas à user de la corruption et de la force. La corruption s’est étendue ces dernières années. Jovenel Moïse était un peu le représentant d’une partie de cette oligarchie. Mais les caisses de l’Etat commençant à se vider, sa marge de manoeuvre est devenue de plus en plus étroite dans un contexte de plus en plus violent. Je n’ai pas encore vu d’hypothèses sur la question de savoir « à qui profite le crime? » Mais, à mon avis, c’est dans cet environnement qu’il faut chercher. »
La violence des gangs
Sur la dégradation de la situation politique s’est greffée depuis quelques années une augmentation des violences des bandes armées, dans une relation présumée de cause à effet. « L’utilisation des gangs à des fins politiques remonte à l’époque de Jean-Bertrand Aristide (NDLR: président de février à septembre 1991, de 1993 à 1996, et de 2001 à 2004). Des accords implicites pour le contrôle de territoires afin d’assurer des votes au profit de partis politiques ont été conçus, rappelle Frédéric Thomas. Mais c’est surtout depuis la fin de 2018 que l’on a assisté à une véritable explosion de la violence. Elle concorde avec l’apparition des grandes mobilisations populaires contre la politique du gouvernement. Le point de départ est le massacre de La Saline, un quartier populaire qui s’opposait majoritairement à Jovenel Moïse, où ont été tuées plus de 71 personnes. Un policier, Jimmy Cerisier, alias Barbecue, participe à ce massacre. Il va alors fédérer un grand nombre de bandes armées, sans jamais être inquiété par le pouvoir. Les gangs sont instrumentalisés pour réprimer la contestation sociale. Mais pour les contrôler, il faut de l’argent. Peut-être a-t-il commencé à manquer de plus en plus. Cela expliquerait l’explosion des enlèvements qui ont doublé à partir de 2020″, décrypte le chercheur du Cetri. « Le recours aux bandes armées nous éclaire sur la mentalité de ces élites qui considèrent que tous les moyens sont bons dans la bataille politique », complète l’avocat Eric Sauray.
Le piège des élections
Malgré ce contexte, le Premier ministre en fonction, Claude Joseph, qui exerce le pouvoir depuis la mort du président, assure que les élections législatives et présidentielles dont le premier tour était prévu le 26 septembre seront maintenues. Un calendrier soutenu par Washington qui inquiète beaucoup d’observateurs.
Frédéric Thomas dénonce la posture idéologique des Etats-Unis. « Peu importe sa légitimité et sa légalité, ce qui les intéresse est d’avoir un gouvernement qui applique les mesures largement imposées par eux. Ce seront les élections des Etats-Unis, pas celles des Haïtiens et des Haïtiennes. » Le chercheur prône, en guise d’alternative, une période de transition inspirée par les propositions avancées de longue date par les organisations de la société civile. Celles-ci et les partis politiques la mettraient à profit pour créer les conditions d’une enquête et d’un procès sur les affaires de corruption, les violations des droits humains et les massacres. « Il faut bien comprendre que ces élections permettent au système de se reproduire et d’assurer l’impunité qui alimente le cycle des violences puisqu’il n’y a jamais de sanctions. La difficulté est que le pouvoir haïtien et la communauté internationale convergent pour ignorer la nécessité de ce consensus national, condition de la reconstruction d’Haïti. » Quand les Haïtiens seront-ils enfin entendus?
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