Grèce: deux fois centenaire et toujours pas délivrée du voisin
Le 25 mars, le gouvernement fête les 200 ans de la « révolution » qui jeta les bases de la Grèce moderne. Libérée alors de l’Empire ottoman, elle n’a pas encore apaisé les tensions avec le « frère ennemi » turc. Où trouvent-elles leur source?
Le contexte
La Grèce moderne célèbre le bicentenaire de son indépendance le jeudi 25 mars 2021. En 1821, elle se libéra de l’Empire ottoman au terme d’une révolution marquée par des massacres de populations dans les deux camps. Aujourd’hui, les visées néo-ottomanes du président turc Recep Tayyip Erdogan ravivent et perpétuent les tensions entre les « frères ennemis ». Même si, sur le temps court, les deux parties ont fini par entamer des discussions pour tenter de régler leurs différends.
Le mois de mars 2021 est celui des paradoxes dans lesquels il serait aisé de voir un long continuum historique. D’un côté, la Grèce et la Turquie, toutes deux membres de l’Otan, ont entamé des pourparlers pour régler les différends qui les opposent. De l’autre, le 25 mars, la Grèce s’apprête à célébrer une Fête nationale au caractère exceptionnel. Cette année marque le bicentenaire de la « révolution » de 1821. Bref, certains voudraient tracer une longue ligne droite qui s’étendrait sur deux siècles. Le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis espérait des célébrations en grande pompe pour commémorer ce soulèvement populaire qui débouche sur l’indépendance de l’Empire ottoman. Sauf que la pandémie de Covid-19 est venue jouer les trouble-fêtes. Seule constante, le « discours dominant », selon Christina Koulouri, professeure d’histoire spécialiste de la période et rectrice de l’université Panteion d’Athènes. « Il sera celui d’un affrontement national entre les Grecs et les Turcs. Ce discours est d’ailleurs structurant dans la société grecque: la Turquie est perçue comme un « ennemi héréditaire » alors que nous sommes proches. » Député de Nouvelle Démocratie (ND), le parti de droite majoritaire en Grèce, Babis Papadimitriou confirme: « Il est vrai qu’à l’école, les enfants apprennent que la Turquie est notre ennemi héréditaire. »
Avec Recep Tayyip Erdogan en face, il n’est pas dur de flatter le nationalisme. »
Le philhellénisme moderne est attaqué par l’épreuve de la Covid.
Un état démocratique et libéral
Pour comprendre, il faut plonger dans l’histoire. En 1453, les Ottomans prennent Constantinople. L’Empire ottoman, musulman, exerce alors sa domination de la mer Ionienne au Caucase. Les autres communautés religieuses sont tolérées. Ces « millets » disposent d’une auto- nomie administrative. Ainsi, tous les orthodoxes relevant du patriarcat de Constantinople forment le millet des Rum ; ils ne sont pas tous grecs. Pourtant, « les éléments de l’identité grecque sont perpétués par une production de livres, par les écoles, par la liturgie etc. », précise l’historienne. A partir de la fin du XVIIIe siècle, la contestation du pouvoir du sultan va se cristalliser autour de cette identité, sous l’influence d’une élite grecque « nourrie des idées des Lumières et de la révolution française », explique Joëlle Dalègre, maîtresse de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales, à Paris (Inalco). Elle poursuit: « Ces Grecs apprennent qu’ils ne sont pas des chrétiens de seconde zone, mais des descendants d’une Grèce ancienne admirée. » Ces idées sont diffusées par des personnalités comme Adamantios Koraïs, Neophytos Doukas, ou encore Rigas Feraios. « C’est à cette période que sont écrits les premiers projets de Constitution. La marche vers la révolution grecque a été marquée par la mise en avant d’un Etat indépendant, démocratique et libéral », rappelle Iphigénie Kamtsidou, professeure d’histoire du droit à l’université de Thessalonique. « Rigas Feraios dessine un projet d’Etat unitaire et démocratique auquel seraient associés les peuples balkaniques. Les idées d’égalité et de fraternité soutenaient son projet. »
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Il ne verra pas le jour. Toutefois, l’idée d’une Constitution progresse à l’heure où l’Empire ottoman vit une crise économique. Outre ces revendications nationales, des révoltes populaires se développent, notamment celles des paysans grecs exploités par les fonctionnaires ottomans. L’insurrection décisive est déclenchée à Patras le 25 mars, jour de l’annonciation à la Vierge, fête très importante pour les orthodoxes. « Les fêtes religieuses étaient l’occasion de rassemblements des Grecs ; les insurgés ont choisi celle-là pour se soulever, obligeant l’archevêque Germanos à proclamer la révolution« , poursuit Iphigénie Kamtsidou. Libérés, les Grecs massacrent les Turcs de leur région ; les Turcs ripostent en massacrant des Grecs d’Istanbul. Toutefois, entre les notables grecs, au pouvoir, et la paysannerie, les intérêts divergent. La « révolution » devient une « guerre de libération nationale » bien que les insurgés subissent vite des revers infligés par les Turcs, épaulés par les Egyptiens. Ils bénéficieront tardivement du soutien de puissances étrangères.
Le rôle du mouvement philhellène a été décisif. Parmi ces « amis des Grecs » qui se placent de leur côté apparaissent des personnalités comme Eugène Delacroix, Hector Berlioz, Victor Hugo, Chateaubriand ou Lord Byron. Ces philhellènes sensibilisent à la cause grecque et pèsent sur leurs gouvernements pour qu’ils interviennent dans le conflit. Ces derniers y trouvent, en outre, un intérêt géopolitique. En 1827, la Russie, l’Angleterre et la France apportent donc leur soutien militaire à l’insurrection grecque lors de la bataille de Navarin. Au terme de huit années de guerre, l’Etat grec est fondé en 1830, reconnu par le Traité de Londres. Il prend la forme d’une monarchie qui perdure jusqu’en 1974… et ses frontières actuelles ne sont fixées qu’en 1946. Bref, cette période de 1821 à 1830 marque la « transformation d’une identité révolutionnaire en nationalisme » (1). Un « nationalisme » de retour avec le bicentenaire, sur fond de tensions entre la Grèce et la Turquie? « Cette présentation structure l’identité nationale, car elle est simple. Elle est aisément utilisée par les gouvernements, pour occulter des conflits qui traversent plus profondément la société », estime Christina Koulouri. Joëlle Dalègre enfonce le clou: « Avec Recep Tayyip Erdogan en face, il n’est pas difficile de flatter le nationalisme. » Car les provocations du pouvoir turc sont nombreuses et se mêlent à des revendications aux allures irrédentistes.
La Grèce et la Turquie, qui font partie de l’Otan, s’écharpent régulièrement sur la question de l’exploitation des hydrocarbures. Ces dernières années, les deux pays ont signé, chacun de leur côté, des alliances: la Turquie avec la Libye, la Grèce avec Israël, l’Egypte et l’Italie. Chacun revendique ainsi un bout du plateau continental où se trouveraient des gisements d’hydrocarbures. A l’été 2020, un navire militaire dans la mer Egée a même effectué des explorations gazières dans des eaux grecques. En soutien à la Grèce, la France a envoyé la frégate Lafayette et deux avions Rafale… ce qui a provoqué l’ire d’Ankara. Et de nouveau, à la mi-mars, la Turquie a adressé une note diplomatique à la Grèce, à l’Union européenne et à Israël. Selon les médias turcs, Ankara enjoignait Athènes, Bruxelles et Tel-Aviv d’obtenir son autorisation pour tous les éventuels travaux dans le plateau continental revendiqué par Ankara en Méditerranée orientale.
L’Otan au centre du conflit
Parallèlement, la multiplication des interventions militaires turques en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh, en Azerbaïdjan, inquiètent les Grecs. Elles sont, répète Athènes, une menace pour la région. Elles s’inscrivent dans une politique d’extension territoriale, déclinée sous le concept de « Patrie bleue » s’étendant de la mer Caspienne à la mer Noire. Sur l’île de Chypre, Erdogan a ouvertement soutenu un candidat turc qui revendique la partition de l’île, alors que la zone envahie par les Turcs n’est pas reconnue par les traités internationaux. Enfin, le maître d’Ankara a déclaré vouloir réviser les traités qui fixent les frontières entre la Grèce et la Turquie. Ainsi, Recep Tayyip Erdogan a même déclaré vouloir reprendre la région grecque de Thrace, dans laquelle vit une minorité musulmane.
« Bien sûr, nous ne nous sentons pas à l’aise avec la Turquie comme voisin », souligne le député Babis Papadimitriou. Qui insiste: « Depuis des années, la Turquie investit des sommes considérables dans son armée. Sans cesse, elle viole l’espace aérien et maritime grec. » Crainte renforcée par l’exigence répétée d’Erdogan d’une démilitarisation d’îles grecques… plantées à quelques kilomètres des côtes turques. Ainsi, régulièrement, le torchon brûle entre les deux membres de l’Otan. D’ailleurs, indique Babis Papadimitriou, « nous ne sommes pas satisfaits du fait que l’Otan accorde plus d’importance à la taille de l’armée turque qu’aux principes fondateurs de la Charte atlantique. »
Alors que le gouvernement grec est contesté dans sa gestion de la Covid, que les mobilisations se multiplient face au tournant autoritaire qu’il emprunte, et que le pays rencontre d’importantes difficultés économiques, ce bicentenaire devait être l’occasion de montrer que les amis d’hier le sont toujours aujourd’hui. D’ailleurs, la Grèce vient d’acheter dix-huit avions Rafale à la France. Et c’est au nom de la bataille de Navarin que le président russe Vladimir Poutine, le prince Charles pour le Royaume-Uni et le président français Emmanuel Macron ont été conviés à participer aux festivités. Le premier a décliné, le second devrait y assister et le troisième a délégué sa ministre de la Défense. Le philhellénisme moderne est, en tout cas, attaqué par l’épreuve de la Covid… et par les intérêts géopolitiques. Car, ironie de l’histoire, la question turque est à l’ordre du jour du Conseil européen des 25 et 26 mars. En la matière, il n’y a aucune unité européenne.
(1)L’Europe et la Grèce, 1821 – 1830 – Le Concert européen face à l’émergence d’un Etat-nation, par Anne Couderc, Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2015/2 N° 42.
Un article de Fabien Perrier.
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