Etats-Unis: la présidence Biden en péril
Le refus du sénateur démocrate Joe Manchin d’approuver le plan d’investissements voulu par la Maison-Blanche hypothèque gravement le projet de « société nouvelle » du président. Avec des amis comme ça, pas besoin d’ennemis…
Même si la lutte contre l’épidémie de Covid et le redémarrage de l’économie restent la priorité du gouvernement de Joe Biden, l’adoption des plans d’investissement promis par le président démocrate a suivi son cours législatif. Mais un développement récent en menace sérieusement la concrétisation. Le 19 décembre, le sénateur démocrate de Virginie occidentale, Joe Manchin, a annoncé sur la chaîne télé conservatrice Fox News qu’il ne « pourrait pas aller plus loin » dans sa capacité à négocier le plan Build Back Better, dont le président avait fait la pierre angulaire de sa campagne électorale face à Donald Trump. « J’ai tout essayé. Ma position est ferme: je ne peux pas m’allier à ce projet de loi », a-t-il affirmé, suscitant la colère côté démocrate et un ravissement sournois dans le camp républicain.
Joe Biden est issu d’une génération de politiciens pour lesquels la capacité des deux partis à collaborer constituait un véritable mode de vie.
Le vote de Joe Manchin, sans doute le sénateur le plus à droite du camp démocrate, est capital pour tout projet de loi démocrate dans un Sénat actuellement divisé à parts égales entre libéraux et conservateurs, la voix de départage revenant à la vice-présidente Kamala Harris. Lorsqu’en janvier 2021, les démocrates avaient remporté de justesse les deux sièges sénatoriaux en jeu en Géorgie, faisant basculer la chambre haute dans le camp démocrate, les espoirs d’une présidence Biden réussie s’étaient profilés. En théorie, elle était en capacité de surmonter la résistance républicaine à ses projets législatifs. La défection probable de Joe Manchin dans ce qui constitue le coeur du projet de société du président Biden viendrait sonner le glas de ces ambitions, et amoindrir considérablement la force de frappe de l’ex-vice-président de Barack Obama. Commentaire du Washington Post: « Les âpres échanges de ce week-end marquent un état de fait: les deux ailes du camp démocrate reconnaissent implicitement que les compromis de grande ampleur espérés par Joe Biden pour accoucher de législations hors norme sont, en toute probabilité, désormais impossibles. »
Pas qu’une affaire de gros sous
Le revirement du sénateur de Virginie occidentale, petit territoire couvert de forêts de moins de deux millions d’habitants, était dans l’air, tant les négociations sur l’ensemble du projet de loi, qui avait déjà fait l’objet d’un premier découpage pour faciliter son vote, tardaient à se matérialiser. Le couperet tombé le 19 décembre sanctionne un désaccord de fond entre l’aile gauche démocrate et Joe Manchin sur la vision de Joe Biden pour les Etats-Unis.
Joe Manchin, 74 ans, grand conservateur en matière fiscale, fustige les dépenses « déraisonnables » du projet d’infrastructures, des mesures en faveur des classes paupérisées, et du programme de lutte contre le changement climatique, voulus par la présidence. Il martèle qu’il ne peut aller au-delà d’un trillion et demi de dépenses fédérales, alors que l’aile gauche démocrate en espérait… six.
Derrière la bataille des chiffres, se cache une autre réalité. Joe Manchin est en profond désaccord avec le retour à l’Etat-providence, par le biais de dépenses publiques jamais consenties depuis les années 1930, que Joe Biden veut consacrer lors de sa présidence: « Mes collègues démocrates à l’échelon fédéral sont déterminés à redessiner drastiquement notre société de manière à laisser notre pays encore plus vulnérable aux menaces qui nous guettent », a-t-il asséné. Sont pointées du doigt une inflation galopante (6% en novembre sur rythme annuel) ainsi qu’une dette publique hors de tout contrôle, à 29 trillions de dollars. La décision de Joe Manchin, que certains sénateurs démocrates espèrent encore pouvoir infléchir, constitue un revers de taille pour l’administration Biden, pour lequel un échec de ces projets de loi signifierait la faillite de tout un mandat.
Fédérer, le défi
Fédérer son propre parti est donc le défi majeur de la présidence Biden. Professeur de sciences politiques à l’université Ball State, dans l’Indiana, et auteur d’un guide sur le fonctionnement du Congrès américain (The Congress, Student Guides to American Government and Politics), Daniel Reagan explique l’état d’esprit de l’actuel président des Etats-Unis. « Il faut se rappeler que Joe Biden, qui a commencé la politique dans les années 1970, est issu d’une génération de politiciens pour lesquels la capacité des deux partis à collaborer en matière législative constituait un véritable mode de vie. Il était hors de question de stigmatiser ses adversaires, et de mettre en cause leur intégrité ou leur patriotisme. Les choses ont bien changé. Mais Joe Biden essaie tout de même de fonctionner « à la vieille école », en tentant de fédérer autant que faire se peut ses opposants à ses projets de loi. Au sein de son propre parti, il a voulu présenter les deux volets de son plan d’investissements en un seul package et négocier avec les deux ailes pour parvenir à un projet final qui convienne à tout le monde. Mais la tâche est évidemment ardue, et il a finalement été lâché par quelques membres de la faction la plus à gauche du parti. » Il risque maintenant d’être abandonné également par le sénateur Joe Manchin.
« Le rôle joué par des figures comme celle du sénateur Manchin met en exergue combien, dans le système de la démocratie américaine, l’équilibre des pouvoirs rend la fonction présidentielle faible et précaire. Si son parti est au pouvoir dans les chambres, le président doit constamment négocier avec ses membres pour faire avancer son agenda législatif », décrypte Daniel Reagan.
Tout profit pour Trump
Joe Biden, avec l’expérience de la politique fédérale qui est la sienne, sait que les sondages d’opinion constituent une photographie parfois infidèle de l’estime dont les Américains font preuve à l’égard de leur président, et que les avis peuvent vite changer. Il n’ignore pas combien les indicateurs économiques, au premier chef l’inflation et le prix du galon d’essence, constituent des facteurs qui pèsent lourdement sur les votes. Sa décision de libérer une partie des réserves nationales de pétrole pour faire légèrement chuter le prix du carburant ne doit pas être interprétée autrement: il faut ménager l’électeur. « D’une manière générale, rappelons que les citoyens, en particulier américains, sont rarement enthousiasmés pas les prestations de leurs hommes politiques. Ils y trouvent toujours quelque chose à redire. L’administration Biden avait fait le pari que les plans d’investissement qu’elle promeut auraient une influence rapide sur l’économie réelle et bénéficieraient sans trop de délais aux électeurs », analyse le professeur Reagan. Ce souhait est désormais largement hypothéqué.
Si, dans un peu moins d’un an, l’économie nationale ne s’est pas stabilisée et les plans d’investissement et de soutien à l’échelon social restent dans les cartons, les démocrates pourraient bien payer au prix fort la désunion de leur parti lors des élections de mi-mandat. Celles-ci pourraient changer le rapport de force entre l’exécutif et les chambres haute et basse, pour l’instant théoriquement contrôlées par la gauche. Si tel devait être le cas, les Etats-Unis connaîtraient deux années d’un blocage législatif qui ne pourrait que profiter aux républicains. Et à Donald Trump?
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