Erik Orsenna sur la guerre en Ukraine: « Les démocraties tombent comme des dominos »
L’académicien Erik Orsenna s’étonne que la menace de Vladimir Poutine sur les démocraties européennes ne mobilise pas davantage les Français à aller voter. Il fustige, dans un conte sur les mots étrangers, ceux qui dénient l’apport des immigrés.
Poursuivant son histoire de la langue française inaugurée par La Grammaire est une chanson douce (Stock, 2001), l’écrivain Erik Orsenna publie un conte, Les Mots immigrés (1), dans lequel il imagine une grève de ceux-ci pour mieux souligner leur apport à la langue de Molière. Ce projet, il le nourrissait depuis un petit temps avec le linguiste Bernard Cerquiglini, mais l’actualité de la campagne présidentielle, fort marquée à l’automne par les débats sur la question identitaire, n’ est pas étrangère à sa parution.
Ce n’est pas le grand remplacement, c’est le grand enrichissement. »
Erik Orsenna.
Sans doute n’est-il pas fortuit que la grève des mots immigrés que vous imaginez dans le livre frappe d’abord la candidate à la présidence de la République qui a une aversion pour la diversité du monde?
Et qui n’arrête pas d’insulter les immigrés! Non, ce n’est pas un hasard. Quand il y avait des usines en France ou qu’il fallait construire vite de nombreux logements, on a été bien heureux de les accueillir. Et cela continue. Qui s’occupe des ordures chez nous? C’est l’immigré. Pour moi, il est évident que parmi les immigrés, il y a les mots immigrés. Donc, au bout d’un moment, ils en ont marre d’être insultés. Et ils se mettent en grève. Mais si on ne les a plus, on ne peut plus parler puisque quasiment tous les mots de la langue dite française, mais qui est aussi belge, québécoise, africaine…, sont des mots immigrés. Ce n’est pas le grand remplacement, c’est le grand enrichissement.
Un mot français garanti « pur » à 100%, cela n’existe pas?
Dans la langue française, il y a une soixantaine de mots gaulois, c’est tout. Tous les autres sont des apports. Il est passionnant d’observer concrètement et scientifiquement que les premiers mots de la langue française sont venus du sud et étaient très colorés.
Les apports des langues étrangères sont-ils toujours le reflet d’une influence des cultures d’où elles proviennent?
Et de leurs talents particuliers. Les Romains, c’est plutôt l’organisation. Les Arabes, c’est le savoir, avec l’algèbre, la gestion des jardins… Alors que le monde occidental s’était désintéressé de l’apport des Grecs au savoir, ce sont les Arabes qui l’ont propagé. Cet appétit du savoir s’est arrêté vers l’an 1000. Il y a eu un long moment de désintérêt. Et puis, le savoir est revenu avec la Renaissance. Les Italiens, c’est la guerre, la musique, la gastronomie…
Votre constat sur les mots immigrés vaut-il aussi pour les immigrés?
C’est pareil. S’il n’y avait plus d’immigrés, notre société serait paralysée à tous les points de vue. Elle serait appauvrie économiquement et culturellement. Que parmi eux, il y ait des gens qui soient dangereux, évidemment. Je suis tout sauf naïf. Mais on ne va pas fermer les frontières sans arrêt. Quand j’ai entendu Eric Zemmour déclarer pendant la campagne électorale qu’il fallait que les réfugiés d’Ukraine restent en Pologne, franchement, je me suis demandé jusqu’où il pouvait aller.
Cette campagne électorale présidentielle vous a-t-elle inquiété?
Vous avez plus de 30% des votes qui se sont portés sur l’extrême droite et 26% des citoyens qui ne sont pas allés voter. Les deux phénomènes m’inquiètent. Si nous n’avons pas compris avec la guerre en Ukraine que la démocratie est notre bien le plus précieux et, de fait, le plus fragile, qu’est-ce qu’il nous faut? Qu’est-ce qu’il attaque, Poutine? La démocratie. Nous sommes tous attaqués. Je suis particulièrement attentif à ce qu’il se passe en Afrique de l’Ouest, au Mali, en Guinée Conakry, au Burkina Faso… Les démocraties tombent comme des dominos. On a cru que la démocratie était suffisante. Non, la démocratie, si elle s’accompagne de corruption, est rejetée. Cela ouvre la voie à un pouvoir fort.
Vous avez été la plume de François Mitterrand. Quelle est la recette d’un bon discours politique?
D’abord, il faut qu’il corresponde à ce que pense vraiment celui pour qui vous écrivez. Je me mets à la place de celui pour lequel j’écris. Je me demande quel genre de mots il prononce. De temps en temps, pour m’amuser un peu, je mettais des mots que François Mitterrand détestait. Par exemple, problème et enjeu. Il devenait fou. Ensuite, j’utilisais les mots qu’il aimait bien, en rapport avec la terre, avec le temps… Deuxième règle: il faut être simple. Les mots sont des armes inouïes. Quand François Mitterrand, allié aux communistes, a été confronté à des manifestations d’opposants au déploiement en Europe de l’Ouest de missiles contre l’Union soviétique, il a dit cette phrase formidable: « Les pacifistes sont à l’ouest mais les missiles sont à l’est. » Terminé. En une seule phrase, le débat était clos. Regardez Volodymyr Zelensky qui était considéré comme un amuseur. En réponse à une proposition américaine de l’évacuer de Kiev au début de la guerre, il déclare « je n’ai pas besoin de taxi, je veux des armes ». Terminé. C’est Churchill. Il crée une nation avec une phrase. L’histoire engendre cela. Des drames et puis, brutalement, quelqu’un que rien n’appelait à devenir un homme d’Etat – de Gaulle était un petit général deux étoiles – surgit et crée une nation.
Quand Poutine parle de « dénazification » de l’Ukraine, cela parle sans doute aussi à la population russe?
Cela parle aux ignorants. C’est relayé par tous les réseaux. Il choisit un moment particulier de l’histoire où il est vrai que des Ukrainiens ont ouvert leurs bras aux nazis. Mais c’était il y a quatre-vingts ans. On peut aussi rappeler certains faits historiques aux Russes. Katyn, c’est quoi? C’est l’épouvante que les Soviétiques apportent en Pologne (NDLR: l’assassinat de quelque 22 000 officiers polonais en avril et mai 1940).
(1) Les Mots immigrés, par Erik Orsenna et Bernard Cerquiglini, Stock, 120 p.
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