Carte blanche

Echec américain en Afghanistan: l’option militaire privilégiée, très peu de développement (carte blanche)

La principale explication de l’échec américain en Afghanistan est le choix d’une stratégie, entamée par le président Bush, mais ensuite poursuivie par le président Obama, basée quasiment exclusivement sur l’usage de la force. Le soutien au développement a été très peu important au regard des sommes colossales affectées aux opérations militaires.

Un usage exclusif et très coûteux de la force

Les Américains ont déployé des moyens militaires considérables en Afghanistan pendant les vingt ans de leur présence sur son territoire. Le président Biden a indiqué que les Américains y avaient dépensé 1.000 milliards de dollars. En réalité, il s’agit uniquement des dépenses relatives à la guerre en Afghanistan inscrites dans le budget de la défense. Les chercheurs du projet « Costs of war » du Watson Institute International and Puclic Affairs dépendant de la Brown University, une université américaine indépendante, ont ajouté à cette somme tous les coûts supplémentaires inscrits dans d’autres budgets : ils arrivent à un total de 2.261 milliards de dollars[1]. A titre de comparaison, le Plan Marshall, qui a consisté à aider les pays européens à reconstruire leur économie entre 1947 et 1951, a coûté aux Etats-Unis une somme équivalente à 173 milliards de dollars (aux prix actuels), soit moins de 8 % du coût de la guerre d’Afghanistan pour les Américains[2].

Si le coût des opérations militaires des Etats-Unis en Afghanistan a été de 1.000 milliards de dollars, le total de l’aide au développement de Washington s’y est élevé au cours de ces vingt ans à 125 milliards de dollars, soit huit fois moins. Tout au long de la présence des Américains en Afghanistan, de nombreux observateurs, y compris parmi les généraux américains, ont plaidé en vain pour accroître sensiblement l’aide au développement socio-économique, condition essentielle selon eux pour lutter contre la pauvreté et afin de contrer l’influence des talibans au sein de la population[3].

Cette disproportion est une constance dans la conception des relations internationales des Etats-Unis. Actuellement, les Américains dépensent annuellement 780 millions de dollars pour leur budget militaire, ce qui représente 38 % des dépenses militaires mondiales, mais seulement 35 milliards de dollars pour leur aide publique au développement, soit moins de 5 % de leurs dépenses militaires.

Par comparaison, les dépenses militaires annuelles de l’ensemble des pays européens s’élèvent actuellement à 300 milliards de dollars, soit près de 40 % de celles des Etats-Unis. Mais leurs budgets publics affectés à la coopération au développement atteignent 118 milliards de dollars par an, soit près de 40 % de leurs dépenses militaires, et trois fois plus que l’aide au développement américaine[4].

La « guerre contre le terrorisme » plus destructrice que les actes terroristes

En 2006, le journaliste James Fallows publiait un article dans The Atlantic Monthly, recueillant les avis d’experts et de militaires sur la conduite de la « guerre contre le terrorisme« [5]. Sa conclusion : la réponse au terrorisme peut être aussi dangereuse que les cellules affaiblies d’Al Qaïda. Après quelques années de traque, la menace d’Al Qaïda a été considérablement réduite, ce qui a fait dire à plusieurs experts qu’il aurait fallu déclarer la victoire contre le terrorisme à ce moment-là. Pourtant les Américains sont restés en Afghanistan, en augmentant leur présence jusqu’à 200.000 hommes en 2011, la moitié étant des militaires, l’autre moitié des employés de sociétés de sécutité privées. Et avec la capture et la mort de Ben Laden en 2011, ils auraient aussi pu déclarer leur victoire. Mais ils sont restés et se sont enlisés en Afghanistan, jusqu’à ce départ catastrophique en 2021.

David Kilcullen, conseiller du département d’Etat sur les questions de terrorisme à Washington, a estimé en 2006 que la réponse au terrorisme a été beaucoup plus destructrice que les actes terroristes eux-mêmes : « Ce n’est pas le nombre de gens qu’Al Qaïda peut tuer qui représente une menace. C’est notre propre réaction qui pourrait causer le plus de dégâts »[6].

Les attentats du 11 septembre 2001 ont entraîné la mort de 3.000 personnes. Les chercheurs du projet « Costs of War » ont réalisé une estimation du nombre de morts causés par le conflit en Afghanistan entre 2001 et 2021. Si le président Biden a évoqué le chiffre de 2.500 soldats américains morts, il faut y ajouter 3.936 morts parmi les employés des entreprises privées de sécurité, sous-traitantes de l’armée américaine, soit 6.436 morts américains. Les pertes des autres pays alliés des Etats-Unis se sont élevées à 1.144 morts. Les forces afghanes de l’armée et de la police auraient perdu entre 66.000 et 69.000 hommes en Afghanistan, ainsi que 9.314 au Pakistan puisque les combats se sont aussi déroulés dans ce pays voisin. Le nombre de civils morts est de 71.000 et celui des talibans et autres opposants est de 84.000 morts. Au total, le projet « Costs of War » a estimé le nombre de victimes à environ 240.000 morts, soit 80 fois plus que ceux des attentats du 11 Septembre[7].

Un des pays les plus pauvres au monde

L’Afghanistan, depuis l’invasion soviétique en 1979, a connu 42 ans de conflits quasiment ininterrompus. Après 20 ans de présence des Etats-Unis, ce pays est en piteux état. Les Occidentaux quittent un pays qu’ils ont été incapables de sortir de la pauvreté extrême.

Actuellement, dans le classement des pays les plus pauvres dans le monde, en prenant en compte le PIB par habitant, l’Afghanistan est en 7ème position, après six pays africains. Cela signifie que, en dehors de l’Afrique, l’Afghanistan est le pays le plus pauvre au monde[8].

Chaque année, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) publie l’Indice du développement humain en se basant sur trois critères : niveau de vie, espérance de vie, niveau d’éducation. Pour l’année 2019, l »Afghanistan y est classé 169ème sur 189 pays. Les pays situés après l’Afghanistan sont tous africains, à l’exception de Haïti et du Yémen[9].

Premier pays producteur d’opium au monde

L’économie de l’Afghanistan repose en grande partie sur la production de l’opium. En 2005, Alain Labrousse, spécialiste en géopolitique des drogues indiquait que l’Afghanistan était « le premier producteur mondial d’opiacés depuis une dizaine d’années« , l’économie de la drogue y représentant environ 60 % du PIB[10]. Les revenus de la production de la drogue a permis de financer les différents groupes participant aux guerres en Afghanistan depuis une quarantaine d’années, y compris les talibans qui avaient cependant finalement interdit cette production lorsqu’ils étaient au pouvoir en 2000.

En juin 2020 un rapport publié par l‘Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) indique qu’en 2019, l’Afghanistan a produit 84 % de l’opium mondial : « les opiacés ont créé une économie illégale qui imprègne la société rurale où de nombreuses communautés, et pas seulement les agriculteurs, sont devenues dépendantes du revenu du pavot à opium pour maintenir leurs moyens de subsistance. Cela a un coût, car l’économie illicite décourage les investissements privés et publics en alimentant l’insécurité, la violence et l’insurrection »[11].

Deux raisons expliquent l’importance de la culture de l’opium en Afghanistan. D’une part, l’absence de contrôle du territoire par le gouvernement, les forces de l’armée et de la police, comme les forces américaines et alliées, ne sortant que très peu de leurs casernes, par peur d’être attaqués par les insurgés. D’autre part, la conséquence des bombardements sur les terres agricoles qui amènent les paysans à se tourner vers des cultures plus rapides et plus rentables. Ces deux raisons sont la conséquence directe de la guerre entre les forces afghanes et étrangères, et les insurgés afghans.

A partir de 2020, la pandémie du coronavirus a aggravé la situation. Le 5 août 2020, une étude du ministère afghan de la Santé estimait que 10 millions d’Afghans, soit 32 % de la population, avait été contaminée, entraînant de longs mois de confinement, avec la fermeture des frontières, des écoles et de nombreuses entreprises, provoquant un nombre important de licenciements. En conséquence de nombreux Afghans ont dû se tourner vers la culture de l’opium pour s’assurer un minimum de subsistance[12].

Une corruption généralisée

En décembre 2019, le quotidien américain Washington Post publie une vaste enquête intitulée « Afghanistan Papers » se basant sur 2.000 documents d’une agence spéciale américaine, l‘Inspection générale spéciale pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR)[13]. On y apprend que la SIGAR a découvert que, depuis 2002, les responsables politiques américains ont prétendu publiquement que des progrès étaient réalisés contre les talibans, alors qu’ils admettaient le contraire en privé. Le budget de la guerre a été dépensé sans contrôle, alimentant une corruption généralisée et le rejet de la coalition internationale par la population qui se tourna vers les talibans.

Avec l’afflux d’argent américain, le résultat en a été un développement de la corruption à tous les niveaux. Cité par le Washington Post, Ryan Crocker, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Kaboul a déclaré en 2016 : « Notre plus grand projet, malheureusement, a peut-être été le développement de la corruption de masse »[14].

Quand le président Biden réécrit l’Histoire

Au lendemain de la prise de Kaboul par les talibans, le président Joe Biden et son secrétaire d’Etat Antony Blinken ont répété à plusieurs reprises que l’objectif des Américains en Afghanistan n’était pas d’y réaliser une opération de « nation-building » mais uniquement d’y combattre Al Qaïda. Selon eux, le travail est désormais accompli puisqu’ils estiment qu’Al Qaïda a été suffisamment démantelé[15].

On peut comprendre que cet argument soit avancé pour tenter d’atténuer le sentiment d’échec après le départ précipité des derniers Américains et de leurs collaborateurs afghans. Mais Joe Biden et Antony Blinken réécrivent l’Histoire. Dès le départ, les Américains ont bel et bien tenté de réaliser une action de « nation-building » qui consiste à la mise en place d’une nouvelle structure étatique basée sur des conceptions de la démocratie conforme à l’idéal américain.

Un an après l’arrivée des troupes américaines qui ont chassé les talibans du pouvoir, le président Georges W. Bush avait bien affirmé le 12 septembre 2002 : « Notre engagement en faveur d’un Afghanistan stable, libre et pacifique est un engagement à long terme ». Et le même président Bush déclarait dans son discours annuel sur l’état de l’Union, le 28 janvier 2003 : « En Afghanistan, nous avons aidé à libérer un peuple opprimé. Et nous continuerons à les aider à sécuriser leur pays, à reconstruire leur société et à éduquer tous leurs enfants, garçons et filles »[16].

L’impossibilité d’imposer la démocratie par la force militaire

Il faut rappeler que le président Busch était au début des années 2000, entouré et influencé par les « néoconservateurs  » qui sont parvenus à imposer leur conception sur l’usage de la force pour réaliser des changements de régimes et l’instauration de la démocratie. Ce fut le cas à partir de 2001 en Afghanistan, puis en 2003 en Irak.

Publiée en mai 2003, une étude du Carnegie Endowment for International Peace, un centre de recherche américain, a relevé que depuis 1900, sur 200 interventions armées des Etats-Unis, seize seulement ont débouché sur la reconstruction d’un Etat. Parmi ces seize interventions, douze ont été menées unilatéralement. De ces douze pays, aucun n’était encore une démocratie dix ans plus tard[17].

L’Histoire montre donc qu’imposer la démocratie par la force militaire dans des pays qui ne l’ont jamais connue est impossible. L’éclosion d’une réelle démocratie est le résultat d’un processus généralement long et progressif. Il se construit au cours de négociations internes menées par différents groupes, ayant parfois des convictions divergentes ou opposées, mais qui tentent de trouver des compromis, afin de produire un « contrat social » au sein de la population et des dirigeants politiques. Et il permet la mise en place d’une politique extérieure ouverte à des accords de coopération et de sécurité avec les Etats voisins. Si une influence extérieure peut se concevoir et produire des effets positifs, c’est davantage par le biais de relations multiples de type pacifique et non militaire[18].

Le piège de Ben Laden s’est refermé sur les Etats-Unis en Afghanistan

Pendant 20 ans, au cours de leurs interventions militaires en Afghanistan les Etats-Unis ont privilégié quasiment exclusivement l’option militaire en y dépensant des sommes colossales. Ils ont très peu financé le développement socio-économique. Ils ont perdu la guerre, laissant une population pauvre face à des talibans qui y ont trouvé un terreau fertile à leurs conquêtes territoriales dans les campagnes. Et puis les talibans ont pu aussi conquérir les villes. Les talibans ont donc gagné. Echec total de l’intervention américaine et retour vingt ans en arrière.

Face à ce fiasco militaire, c’est un échec pour l’ensemble des Occidentaux et des pays de l’OTAN. Si au moins la leçon pouvait servir aux Européens. Quand les Américains leur demandent d’augmenter leurs dépenses militaires pour atteindre 2 % de leur PIB, ils devraient se demander à quoi cela sert. En revanche, leur aide publique au développement, elle, devrait être augmentée. Pour essayer que d’autres talibans ne puissent prendre le pouvoir ailleurs dans le monde.

Enfin, Américains et Européens devraient bien réfléchir à l’utilité de leurs interventions militaires, et de leurs conséquences.

Le 27 septembre 2001, nous écrivions dans une note d’analyse que certains soutenaient la thèse qu’avec les attentats du 11 Septembre, «  les talibans et Ben Laden essayeraient d’entraîner les Etats-Unis dans un guêpier afghan, comme ils l’on fait avec les Soviétiques« [19].

Bernard Adam – Directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) de 1979 à 2010

[1] « US Costs to Date for the War in Afghanistan 2001-2021« , Costs of War Poject, Watson Institute International and Public Affairs, Brown University, www.watson.brown.edu/costsofwar, April 2021.

[2] « L’aide bilatérale : assistance, commerce ou stratégie ?« , Paul Masson, Presses universitaires de France, 1967.

[3] « Sortir de l’impasse militaire« , Bernard Adam, La Libre Belgique, 25 septembre 2008.

[4] Données du SIPRI pour les dépenses militaires (www.sipri.org) et du Comité d’aide au développement (CAD/OCDE) pour l’aide publique au développement (www.oecd.org/fr/cad).

[5] « Et si l’on déclarait la victoire contre le terrorisme ?« , James Fallows, The Atlantic Monthly, dans Courrier international du 7 au 13 septembre 2006.

[6] Idem

[7] «  US Costs to Date for the War in Afghanistan 2001-2021« , Costs of War Project, Watson Institute International and Public Affairs, Brown University, www.watson.brown.edu/costsofwar, April 2021.

[8] « Classement des 25 pays les plus pauvres du monde 2021« , Maxime Gautier, www.fr.statista.com, 6 juillet 2021.

[9] « Rapport sur le développement humain 2020″, Programme des Nations unies pour le développement, New York, 2020.

[10] « Afghanistan, opium de guerre, opium de paix« , Alain Labrousse, Editions Fayard/ Mille et une nuits, décembre 2005.

[11] « Afghanistan : l’opium, principal recours face à la crise« , Arnaud Jouve, www.rfi.fr, 9 septembre 2020.

[12] Idem.

[13] « Corruption généralisée, milliards gaspillés… Ce qu’il faut retenir des  »Afghanistan Papers  » révélés par le Washington Post« , www.francetvinfo.fr, 10 décembre 2019.

[14] Idem.

[15] « Afghanistan. Joe Biden justifie le retrait américain« , Piotr Smolar, Le Monde, 18 août 2021.

[16] « Echec militaire. Le Vietnam du président Biden ?« , William Bourton, Le Soir, 18 août 2021.

[17] « Lessons of the Past« , Minxin Pel et Sara Kasper, Policy Brief, Carnegie Endowment for International Peace, mai 2003.

[18] « Imposer la démocratie par la force ?« , Bernard Adam, dans Europe, puissance tranquille ? Edition GRIP/Editions Complexe, décembre 2006

[19] « Comment lutter efficacement et durablement contre le terrorisme ?« , sous la direction de Bernard Adam, Note d’analyse du GRIP, 27 septembre 2001.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire