Concrètement, la « théorie du genre », c’est quoi ?
Entre ceux qui s’appuient sur le gender pour démontrer les inégalités sexuées et ceux qui craignent de voir gommer toute différence entre homme et femme, la querelle ne s’éteint pas. Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Début du mois, le pape François dénonçait le » sournois endoctrinement de la théorie du genre » à travers les manuels scolaires français qui inciteraient à aller » contre les choses naturelles « . Quelques jours plus tard, Isabelle Simonis, la ministre de la Fédération Wallonie-Bruxelles en charge de l’Egalité des chances (PS) se positionnait en faveur de cours de gymnastique mixtes pour lutter contre les stéréotypes sexués. Et le 16 octobre, à Paris, la Manif pour tous rejetait le but de la théorie du genre, qui serait, en substance » d’arriver à l’indifférenciation des sexes et de la sexualité « . La » théorie du genre « , donc. Que recouvre ce concept ? Pourquoi provoque-t-il tant de malentendus ? Décryptage en cinq questions.
1. Ça existe ? Faux.
La » théorie du genre « , ça n’existe pas. Personne n’emploie ce terme, à l’exception de ses détracteurs. Il n’existe que des » études de genre « , traduit de l’anglais gender studies, qui désignent les travaux analysant les rôles donnés aux hommes et aux femmes dans la société. De leurs études, les chercheurs ont défini le genre comme une norme, c’est-à-dire un comportement qu’il faut répéter chaque jour pour lui donner sens : ne pas pleurer, aimer les voitures, rouler des mécaniques, pour un homme ; se maquiller, faire preuve de douceur, soigner ses enfants, pour une femme. Le genre est donc une construction sociale, culturelle et non une donnée immuable de la nature. Ces comportements – ce qui est » masculin « , ce qui est » féminin » – contribuent à reproduire les stéréotypes et sont le prétexte à maintenir une hiérarchie entre les sexes. Une sorte de prolongement du célèbre » On ne naît pas femme, on le devient » énoncé, en 1949, par Simone de Beauvoir. Concrètement, le genre est un outil d’analyse critique pour décoder les mécanismes producteurs d’inégalités entre les sexes. Il s’applique à un vaste champ interdisciplinaire croisant la biologie, l’anthropologie, l’économie, le droit ou encore l’histoire.
2. C’est nouveau ? Faux.
L’essor des études de genre s’est fait en parallèle du développement du féminisme. Mais le concept de gender n’a pas été créé par les féministes. Il apparaît dans les années 1950 aux Etats-Unis dans le milieu médical. En 1955, le psychologue John Money parle ainsi pour la première fois des » gender roles » pour appréhender des cas d’hermaphrodisme. Quelques années plus tard, le psychiatre Robert Stoller popularise la notion de » gender identity « qu’il utilise pour étudier les transsexuels, qui ne se reconnaissent pas dans leur identité sexuelle de naissance. C’est dans les années 1970 que les féministes se nourrissent de cette idée neuve pour interroger la domination masculine. Les gender studies essaiment alors peu à peu dans les cercles féministes et universitaires américains, s’inspirant à leurs débuts de penseurs français comme Simone de Beauvoir, Foucault, Derrida ou Bourdieu.
En Europe, la greffe ne s’opère réellement que dans les années 1990, lorsque le débat sur la parité s’installe au niveau européen. La promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes devient l’une des tâches essentielles de la Communauté européenne avec l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam en 1999. Loin d’être une exclusivité des universités américaines, le concept est à présent implanté sur tous les continents, du Danemark au Chili, en passant par le Mexique, l’Allemagne, l’Inde, la Thaïlande ou le Kenya.
3. Chez nous, c’est marginal ? Vrai et faux.
En Belgique, les gender studies ont peiné à se faire une place sur la scène académique. Les recherches en la matière ont progressé discrètement, dispersées dans les départements des différentes universités, autour notamment des sociologues Ada Garcia (UCL), cofondatrice du groupe interfacultaire » Etudes -Femmes « , et Alison Woodward (VUB), codirectrice du Centre de recherche pour les études de genre et la diversité (Rhea).
La reconnaissance des pairs n’est pas toujours au rendez-vous. » Nous ne sommes pas à l’abri d’une certaine déconsidération « , affirme Sarah Sepulchre, chargée de cours à l’UCL et coprésidente de l’asbl Sophia, réseau belge des études de genre. » Ces recherches ne sont pas toujours prises au sérieux. J’entends encore qu’il s’agit d’un « truc de gonzesse » ou d’une « mode qui va passer ». »
Les études de genre font aujourd’hui l’objet de modules universitaires, mais d’aucun enseignement obligatoire ni même d’un cursus complet. Mais l’an prochain, poussé par Sophia, un master diplômant en études de genre devrait voir le jour.
4. Ça dérange ? Vrai.
Les » antigenre » y voient un concept » impur « , parce qu’il cacherait une volonté de gommer les différences » naturelles » entre hommes et femmes. En fait, les gender studies ne nient pas la réalité biologique qui distingue hommes et femmes (appareil reproducteur, hormones, pilosité…) Chacun naît mâle ou femelle : c’est le sexe physique. Mais, selon elles, la part du biologique dans notre identité et notre orientation sexuelle est moins déterminante qu’il n’y paraît. Une personne née homme peut se sentir femme et inversement. L’environnement, l’éducation, les représentations sociales des deux sexes – changeants selon les époques – jouent aussi leur rôle : c’est le genre, le sexe social. Aux antipodes du discours selon lequel les hommes viendraient de Mars et les femmes de Vénus…
Le concept reste mal accepté parce qu’il est par ailleurs soupçonné de militantisme féministe et gay. » On pourrait en dire tout autant des sciences dites « neutres », elles aussi imprégnées de préjugés sexistes, à la différence qu’ils sont masqués, conteste Sarah Sepulchre. Il faut ainsi lire l’histoire des peuples, racontée par des historiens dénués d’objectivité puisqu’ils adoptaient la position d’homme, blanc et nanti. » Reste que les mouvements gays et féministes ont puisé dans les études de genre des arguments leur permettant de critiquer » l’hétérosexualité obligatoire « , responsable, selon eux, des discriminations dont sont victimes homosexuels et transsexuels.
Et là où les » antigenre » ont raison, c’est que la notion de genre bouleverse l’évidence tranquille des lois de la nature. Car les recherches entendent aussi dénoncer un état actuel des rapports entre les sexes, des rapports de pouvoir qui n’ont donc rien de naturel, et que… l’on peut donc changer. On comprend vite alors que derrière le genre se profile une question politique.
5. Ça ne sert à rien ? Faux.
En arpentant l’envers du décor, les chercheurs mettent à nu notre façon quotidienne de fabriquer du genre. Ainsi, avant, on pensait que l’école traitait indistinctement les filles et les garçons. Or, nombre d’études ont démontré que c’était loin d’être le cas. Les enseignants ne distribuent pas la parole aux filles et aux garçons de la même manière et, à copie égale, ils les notent différemment. Les filles ne sont pas les seules à subir les stéréotypes, les garçons aussi, sur qui pèsent des attentes de virilité : ils écopent de la majorité des punitions en secondaire. Du côté des élèves, ces codes stéréotypés ont un effet négatif : savoir que, selon le sexe, on est censé moins bien réussir une tâche grève les chances d’y parvenir effectivement. Cette » menace du stéréotype » limite la réussite des filles en mathématiques.
La France est accusée par les antigenre de diffuser la « théorie du genre » dans les manuels scolaires. Qu’en est-il chez nous ? Selon une étude menée en 2012 par le Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Cemea), nos manuels « regorgent de stéréotypes sexuels » – quelles que soient les disciplines enseignées. Ainsi les femmes y restent reléguées au second plan de l’histoire ou de la littérature. Quelques exemples relevés dans une quinzaine de manuels publiés par des éditeurs belges : 87 % des personnages célèbres sont des héros ; 81 % des métiers représentés sont » masculins » (médecin, pilote, écrivain, scientifique, plombier…) ; 70 % des adultes représentés avec des enfants sont des femmes ; les garçons sont décrits comme « forts et courageux mais négligents », les filles comme « belles et sensibles mais fragiles ». Dans leurs manuels et à travers les relations avec leurs professeurs, les élèves sont donc soumis à des stéréotypes sexistes qui influencent inconsciemment leur identité sexuée – jusqu’à leur choix d’orientation, et donc de métier. C’est pour lutter contre ces préjugés à l’école qu’un décret a été voté en juin dernier. Son propos : n’agréer que les éditeurs qui font l’effort de ne pas véhiculer des clichés sexistes.
En revanche, si l’égalité de traitement fille – garçon figure uniquement dans le cursus des futurs instituteurs et régents depuis 2005, plus de la moitié des formateurs n’abordent pas cette matière.
Histoire, science politique, sociologie, économie, psychologie sociale : la recherche s’intéresse aussi bien à l’absence de mixité des métiers – seules 12 % des femmes travaillent dans l’informatique, à peine 6 % des hommes dans la confection – ou parmi les cadres académiques – 87 % des profs d’université sont des hommes – qu’au » sexe » des jouets : initiative, mouvement et aventure pour les garçons, calme, immobilité et vie domestique pour les filles. Ces recherches sont utilisées dans l’ensemble des ministères – droit des femmes, égalité des chances, enseignement, petite enfance… – pour améliorer les politiques publiques. Ça, ce n’est pas de la théorie.
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