Comment réinventer le football business? (débat)
Entre défense d’un sport populaire et besoin d’un modèle économique viable, le foot se cherche un nouveau terrain.
Jean-Michel De Waele (ULB): « Pour réguler le football européen, commençons par des mesures réalistes »
Pourquoi le projet de Super League a-t-il échoué? Professeur de sciences politiques à l’ULB et spécialiste du football, Jean-Michel De Waele explique qu’il ne pouvait pas surmonter la fronde des supporters. Il propose de réformer le système en touchant au calendrier, au marché des joueurs, au capital des clubs et à la répartition des droits télévisés.
La Super League, imaginée par douze clubs du top européen, est morte aussi vite qu’elle est née. La fronde des supporters et de certains joueurs et entraîneurs démontre-t-elle la nécessité de réguler le football?
Il est indéniable qu’il se passe quelque chose dans le monde du sport. Mais il est trop tôt pour dire si cela permettra des réformes d’ampleur. Prenez le soutien des sportifs au mouvement Black Lives Matter, le fait que le Français de Barcelone Antoine Griezmann rompe son contrat avec le constructeur de smartphones chinois Huawei pour cause de répression des Ouïghours ou le combat du joueur de Manchester United Markus Rashford pour que les enfants anglais disposent d’un repas par jour, tout cela était inimaginable il y a quelques années. La réaction des supporters, de certains entraîneurs et joueurs contre la Super League va dans le même sens: la coupure abyssale entre les Docteurs Folamour du football moderne et la réalité populaire du sport. Ses initiateurs voulaient créer une nouvelle noblesse du XXIe siècle, entre superriches. Ce message politique était d’une violence terrible alors qu’à la suite de la pandémie de coronavirus, on insiste sur la nécessité de revaloriser toute une série de professions. Cela ne pouvait pas passer.
Qui dit que l’on n’irait pas supporter le Rapid Bucarest s’il avait des joueurs géniaux?
Cette Super League n’était-elle qu’un système élitiste poussé à son paroxysme?
Evidemment. Il ne faut pas croire que ce sont les « bons » de l’UEFA (Union des associations européennes de football) et de la Fifa (Fédération internationale de football association) qui ont résisté face aux « mauvais » clubs. Quand l’UEFA dénonce « l’appât du gain de la Super League », c’est l’hôpital qui se moque de la charité. La Champions League actuelle est déjà un système injuste, inique, mais on peut toujours espérer qu’un petit club batte un grand, ce sur quoi est basée la magie du foot. Le football professionnel est un business comme un autre. Mais les clubs sont des entreprises qui ont un sérieux problème: les patrons disent qu’ils en sont les propriétaires, ce qui est le cas en actions et en argent, mais les supporters leur répondent en retour que le club vit grâce à eux. C’est une vraie bataille de légitimité, renforcée par la pandémie qui a démontré que le football ne pouvait pas vivre sans supporters. Le foot doit être régulé parce qu’il vit aujourd’hui dans une forme de jungle néolibérale. C’est la seule façon d’éviter des catastrophes sociales et économiques.
Le 20 février dernier, vous avez publié, avec deux autres universitaires, une tribune dans Le Monde pour proposer une autre manière de réguler le foot. Comment?
Il faut se concentrer sur des mesures réalistes. L’idée d’instaurer un plafond salarial, par exemple, est bien sympathique mais demande un accord au niveau européen ou mondial, extrêmement difficile à atteindre. La première piste réaliste serait de contrôler le calendrier des compétitions parce qu’on hypothèque la carrière et la santé des jeunes athlètes en multipliant le nombre de matchs. C’est une question de santé publique. Deuxièmement, on pourrait réduire le nombre de mercatos, ces périodes où les clubs peuvent acheter et vendre des joueurs: ce n’est pas nécessaire d’en avoir autant. Enfin, on pourrait réguler le nombre de joueurs que les clubs peuvent prêter. Il n’est pas normal que Chelsea achète 60 ou 80 joueurs qui ne feront pas de carrière en son sein et sont prêtés ailleurs. Leur seul espoir, c’est de faire de la plus-value sur leur revente. Le système actuel est fait de telle sorte que les clubs belges – Bruges, Anderlecht, Genk… – ou français sont devenus des plateformes pour des joueurs qui espèrent jouer ailleurs dans un club plus huppé.
Ce système permettrait-il de freiner la spéculation?
Cela suppose que le football continuera à croître sans fin. Or, si la Super League a été lancée maintenant, en panique, c’est parce que ces clubs qui en sont les initiateurs sont quasiment en faillite et ont absolument besoin de l’argent de la banque d’affaires JP Morgan pour sauver leur peau. Ce que démontre la pandémie, c’est la fragilité du modèle économique du foot. La crise qui affecte les clubs va bien obliger la régulation. Les clubs finiront par demander eux-mêmes des règles.
L’UEFA avait imposé le fair-play financier pour équilibrer les budgets des clubs. Un échec?
Le problème est que les gens qui imposent les règles sont souvent juges et parties. Tant que le président de l’Union belge ou de la Ligue pro restera lié à des clubs, tant que le PSG recevra de l’argent du Qatar sous forme de soi-disant sponsoring, le système restera peu crédible. Dans notre tribune, nous insistions beaucoup sur la question de l’actionnariat: on devrait exiger que les propriétaires aient un lien avec le territoire des clubs. Cela éviterait déjà beaucoup de problèmes de spéculation financière. Le système allemand, qui impose un actionnariat local de 50 + 1, peut faire école. Cela imposerait une forme de transparence et cela éviterait la prise de pouvoir des oligarques sur des clubs pour blanchir leur argent. La demande des supporters, c’est précisément cela: ramener les clubs au territoire.
Vous évoquez une nécessité de mieux répartir les richesses entre les clubs, notamment des droits télévisés qui ont été à l’origine de l’explosion du foot-business. Est-ce une clé?
Il faut que les droits de télévision soient mieux redistribués entre les clubs. Les grands ne doivent pas être les meilleurs parce qu’ils sont les plus riches, ils doivent l’être parce qu’ils ont mieux formé leurs joueurs, parce qu’ils ont mené une meilleure politique à terme. Le modèle néolibéral passe de moins en moins auprès du public.
La position des supporters n’est-elle pas paradoxale? Ceux du Real ne se réjouiraient-ils pas si leur club pouvait acheter Kylian Mbappé grâce à la Super League?
Oui, mais qui dit que l’on n’irait pas supporter le Rapid Bucarest s’il avait des joueurs géniaux?
Trudo Dejonghe (KULeuven): « Une Super League est, à terme, inévitable »
Economiste à la KULeuven, Trudo Dejonghe souligne qu’une ligue fermée, sur le modèle américain, permettrait de sauver les clubs de la faillite et pourrait être la source d’une autorégulation.
La Super League a été enterrée en moins d’une semaine. Cela vous a-t-il surpris?
Non, mais il est écrit qu’une telle Super League verra le jour, tôt ou tard. Les évolutions de la Champions League, avec davantage de clubs venant des cinq principaux championnats européens, sont déjà des étapes dans cette direction. J’ai analysé les chiffres de cette compétition depuis 2003: il apparaît que l’écart entre les vainqueurs de groupes et les équipes les plus faibles n’a cessé de croître. Les ténors veulent se séparer progressivement des petits clubs et je ne vois pas comment cette évolution pourrait être entravée.
Ce modèle d’une Ligue fermée à l’américaine est-il un bon business model pour le football européen?
Le football est né au XIXe siècle ; son modèle était valable à l’époque où il était amateur, mais il est devenu préhistorique. Pratiquement, tous les sports professionnels qui se sont développés depuis les années 1990 se sont basés sur le modèle américain. La conséquence de cette absence d’évolution du modèle européen, c’est qu’il n’y a chez nous aucun plafond salarial, ni aucune limite pour l’acquisition des clubs, ce qui permet à la mafia russe d’en posséder, par exemple.
Une meilleure régulation de ce sport viendrait-elle d’une ligue fermée?
Pas d’une ligue complètement fermée, mais d’un système qui éviterait aux équipes du top européen de subir d’importantes pertes financières lorsqu’elles prestent mal une année. Pour le dire crûment, les supporters ne sont pas intéressés par des plus petites équipes comme Leicester City ou le Rapid Vienne, ils veulent voir les géants comme le Paris-Saint-Germain ou le Real Madrid.
Mais ils se sont pourtant levés contre la Super League, non?
Au sein d’une Super League, on pourrait parler d’un plafond salarial.
Ce sont les supporters traditionnels de ces équipes qui ont réagi. Ils sont indispensables: ce sont eux qui se retrouvent derrière les buts lors des matchs. Mais la grande majorité de ceux qui regardent le football, désormais, sont des consommateurs de sport. Le football européen est davantage regardé à la télévision en famille et autant en Asie ou en Amérique que chez nous. Ce sont autant de marchés de croissance. Dans cette histoire de Super League, ces nouveaux consommateurs se sont tus. Or, ils ne veulent pas voir le Rapid Vienne ou le FC Bâle, mais Arsenal ou Manchester United.
En quoi le système américain est-il un modèle de régulation?
Lors de l’arrêt Bosman, en 1995, la Cour de justice européenne avait affirmé qu’il ne pouvait y avoir de limitation à la liberté de circulation des travailleurs, mais en soulignant qu’il existait des formules possibles pour éviter les abus, comme le plafond salarial. Mais personne ne l’a entendu. Le résultat est que les joueurs sont partis vers les plus grandes ligues, là où ils pouvaient gagner de l’argent. Aux Etats-Unis, un plafond salarial est possible parce qu’il n’y a qu’une seule ligue alors que chez nous, il y en a des dizaines, avec des systèmes nationaux différents. Les clubs, qui sont devenus des produits européens, voire mondiaux, doivent donc composer avec cela.
Ce sport est aujourd’hui un objet de spéculation: peut-on réguler cet aspect?
Certains clubs sont devenus des circuits de blanchiment d’argent, c’est vrai, mais ce sont aussi des vitrines de prestige pour les « nouveaux riches », en Europe comme en Belgique. L’UEFA a bien tenté de réguler cela avec le système du fair-play financier. Le problème est que le vrai pouvoir ne réside pas dans les fédérations, mais bien au sein des clubs. Personne ne proteste contre la corruption de l’UEFA ou de la Fifa dans ce système « préhistorique ». Une Super League engrangerait davantage de recettes et permettrait, en réalité, une autorégulation par les clubs eux-mêmes. Au sein d’une telle Ligue, on pourrait parler d’un plafond salarial.
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