Comment le conflit du Yémen s’exporte jusqu’aux Emirats arabes unis (analyse)
Les rebelles houthis exportent le conflit du Yémen jusqu’aux Emirats arabes unis. Un constat de faiblesse pour Abou Dhabi. Et une offensive inédite dans un contexte diplomatique mouvant.
Trois morts le 17 janvier dans l’attaque de camions-citernes à Abou Dhabi, la capitale des Emirats arabes unis: dans le Moyen-Orient troublé, l’acte pourrait sembler relativement anodin. Il porte pourtant en lui les germes de l’intensification dramatique d’un conflit, celui du Yémen, qui a déjà causé, en un peu plus de sept ans, la mort de quelque 377 000 personnes, et la déstabilisation possible d’un pays réputé pour sa stabilité, la fédération des Emirats arabes unis.
Revendiquée par les rebelles houthis du Yémen, en guerre avec leurs rivaux politiques locaux et une coalition étrangère emmenée par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, l’attaque d’Abou Dhabi a visé les abords de réservoirs de stockage de la compagnie pétrolière nationale Adnoc, en frappant les camions et en tuant deux employés indiens et un troisième, pakistanais, et la zone en construction du nouvel aéroport de la capitale émiratie, sans faire de victimes. « Ces sites ont été choisis pour leur dimension symbolique, souligne Sébastien Boussois, collaborateur scientifique du Centre d’études de la coopération internationale et du développement (Cecid) de l’ULB. Ils représentent la puissance pétrolière et le rayonnement international des Emirats. De surcroît, ils sont situés dans la capitale politique et militaire de la fédération, le coeur du pouvoir émirati. Leur caractère symbolique transparaît aussi dans le constat que les cibler ne devait pas nécessairement faire un nombre élevé de morts. On peut y voir de « petits attentats » mais qui adressent un message clair aux dirigeants: « Voilà où nous pouvons vous frapper ». »
On a beau être une forteresse et avoir une armée puissante, on n’est pas à l’abri de ce nouveau terrorisme beaucoup plus ingérable.
État exposé comme les autres
Au-delà des cibles visées, le modus operandi peut aussi inquiéter. L’opération aurait été menée au moyen de missiles balistiques et de drones. Et la question se pose de savoir d’où les drones ont été engagés. Du terrain de guerre yéménite, de l’autre rive du golfe Persique, c’est-à-dire l’Iran, ou, le cas échéant, du territoire même des Emirats? Si elle était avérée, cette dernière hypothèse risquerait d’accroître encore le sentiment de vulnérabilité que l’attaque induit d’Abou Dhabi à Dubaï, vitrine touristique et people de la fédération. « L’attaque du 17 janvier aura son importance dans l’histoire de la construction politique et militaire du pays, analyse Sébastien Boussois. L’image de havre de paix bâtie par ses dirigeants se transforme en celle d’un Etat exposé, comme quasiment tous ceux de la région, à un risque de violence à un moment ou à un autre. Le sentiment de confiance prévalant aux Emirats, nouvelle Sparte par sa puissance politique, militaire, économique, diplomatique, risque d’en être affecté. »
Pour la petite histoire, les drones utilisés à Abou Dhabi pourraient être du type Samad-3, un appareil qui tire son nom de Saleh al-Sammad, un leader houthi tué le 23 avril 2018 dans une attaque au… drone des forces émiraties au Yémen.
Précédents en Arabie saoudite
Si l’opération des rebelles houthis yéménites est inédite aux Emirats, elle rappelle inévitablement des précédents sur le territoire de l’Arabie saoudite, autre belligérant du conflit yéménite. La dernière offensive en date remonte à mars 2021 quand, en l’espace de quelques jours, un port pétrolier, des installations de la compagnie pétrolière Aramco et une raffinerie avaient été visés dans la région de Riyad. Là aussi, explique en substance Sébastien Boussois, les coups portés par les rebelles yéménites ces dernières années ont mis en exergue une forme de vulnérabilité d’un Etat, l’Arabie saoudite, qui, fort de l’aide américaine en matière de sécurité, se croyait protégé et à l’abri de ce type de violences.
Pour autant, l’attaque d’Abou Dhabi n’est pas de nature à menacer la stabilité du régime émirati. « Le pouvoir y est fort, autoritaire et militaire, insiste le chercheur sur le Moyen-Orient, les relations euro-arabes et le terrorisme. Elle montre en revanche qu’on a beau être une forteresse, avoir une armée puissante et disposer des moyens pour se doter des dernières technologies de pointe, on n’est pas à l’abri de ce nouveau terrorisme beaucoup plus ingérable et beaucoup moins anticipable. » Un constat de faiblesse.
Interventionnisme périlleux
Pour Sébastien Boussois, c’est aussi « un dommage collatéral d’une politique interventionniste pratiquée à l’étranger depuis des années et d’un regain d’activité au Yémen même ». Les attaques et bombardements contre les rebelles chiites qui occupent la capitale Sanaa et le nord du pays se sont intensifiés ces dernières semaines. Et les Houthis avaient prévenu qu’ils y répliqueraient. Il n’est pas exclu que l’attaque du 18 janvier n’en soit qu’un aperçu. « Les Emiratis ont fait croire à un retrait de leurs troupes, en 2019. Ils espéraient ainsi se rapprocher de l’Iran, allié des Houthis, parce qu’à la suite du blocus contre le Qatar, soupçonné de collusion avec Téhéran, les Iraniens avaient déserté les Emirats et Mohamed Ben Zayed, l’homme fort des Emirats, ne voulait pas hypothéquer la tenue de l’Expo universelle de Dubaï, qui se tient jusqu’à la fin mars 2022. Mais le désengagement du Yémen n’était que de façade. Ils se sont largement réinvestis depuis dans le conflit. »
Aujourd’hui, c’est un rapprochement entre les deux grandes puissances régionales, l’Arabie saoudite et l’Iran, qui est en discussion, avec la possible réouverture de représentations diplomatiques. S’il se concrétisait, l’opération des rebelles houthis aux Emirats entrerait en contradiction avec la politique de leur sponsor iranien qui n’aurait pas intérêt à voir la guerre du Yémen connaître une nouvelle escalade. C’est peut-être la seule leçon positive à tirer de ce contexte régional particulièrement explosif.
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