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Comment Bella ciao, vieille chanson « essuie-tout », est devenue un tube

Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

Il n’a pas fallu attendre Netflix ou le rappeur Maître Gims pour faire de Bella Ciao un tube. Plus proche d’Imagine de John Lennon que de l’Internationale communiste, la chanson italienne s’est adaptée à toutes les réalités de l’histoire.

Si Bella Ciao est souvent présentée comme le symbole de la résistance italienne, la vérité oblige à rappeler que la célèbre chanson, traduite aujourd’hui dans une quarantaine de langues et interprétée dans autant de versions, n’est devenue que tadivement l’hymne officiel des partisans. Pendant la guerre, Bella Ciao est un chant connu seulement dans quelques régions d’Italie, comme l’Emilie-Romagne. Sa propagation sera favorisée surtout pour son côté consensuel, son caractère unitaire, sa capacité à représenter toute la résistance, des communistes aux chrétiens, en passant par les socialistes et les libéraux. « A la fin des années 50, il y a un besoin d’unifier les différentes âmes de la résistance. Pas question d’autres chansons trop politisées et pourtant plus connues comme Fischia il vento (Siffle le vent), où on évoque le drapeau rouge. Bella ciao délie la résistance des affiliations aux partis, en racontant quelque chose d’intemporel », raconte le journaliste Carlo Pestelli qui a consacré en 2016 un essai entier à la chanson considérée comme un hymne à la liberté (1). « A l’époque, il n’est pas rare d’entendre dans les rangs de la DC, la Démocratie chrétienne, les notes de Bella Ciao comme lorsque Benigno Zaccagnini, résistant, fut élu secrétaire du parti. Cette identification à la gauche viendra bien plus tard. Durant la guerre froide, Fischia il vento est en effet relégué progressivement parce que la chanson affiche un engagement prosoviétique trop marqué et c’est Bella Ciao, aux paroles plus consensuelles, qui finira par s’imposer. En 1984, lors des funérailles d’Enrico Berlinguer, secrétaire du Parti communiste, Bella Ciao sera préférée à l’Internationale. »

Carlo Pestelli a tenté de remonter aux sources de la chanson, en racontant les lieux où elle avait été chantée et transmise, les conflits qu’elle a et continue de traverser. C’est, que tant pour son texte que sa musique, Bella Ciao a suivi un long chemin, aux sources souvent incertaines – certaines remontant au 16e siècle en France. « Cette chanson est le résultat de traditions orales et de contaminations réciproques qui font qu’elle ne peut avoir de père clairement identifié. Elle possède, au mieux, des oncles et des tantes plus ou moins éloignés, qui s’inscrivent dans des temporalités différentes. Surtout, les paroles les plus fréquemment chantées aujourd’hui résultent de quantités d’inspirations possibles », relève Carlo Pestelli. Un mythe doit être aussi démystifié : longtemps on a considéré que Bella Ciao dérivait des chants des « mondine », ces femmes qui ramassaient le riz dans les plaines du Nord de l’Italie (Padanie et Vénétie). Or, cette version est née dans les années 50, rappelle le journaliste. Quant à la musique, il faut, semble-t-il, traverser l’Atlantique avec un air enregistré à New York en 1919 par un musicien tsigane originaire d’Odessa, en Ukraine.

C’est seulement dans les années 60 que la chanson connaît son heure de gloire, en entrant dans le répertoire d’Yves Montand, devenant un succès international, ce qui la ramènera en vogue en Italie.

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« Dès lors, elle se répand partout, ajoute Pestelli. Le thème de la liberté contre un oppresseur non spécifié en fait un titre adaptable, adoptée par les ouvriers mexicains en Californie, les Kurdes face aux Turcs, les Ukrainiens anti-Poutine. Dans de nombreux pays, les notes de Bella Ciao accompagnent dès lors des armées partisanes et des mouvements de protestation. » Comme l’écrit Stefano Pivato, professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Urbino (2), une chanson populaire comme Bella Ciao a une fonction sociale forte : « Elle témoigne de l’adhésion à un idéal, elle est l’expression d’une foi politique et elle confirme et exalte le sens d’appartenance et de communion à un groupe. »

Pourtant, en Italie, la chanson divise et donne lieu fréquemment à des polémiques. « Dans les années 90, s’opère une récupération musicale de la mémoire : la droite avec des chansons qui rappellent l’imaginaire fasciste, la gauche récupère les chants partisans comme Bella Ciao pour en faire une musique globale », relève Stefano Pivato.

Une évolution qui correspond d’ailleurs à l’échec cuisant des partis traditionnels italiens, ceux de la résistance, comme la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste, et l’émergence de forces nouvelles comme Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Lega Nord d’Umberto Bossi. Aujourd’hui, cette récupération politique de Bella Ciao est souvent critiquée, notamment dans la presse. Le 25 janvier 2015, La Repubblica déplore que la chanson soit réduite à un « manifeste communiste » tandis que l’hebdomadaire catholique Famiglia cristiana regrette, dans son dernier numéro de juin, que l’hymne de la résistance génère des « polémiques stériles ». Pourtant, comme le rappelle le magazine, dans les années 70, cette chanson était enseignée à l’école et même chantée par les scouts. « Il suffit de lire le texte : c’est une chanson sans aucune idéologie », lit-on encore. Mais aujourd’hui, l’entonner est un risque comme ce fut le cas au printemps dernier dans une école à Rome où la chanson fut tout simplement bannie parce que jugée « communiste ». En 2011, à l’occasion du 150e anniversaire de l’unification italienne, la chanson fut aussi interdite d’antenne lors du festival de San Remo pour les mêmes raisons.

« L’histoire de cette chanson raconte les époques où elle se chante. Fruit des évolutions de la société italienne et même du monde occidental. Elle rassemble les récits de ceux qui disent l’avoir écrite, de ceux qui l’ont interprétée à des moments marquants de l’histoire, de ceux qui l’écoutent, la reprennent et parfois la déforment, la récupèrent. Bella Ciao est le miroir des désunions du peuple, elle est aussi l’une des synthèses de ses espérances », relève Carlo Pestelli.

C’est après les attentats contre Charlie Hebdo que l’idée lui est venue d’écrire ce livre. En 2015, ce sont les paroles de Bella Ciao qu’entame l’humoriste Christophe Alévêque sur le plateau de France 2 pour rendre hommage aux victimes.

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« L’ambivalence est la seule certitude qu’on peut tirer de cette chanson. C’est une chanson réutilisable, comme du papier absorbant », continue le journaliste italien au risque de provoquer.

Rien d’étonnant dès lors à ce que cette chanson essuie-tout soit reprise à tout va : en 2012, le candidat François Hollande l’utilise le soir de sa victoire face à Nicolas Sarkozy. En Grèce, en 2015, c’est encore le chant italien que fredonnent Alexis Tsipras et les partisans de Syriza comme une réponse à l’austérité imposée par la troïka.

En 2011, les indignés d’Occupy Wall Street l’avaient repris à leur tour.

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Si la chanson est devenue l’hymne de combats aussi contrastés, ce serait dû à sa mélodie simple et à son refrain joyeux qui font de Bella Ciao, selon le critique musical Alessandro Portelli, quasiment un « jingle publicitaire » grâce à ses qualités propices à la mémorisation. Rien d’étonnant à ce que Netflix matraque la chanson pour faire la publicité des prochaines saisons de la série à succès, notamment chez les ados, Casa de Papel (https://www.youtube.com/watch?v=D0aJBtX68Po).

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Ou à ce qu’elle soit pour l’instant réadaptée en choeur (massacrée, pour beaucoup) par Naestro, Maitre Gims, Vitaa, Dadju et Slimane.

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Ou qu’elle soit entonnée par certains passagers, il y a quelques jours, à l’adresse du nouveau ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini (Ligue du Nord, extrême-droite) dans le bus qui le mène à l’avion vers les Pouilles, à l’aéroport de Fiumicino. Bref, tellement omniprésente que Joyca l’a recomposée en dix styles musicaux différents.

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Au-delà des clivages, Bella ciao doit surtout être rangée dans la catégorie des « protest songs », des chansons populaires engagées à l’instar de Strange fruits de Billie Holiday, Imagine de John Lennon ou du Déserteur de Boris Vian. Des chansons qui ont toutes un point commun, celui de « modifier les opinions et les idéologies, de parler de l’époque à laquelle on vit, et parfois de s’apercevoir que ce qu’on dit fait écho à un autre moment de l’histoire. » (3)

(1) Carlo Pestelli, Bella Ciao, la canzone della libertà, 2016.

(2) Stefano Pivato, Bella Ciao, Canto e politica nella storia d’Italia, 2005.

(3) Dorian Lynskey, 33 Revolutions Per Minute : A History of Protest Songs, 2011.

Woody Allen suona Bella Ciao

https://www.youtube.com/watch?v=Mlss2kmKCfg

Silvio Berlusconi canta Bella Ciao

https://www.youtube.com/watch?v=MkrwP4gHF7s

Matteo Salvini canta Bella ciao

https://www.youtube.com/watch?v=5UqJmVxtKiI

Michele Santoro canta Bella Ciao – Sciuscià (2002)

https://www.youtube.com/watch?v=2zfA7yyHHv4

Sound Of Legend – Bella Ciao

https://www.youtube.com/watch?v=EeE-XVw4-jA

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