Bernard Guetta: « Vladimir Poutine est aujourd’hui un homme fragilisé » (entretien)
Eurodéputé et spécialiste du pouvoir russe, Bernard Guetta analyse la tentative d’assassinat de l’opposant Alexeï Navalny comme « un signe de panique ». Les grandes fortunes et l’élite des forces de sécurité s’inquiètent de l’avenir de la Russie.
Les médecins de l’hôpital de la Charité à Berlin ont diagnostiqué, le 24 août, une « intoxication par une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase » chez l’opposant russe Alexeï Navalny, transféré deux jours plus tôt de la ville sibérienne de Omsk vers la capitale allemande. L’émoi consécutif à l’annonce de son malaise dû à un probable empoisonnement a provoqué les condamnations des Occidentaux, échaudés par les précédents des malheurs des personnalités critiques du pouvoir russe, l’ancien agent des services secrets Alexandre Litvinenko (2007), l’avocat Sergueï Magnitski (2009), l’homme politique Boris Nemtsov (2015), tous les trois décédés, ou l’ex-officier des services de renseignement Sergueï Skripal (2018).
Que dit en définitive de l’état de la Russie l’attentat contre le créateur de la Fondation anticorruption qui s’était rendu dans la municipalité de Tomsk pour y soutenir un candidat d’opposition aux élections locales du 13 septembre ? Eléments de réponse avec Bernard Guetta, eurodéputé français du groupe Renaissance et ancien journaliste spécialiste de la Russie.
Ignorer diplomatiquement la Russie n’est pas une option possible.
Quelle hypothèse privilégiez-vous quant aux commanditaires de l’empoisonnement d’Alexeï Navalny : le Kremlin, une officine russe qui aurait agit indépendamment de la présidence, un autre intervenant… ?
Il est extrêmement improbable qu’une officine quelconque ou un acteur indépendant du pouvoir ait pu se procurer un tel poison et l’utiliser sans feu vert venant d’en haut. Cela ne signifie évidemment pas que l’ordre ait été donné par Vladimir Poutine personnellement ou même par l’un de ses collaborateurs les plus directs parce que les choses ne se passent jamais de cette manière. On fait comprendre à des échelons intermédiaires ce qu’ils ont à faire et cela est fait. Des coups de revolver décidés par tel ou tel secteur du pouvoir sans référence à des ordres venus d’en haut, c’est possible. Un empoisonnement l’est beaucoup moins.
Peut-on envisager de nouvelles sanctions de l’Union européenne contre Moscou ? N’est-elle pas entravée dans sa marge de manoeuvre par le dossier du Bélarus qui l’oblige à un dialogue avec la Russie ?
L’Union européenne ne va pas imposer de sanctions tant qu’elle n’a pas de preuve de l’implication du pouvoir dans l’empoisonnement d’Alexeï Navalny. Or, elle n’en a pas. Et il est malheureusement probable qu’elle n’en ait jamais ou pas avant longtemps. L’UE ne peut pas imposer de nouvelles sanctions. Et elle le pourrait d’autant moins qu’il n’y a pas que le dossier biélorusse qui l’occupe. Il y aussi toutes les questions du pourtour méditerranéen, la Libye, la Syrie, le problème turc… On ne peut pas faire comme si la Russie, qui est le pays le plus étendu du monde et une puissance pauvre mais militairement considérable, n’existait pas. La Russie est un Etat incontournable. Il faut dire ce qu’est son régime, ne pas cacher ses crimes. L’Union européenne ne le fait pas. Mais ignorer la Russie n’est pas une option possible.
Pour éviter un scénario à l’ukrainienne au Bélarus, l’UE a-t-elle un besoin impératif de dialogue avec la Russie ?
Elle en a besoin. Il y a eu le 25 août une longue et passionnante réunion de la commission des Affaires étrangères du Parlement européen. Pratiquement tous les députés qui sont intervenus ont souligné cette nécessité. Il n’y aura pas de solution au Bélarus sans une participation de la Russie à l’élaboration d’un compromis entre Biélorusses ou sans le feu vert donné par Moscou à l’application de pareil compromis. Personne ne souhaite aujourd’hui qu’une crise du type de celle observée en Ukraine se reproduise au coeur du continent européen. Le pouvoir russe est ce qu’il est, c’est-à-dire le contraire d’une démocratie respectueuse de l’Etat de droit. Mais il n’est pas possible de faire comme si ce régime n’existait pas.
Cette nouvelle attaque contre un opposant illustre-t-elle une certaine fragilité du pouvoir russe et de Vladimir Poutine ?
On ne peut pas l’affirmer avec certitude parce que, là encore, les preuves manqueraient. Mais connaissant la Russie depuis longtemps, le fonctionnement du pouvoir actuel et les rapports de force sur lesquels celui-ci est fondé, mon sentiment est effectivement que oui, Vladimir Poutine est aujourd’hui un homme fragilisé sur sa scène intérieure. Ce qui ne signifie pas qu’il va tomber dans les semaines ou les mois qui viennent. Son pouvoir peut se prolonger. Mais sur le plan intérieur, au mécontentement des classes moyennes urbaines, c’est-à-dire de la Russie utile, s’ajoutent, depuis maintenant un long moment, l’inquiétude croissante des grandes fortunes et le malaise de la partie la plus éclairée des forces de sécurité, et notamment du FSB (service fédéral de sécurité), l’ancien KGB. Le pouvoir de Vladimir Poutine était fondé sur un consensus entre les grandes fortunes et les forces de sécurité. Ces deux pans du pouvoir dont Vladimir Poutine est l’incarnation sont aujourd’hui liés par une interrogation commune sur l’avenir de ce pouvoir et de la Russie sur la scène internationale. Ne l’oublions pas. La Russie est considérablement embourbée au Proche-Orient. Elle risque de l’être bientôt en Libye. Elle est dans une impasse en Ukraine parce qu’après avoir porté la guerre dans la partie orientale du pays, que peut-elle faire maintenant ? Certainement pas marcher sur Kiev. Elle ne le fera pas. Et elle aura raison de s’en garder. Ce pouvoir donne l’illusion d’une force, la force militaire qu’il a. Mais celle-ci ne suffit pas, ne permet pas tout. Il faut aussi des alliés sur la scène internationale. Et la Russie en est singulièrement dépourvue. Il faut aussi des richesses. Les cours du pétrole s’écroulent et, semble-t-il, durablement. La prospérité de ce pays est essentiellement fondée sur cette matière première. Rien ne va plus très bien à Moscou, et surtout pas pour Vladimir Poutine. La tentative d’assassinat dont a été victime Alexeï Navalny peut être interprétée comme un signe de panique.
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