Bélarus: le dilemme de Poutine (analyse)
Le président russe ne défendra pas éternellement Alexandre Loukachenko, de plus en plus contesté. Mais il ne veut pas non plus revivre les précédents géorgien et ukrainien. Comment sortir de ce guêpier ?
D’un côté, des citoyens lassés du quart de siècle (et plus) au pouvoir de leur président-dictateur et révoltés par sa réélection jugée frauduleuse. Ils font preuve d’un courage exceptionnel, descendant par dizaines de milliers dans les rues de Minsk le dimanche 16 août malgré la répression des jours précédents, ou partant en grève par milliers dans les usines de tracteurs, fleuron du pays, le lendemain. De l’autre, Alexandre Loukachenko déterminé en apparence à rester coûte que coûte à la tête du pays. Il revendique sa légitimité du « vote démocratique », n’envisage de nouvelles élections que sous conditions, repousse une médiation de la Pologne voisine. Ce face-à-face s’annonce-t-il mortifère comme il le fut en Ukraine, autre ancienne république d’URSS, en 2014 ? La réponse à cette interrogation dépendra beaucoup de la décision qui sera prise à Moscou par le seul véritable allié d’Alexandre Loukachenko, Vladimir Poutine.
Officiellement, le président russe soutient son homologue. Mais le Kremlin laisse tout de même transparaître des signes qui vont dans un autre sens. Notamment quand l’agence de presse Ria Novosti publie les résultats d’un sondage « sortie des urnes » sur l’élection présidentielle du 9 août qui attribue 53 % des voix à l’opposante Svetlana Tsikhanovskaïa et 2 % au président sortant, contre 10 % à la première et 80 % au second selon la thèse officielle et… approuvée par Vladimir Poutine. Chargée de cours à l’UCLouvain et spécialiste de la Russie, Laetitia Spetschinsky analyse la position du maître du Kremlin dans le délicat dossier du Bélarus.
Le président biélorusse pourrait-il devenir un allié encombrant pour Vladimir Poutine ?
Alexandre Loukachenko est un allié difficile de la Russie depuis une quinzaine d’années. Au cours de ses vingt-six années de pouvoir, il s’est positionné en héraut de l’identité et de la souveraineté biélorusses, ce qui l’a porté à mener des politiques d’équidistance entre l’Occident et la Russie, jouant le rapprochement avec les uns et les autres sans jamais conclure d’alliance exclusive. Une attitude qui n’entre pas dans les plans d’intégration régionale de Moscou. Il est cependant le dernier allié significatif de la Russie dans la région.
Loukachenko est le dernier allié significatif de la Russie dans la région » – Laetitia Spetschinsky
Précisément, à la fin de 2019, des tensions sont apparues entre Moscou et Minsk en raison du peu d’avancées dans les négociations sur l’union entre la Russie et le Bélarus. Ce projet représente-t-il un enjeu important pour Vladimir Poutine ?
Après une décennie 1990 marquée par le recul de l’influence russe dans l’espace postsoviétique, les années 2000 ont vu fleurir plusieurs projets d’intégration régionale poussés par une Russie en pleine croissance économique. De nombreux accords régionaux ont été conclus, mais seulement deux ont abouti : le premier fut l’Union Russie-Bélarus, conclue dès 1999 sous Boris Eltsine (NDLR. : président de la Fédération de Russie de 1991 à 1999), qui jetait les bases d’une union économique et politique entre les deux Etats. Le second, après de nombreux ersatz, fut l’Union économique eurasiatique (2014) qui réunit aujourd’hui l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizistan et la Russie. L’union d’Etats Russie-Bélarus représente donc un enjeu important pour Moscou car elle consacre une forme de coopération avancée, un modèle d’intégration bilatérale dans les domaines politique et stratégique. Mais la crise en Ukraine (2013?2014) a souligné la fragilité des souverainetés fraîchement retrouvées et a conduit le Bélarus, comme les autres partenaires régionaux, à réévaluer les projets d’intégration politique. Face à la pression russe, Loukachenko a fait le choix de mobiliser divers contrepoids, sans aller jusqu’à courtiser l’Union européenne et l’Otan. Minsk a ainsi noué une coopération économique et militaire avec Pékin (2018) et, chose tout à fait sensationnelle, a accueilli le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo en février 2020. Depuis quelques années, la relation spéciale entre Moscou et Minsk s’est donc ostensiblement dégradée. Signe des temps, la presse russe s’est mise à pointer les violations des droits de l’homme au Bélarus ou à critiquer le style de gouvernance d’Alexandre Loukachenko.
Vladimir Poutine pourrait-il tolérer, voire favoriser, le retrait d’Alexandre Loukachenko ?
La réaction russe pourrait encore surprendre. Le débat ne se réduit peut-être pas à un choix entre Svetlana Tsikhanovskaïa et Alexandre Loukachenko, entre une frange démocrate et une frange dure, entre une personnalité qui n’a pas d’expérience politique et un homme au pouvoir depuis vingt-six ans. D’autres candidats pourraient très bien émerger de cette confrontation. Même si les apparences sont contraires, le Kremlin ne s’acharnera probablement pas à sauver Loukachenko.
Contrairement à l’Ukraine, l’opposition, au Bélarus, ne développe pas un tropisme proeuropéen acharné. Ce constat peut-il faciliter une transition acceptée par Moscou pour l’après-Loukachenko ?
A ce stade, le débat ne se pose pas de la même manière qu’il s’est posé en 2013 en Ukraine, ce qui mènerait inévitablement à la confrontation et à une intervention physique de la Russie. Les sensibilités sont comparables, mais les circonstances ont changé, notamment du côté russe. L’opinion publique russe est certes satisfaite de l’attitude de fermeté adoptée par Poutine face à la perspective d’une adhésion ukrainienne à l’Otan. Mais elle regrette profondément la déconnexion historique avec Kiev, berceau historique de la Russie. En outre, la situation économique actuelle de la Russie n’invite pas à répéter l’expérience géorgienne ou ukrainienne. On n’est plus dans la phase de croissance économique observée jusqu’en 2015, qui avait commencé lors de la prise de fonctions de Vladimir Poutine avec le triplement du prix du pétrole. Entretenir des régions séparatistes comme l’Abkhazie, détachée de la Géorgie, ou des régions rattachées au territoire russe comme la Crimée a un coût non négligeable. Les conséquences de la crise sanitaire peuvent être aussi intégrées dans l’équation tant au plan économique qu’à celui des priorités politiques. Sur ce plan, le Kremlin est plutôt occupé à surmonter les conséquences du référendum constitutionnel (NDLR. : autorisant notamment Vladimir Poutine à briguer deux mandats supplémentaires) qui a provoqué un sérieux débat en Russie et continue de secouer l’extrême-orient russe. La position de Vladimir Poutine est nettement plus fragile que celle qui prévalait au moment des révolutions colorées. Quant à l’Union européenne, elle se trouve à nouveau confrontée à la nécessité de soutenir les revendications de la société biélorusse tout en éloignant le spectre d’une déstabilisation sur son flanc oriental…
Le risque est-il moins grand d’une rupture du Bélarus avec la Russie ?
C’est très difficile à dire. Dès lors qu’il y a des protestations dans les rues de Minsk et que la répression se renforce contre les manifestants, comme on a pu l’observer ces derniers jours, l’Occident n’a d’autre choix que de condamner la répression. Ce soutien est interprété à Minsk et à Moscou comme le signe d’une collusion entre les démocrates biélorusses et quelques spin doctors occidentaux. Les ingrédients sont réunis pour que le cercle vicieux observé pendant les révolutions de couleur se mette en place. Le Bélarus représente un enjeu politique et de sécurité extrêmement important pour les deux parties. Pour l’UE, parce qu’elle a une frontière directe avec le Bélarus et avec l’enclave russe de Kaliningrad, et parce que le dossier recèle aussi un potentiel de fracturation des positions de l’UE. La Pologne et la Lituanie ont pris les rênes de la diplomatie européenne sur ce dossier. Le 28 juillet, dix jours avant les élections au Bélarus, Varsovie et Vilnius ont créé avec l’Ukraine le Triangle de Lublin, une sorte de groupe de Visegrad (NDLR : alliance entre Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie) destiné à renforcer la sécurité de cet axe historique de l’Europe médiane. Il y a donc une tension particulière en Europe centrale qui relève d’une autre dynamique que la politique extérieure de l’Union européenne dans son ensemble. C’est un risque pour l’UE de voir ces pays faire cavalier seul dans leur confrontation avec Moscou. La dynamique est donc très différente par rapport à celle de l’Ukraine. Mais les enjeux sont au moins aussi importants pour l’UE que pour la Russie, qui voit s’éloigner avec Minsk et après Kiev le deuxième berceau historique du monde slave.
Alexandre Loukachenko a-t-il d’autres véritables alliés que la Russie ?
Dans la politique d’équidistance qui dominait jusqu’à présent, Pékin et Washington constituaient les contrepoids idéaux aux ambitions régionales de Moscou. La Chine est un rival redoutable pour la Russie car, contrairement au Kremlin, elle ne lie pas de conditions politiques au partenariat économique. Quant aux Etats-Unis, ils représentent le contrepoids historique à l’influence stratégique russe en Europe centrale. En augmentant la tension sur cet équilibre des trois puissances, Loukachenko a fini par atteindre le point de rupture. Mais la Chine est un partenaire récent, les Etats-Unis sont un partenaire lointain, tandis que la Russie dispose d’un réseau serré de relais politiques, sociaux, économiques, culturels au Bélarus. D’abord, parce que les sociétés sont fortement interconnectées. Ensuite, parce que la Russie contrôle une partie substantielle des actifs stratégiques biélorusses dans le domaine des transports, des matières premières, des services ou de l’énergie. Enfin, les forces armées des deux Etats coopèrent activement, notamment dans le domaine de la défense aérienne. Les alliances du Bélarus constituent donc un sujet complexe. A cet égard, la question se pose aujourd’hui de savoir si les alliés du gouvernement pourront rester aussi ceux de la population, et vice versa.
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