Allemagne: la guerre familiale menace le géant du discount Aldi
Les querelles internes à la famille Albrecht, l’une des plus grosses fortunes d’Allemagne, fragilisent la chaîne de supermarchés à petits prix qui poursuit pourtant sa croissance internationale grâce à un rachat en France.
Le géant allemand du discount Aldi poursuit son expansion. La chaîne de supermarchés à bas prix a racheté, fin 2020, pour 717 millions d’euros, 545 magasins Leader Price ainsi que trois entrepôts au groupe français Casino. Cette reprise est la plus vaste jamais réalisée par le groupe. Aldi, présent dans l’Hexagone depuis 1988, entend y devenir le numéro 1 du hard discount. Poursuivant ainsi sa croissance internationale, malgré les multiples remous liés aux querelles internes à la famille du fondateur.
Les derniers rebondissements remontent à l’été dernier. Nicolay Albrecht, l’un des arrière-petits-fils et héritiers du fondateur du discounter Aldi, porte alors plainte contre sa mère et ses soeurs ainsi que leur avocat, qu’il accuse de détournement de fonds. « Une enquête est en cours », confirme quelques semaines plus tard, sans plus de détails, le procureur général de Kiel, dans le nord de l’Allemagne, chargé de l’affaire. C’est la troisième fois que le dossier Aldi occupe la justice allemande en quelques années. Cette fois, Nicolay Albrecht accuse sa famille à la tête de la branche Nord du groupe Aldi de s’être reversé une partie des dividendes de la chaîne de supermarchés – 50 millions d’euros par an, selon la presse allemande – en contradiction avec les règles de la fondation familiale.
A mesure que leur fortune a augmenté, les Albrecht se sont littéralement retirés de toute vie sociale.
Un système de fondations
Le destin d’Aldi Nord est aux mains de trois fondations familiales, une construction juridique compliquée mise en place par les enfants du fondateur pour limiter le pouvoir de leurs rejetons, jugés peu aptes aux affaires. « Le système des fondations, conçu chez Aldi dans les années 1970, n’a rien à voir, comme on pourrait le penser, avec la bienfaisance. Commun à bien des entreprises familiales allemandes, il a surtout pour but de sécuriser l’entreprise sur le long terme, que les héritiers s’entendent ou pas, qu’ils se lassent ou non de l’entreprise. Il interdit aux héritiers de vendre des parts », écrit Martin Kuhna, auteur d’un livre consacré à la dynastie Aldi, Les Albrecht.
Lorsque Berthold Albrecht, un des petits-fils du fondateur, meurt des suites d’une longue maladie dans un luxueux sanatorium suisse en 2012 à l’âge de 58 ans, sa veuve et ses enfants ignorent qu’il vient de réviser son testament afin de limiter un peu plus encore le pouvoir de ses héritiers au sein d’Aldi Nord. Babette, l’épouse, et ses cinq enfants, estimant que Berthold n’était plus en mesure de prendre de décisions à la fin de sa vie, voient derrière la révision l’ombre du frère et de la mère de Berthold, Theo junior et Cäcilie Albrecht, avec qui la famille est en froid depuis de longues années. A deux reprises, la justice allemande confirme la validité du testament qui prive les héritiers de toute mainmise sur Aldi Nord, mais qui fragilise également le groupe. Inquiet à l’idée que le style de vie des siens puisse nuire aux intérêts d’Aldi, Berthold Albrecht avait, avant sa mort, rétabli l’équilibre des pouvoirs au sein de la fondation familiale en faveur du management de l’entreprise recruté hors du clan. Sa décision oblige au passage l’ensemble des héritiers Albrecht à se mettre d’accord, chaque décision stratégique pour l’entreprise devant être adoptée à l’unanimité par les trois fondations propriétaires d’Aldi.
Un concept adapté à l’après-guerre
L’histoire d’Aldi remonte au début du siècle dernier. Karl Albrecht et son épouse Anna ouvrent à Essen en 1919 une petite épicerie familiale, le « magasin d’alimentation Karl Albrecht ». Un siècle plus tard, la petite supérette pèse 90 milliards d’euros de chiffre d’affaires, compte 11 000 magasins et emploie 210 000 salariés sur quatre continents. L’épicerie prend véritablement son envol en 1946 lorsque les deux fils du fondateur, Karl Junior et Theo, reprennent l’affaire, en en faisant l’un des plus grands succès de l’économie allemande. « Ils ont inventé le principe du hard discount, et en ont fait un des plus gros succès entrepreneuriaux au monde », résume Michael Gerling, le gérant de l’Institut de recherche sur le commerce EHI. Le concept des frères Albrecht repose sur le choix d’un assortiment limité de produits souvent sans marque et vendu au prix le plus bas possible. Les marchandises sont présentées à même la palette, les clients se servent eux-mêmes dans les cartons et le décor est réduit au strict minimum. Le concept convainc rapidement dans un pays ruiné par la Seconde Guerre mondiale. En 1955, Aldi compte déjà plus de cent magasins et a essaimé dans toute la Rhénanie. Le concept spartiate et le faible nombre de salariés garantissent une forte profitabilité. Aujourd’hui encore, Aldi finance son développement sans recourir au crédit.
Mais si les affaires sont prospères, les relations familiales deviennent, elles, de plus en plus complexes. Un premier clash et la nécessité de prendre quelques distances l’un avec l’autre amène les deux frères à se répartir leur empire en 1961: le nord du pays revient à Theo, le sud à Karl. Le partage familial se fait le long d’une ligne baptisée, en interne, « l’équateur ». A la mort de Theo en 2010, ses deux fils Theo Junior et Berthold reprennent en main la destinée d’Aldi Nord. 2010 marque aussi une nouvelle étape dans la guerre fratricide qui oppose Berthold et son épouse Babette d’une part, Theo Jr et sa mère Cäcilie d’autre part.
Une bru en rupture avec la tradition
Cäcilie Albrecht, impliquée dans les affaires jusqu’à son décès, n’a jamais caché qu’elle n’aimait pas sa bru. L’ouverture en 2018 du testament de celle que la presse allemande nommait la « Grande Dame de la famille Albrecht » a confirmé les choses. La famille désapprouve en effet l’union en 1985 du timide Berthold avec Babette Schönbohm, jeune fille désargentée et mordant la vie à pleines dents. Chez les Albrecht, on cultive la discrétion. Le style de vie, modeste voire austère, est dicté par la très catholique Cäcilie. « A mesure que leur fortune a augmenté, les Albrecht se sont littéralement retirés de toute vie sociale dans le courant des années 1950″, précise Martin Kuhna. La famille vit cloîtrée derrière les hauts murs de ses propriétés, plus encore après que Theo a été victime d’un enlèvement, en 1971.
Les résultats sont particulièrement inquiétants pour Aldi Nord, qui a subi des pertes pour la première fois de son histoire en 2018.
Chez les Albrecht, le luxe et la jet-set sont bannis. Babette se soumet un temps à la discipline familiale, avant d’entraîner son mari – c’est la version de la belle-mère – dans une vie de luxe et de gaspillage. Berthold se met à collectionner voitures anciennes et tableaux, se faisant même arnaquer par un vendeur d’art peu scrupuleux « parce qu’ils n’y connaissaient rien en art, souligne Martin Kuhna. Ce qu’ils voulaient, c’est que la toile soit assortie au canapé, pourrait-on dire… » Le couple enchaîne les vacances en Floride ou à Malibu, fréquente la jet-set et se moque des courriers acerbes et répétés envoyés par Theo et Cäcilie. « Je veux oeuvrer au maintien de la philosophie de notre famille, qui est de servir l’entreprise, sans égard pour les intérêts personnels, et en menant un train de vie modeste. Les enfants de Berthold ayant délibérément décidé de ne pas respecter ces principes, malgré la volonté de leur père, je considère qu’ils ne sont pas aptes à assumer des responsabilités au sein de la Fondation Markus », tranche la grand-mère dans son testament. « Si on les laisse faire, les enfants de Berthold pourraient mener Aldi par le bout du nez comme un taureau ayant un anneau dans le mufle », ajoute Theo.
Trois fondations au nom d’apôtres décident de l’avenir d’Aldi Nord. La Fondation Markus, jusqu’à sa mort aux mains de Cäcilie, détient 61% du capital. Les Fondations Lukas (aux mains de Theo Junior ) et Jakobus (aux mains de la bru Babette et de ses cinq enfants) détiennent chacune 19,5%. « Notre contrat de famille stipule qu’aucune de ces fondations ne peut agir sans l’accord des deux autres », avait expliqué Theo Junior en 2016 dans l’une de ses rares interviews. Or, Babette, la « veuve joyeuse » comme l’appelle la presse allemande, a prouvé qu’elle n’avait pas l’intention de mener la vie recluse qui serait compatible avec la « philosophie familiale », en faisant sortir 100 millions d’euros de la fondation Jakobus pour alimenter son compte personnel et ceux de ses enfants.
Entre fusion et modernisation
Ces conflits familiaux placent Aldi Nord face à de nouveaux défis, alors qu’une fusion avec Aldi Sud serait en discussion pour 2022. La marque Aldi souffre de la concurrence accrue des chaînes qui ont copié son modèle, notamment Lidl. Les résultats sont particulièrement inquiétants pour Aldi Nord, qui a subi des pertes pour la première fois de son histoire en 2018. Selon les derniers chiffres disponibles, Aldi Nord ne pesait, en 2015, que 21,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, contre 59 milliards l’an passé pour Aldi Sud. Avec 60 000 salariés dans neuf pays, Aldi Nord a des effectifs nettement plus réduits que sa soeur Aldi Sud (157 000 dans 11 pays).
Une fusion sous la houlette d’Aldi Sud, qui a de longue date amorcé sa transformation en holding, permettrait selon les estimations d’économiser 50% des coûts en personnel, à l’heure où des milliards d’euros d’investissement seraient nécessaires pour moderniser les enseignes. Avec un chiffre d’affaires global de 106 milliards d’euros, le groupe réunifié dépasserait de très loin son principal rival, Lidl (29,5 milliards d’euros). A condition, bien sûr, que la fusion soit approuvée par les trois fondations des héritiers de Theo et Cäcilie Albrecht. Le nouveau clash entre Babette et son fils Nicolay laisse augurer de difficiles négociations en vue d’une fusion.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici