Afghanistan: « Une faillite militaire, politique et morale »
Chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD), Nicolas Gosset voit dans l’attitude des Occidentaux une forme de cynisme et d’abdication. La victoire des talibans est plus éclatante qu’en 1996. Et il n’y a guère de doute, selon lui, sur le type de gouvernance qu’ils vont privilégier. Sur la base de schémas islamistes hyperconservateurs…
Ce qui frappe dans l’attitude américaine et occidentale face à la conquête fulgurante de l’Afghanistan par les talibans, c’est le fatalisme. Un aveu d’impuissance ?
Je partage cette impression. Je vois même dans l’attitude des dirigeants occidentaux une forme de cynisme. Ils n’ignoraient pas que l’insurrection avait le vent en poupe et on pouvait s’attendre à ce que les talibans se lancent dans une grande offensive militaire dès l’annonce du départ des dernières troupes américaines. Mais il y a, aux Etats-Unis et chez leurs alliés, une forme d’abdication. L’Afghanistan ne figure plus, depuis longtemps, en haut de l’agenda politique occidental.
L’attention des Etats-Unis ne s’est-elle pas détournée de l’Afghanistan dès 2003, lorsque les forces américaines ont envahi l’Irak ?
Dans les années 2010-2012, époque où j’ai commencé mes recherches sur l’Afghanistan, ce pays était encore la priorité de l’Otan. La première puissance mondiale et ses alliés ont déployé des moyens colossaux pour sécuriser et reconstruire l’Afghanistan et pour entraîner et équiper l’armée afghane, afin qu’elle soit capable de contrer les talibans. Voyez le résultat : en dix jours, toutes les capitales provinciales du pays sont tombées dans leurs mains et Kaboul a été investie sans combat. Leur victoire est encore plus éclatante qu’en 1996. A l’époque ils avaient mis deux ans à conquérir le pays et, par la suite, plusieurs zones du nord étaient restées hors de leur contrôle. On vit ces jours-ci la faillite militaire, politique et morale de la présence occidentale en Afghanistan, entamée à l’aube du XXIe siècle.
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La stratégie victorieuse des talibans
Les Américains ont doté les forces gouvernementales afghanes d’un arsenal militaire moderne que les talibans, eux, n’avaient pas. Comment expliquer l’avancée si rapide des insurgés ?
J’ai été moi-même surpris par la chute des dominos en une dizaine de jours. Il y a d’abord une explication militaire : chaque fois qu’ils investissent une ville, les talibans mettent la main sur la caserne et son dépôt d’armes. Ils saisissent des armements sophistiqués américains et de l’Otan, ils libèrent les prisonniers et sont rejoints par des masses de gens. Plus puissants au fur et à mesure de leur progression, ils sont perçus comme un rouleau compresseur. Les villes sont presque toutes tombées sans combat, après la fuite du gouverneur de province et du chef de la police. Les talibans y sont entrés sur leurs pick-up ou leurs motos. Ils ont hissé sur le rond-point central et la résidence du gouverneur le drapeau blanc de l’Emirat islamique d’Afghanistan.
Grâce à leurs victoires fulgurantes, les talibans s’emparent de l’énorme matériel militaire fourni par les Américains et leurs alliés. Inquiétant pour l’avenir ?
Les dirigeants politiques et militaires occidentaux sont restés longtemps persuadés que les talibans ne seraient pas capables de reconquérir le pouvoir, que le gendarme étatsunien serait toujours là pour assurer une garantie ultime de sécurité. La victoire éclair des talibans signifie que les armes des forces loyalistes, mais aussi les bases et les casernes, les aéroports militaires édifiés ou rénovés dans les régions, se retrouvent de facto entre les mains des nouveaux maîtres du pays. Cela va les renforcer. L’émirat islamique d’Afghanistan, s’il est instauré, sera mieux armé que le régime taliban des années 1996-2001, qui ne disposait que de vieux armements soviétiques et d’armes issues de la contrebande pakistanaise. Cela inquiète notamment les Etats post-soviétiques d’Asie centrale, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, un pays où j’ai vécu pendant plusieurs années. Ces régimes sont profondément anti-islamistes et certainement anti-talibans. Ils vont néanmoins être contraints de coopérer avec les nouveaux dirigeants de l’Afghanistan pour obtenir d’eux des garanties de sécurité régionale.
« L’Afghanistan actuel est déjà une république islamique. Ce que les insurgés veulent imposer, c’est leur conception ultrarigoriste de la charia.
Comment les talibans sont-ils parvenus à financer leur effort de guerre ?
Dans une large mesure, ils s’autofinancent dans les zones tombées sous leur emprise. Ils ont toujours été plus efficaces que le gouvernement central pour prélever l’impôt. S’ajoutent à ces ressources les revenus de la contrebande, du racket, des rançons, du trafic d’oeuvres d’art et de la drogue. Par ailleurs, les insurgés ont des soutiens au Pakistan, notamment au sein des services secrets et de sécurité. Ils sont aussi financés par certains donateurs du Golfe, grandes fortunes ou fondations de charité islamistes. Ils ont en fait été discrètement aidés par tous ceux qui avait un intérêt à mettre en difficulté l’occupation américaine de la région.
L’ombre d’Al-Qaeda et du terrorisme
Quelles relations les talibans d’aujourd’hui entretiennent-ils avec Al-Qaeda ? Leur collusion avec les groupes extrémistes sera t-elle aussi étroite qu’avant 2001 ?
Ce point suscite l’inquiétude en Occident. La force des liens avec Al-Qaeda était réelle sous le régime des talibans de la fin des années 1990. L’an dernier, lors des négociations de Doha avec l’administration américaine, la hiérarchie talibane s’est engagée à ce que l’Afghanistan ne serve pas de base à des organisations terroristes hostiles aux Etats Unis et à leurs alliés. Toutefois, il existe au sein du mouvement taliban une faction afghano-pakistanaise, appelée réseau Haqqani. Dans les zones tribales pakistanaises, ses membres maintiennent des liens avec la nébuleuse d’Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaeda. On ne peut exclure qu’avec l’installation du nouveau régime taliban à Kaboul réapparaisse une forme d’accueil de djihadistes étrangers, de partenariat avec des groupes terroristes toujours présents sur le terrain afghan. Vingt-cinq ans sont passés depuis la précédente prise du pouvoir par les talibans. Y a-t-il eu un renouvellement des cadres du mouvement ? La plupart des combattants sur le terrain sont à l’image de la société afghane: ils sont très jeunes. Les soldats à motocyclette sont des gamins de 25 ans à peine. Les commandants régionaux dans les districts ont été tellement décimés périodiquement par les opérations militaires occidentales que ceux qui ont pris la relève sont, eux aussi, très jeunes. En revanche, le leadership politique du mouvement est toujours assuré par les anciens, ceux qui ont été moudjahidines anti-soviétiques dans leur jeunesse. Le mollah Haibatullah Akhundzada, chef politique et religieux des talibans depuis 2016, est de cette génération. Abdul Ghani Baradar, le négociateur du mouvement, est un compagnon de route du mollah Omar, le fondateur du groupe, décédé en 2013.
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Y a-t-il beaucoup de combattants étrangers parmi les talibans ?
Les talibans sont majoritairement afghans, mais le mouvement compte aussi dans ses rangs des éléments pakistanais, à hauteur de 15 à 20 % dans plusieurs régions de l’est, et une composante étrangère centre-asiatique : des Turkmènes, des Ouzbeks, des Tadjiks et même des Ouïghours, peuple turcophone à majorité musulmane sunnite. Ces dernières années, nombre de combattants ouïghours ont fui le Xinjiang chinois pour se réfugier en Afghanistan. On comprend pourquoi Pékin ménage des talibans et a reçu fin juillet l’un de ses chefs, le mollah Baradar.
La gouvernance du nouveau régime
Les talibans restent vagues sur leurs intentions. Ils veulent instaurer ce qu’ils appellent un « régime islamique pur ». Qu’est-ce que cela signifiera concrètement ?
L’Afghanistan actuel est déjà une république islamique. Quand des personnes me disent craindre l’instauration de la charia dans le pays sous le régime taliban, je réponds que la loi islamique y est déjà d’application. Ce que les insurgés veulent imposer comme gouvernance, c’est leur conception ultrarigoriste de la charia. Ils vont expurger le pays de toute influence moderniste.
Le nouveau régime sera-t-il tout de même moins répressif que celui instauré il y a vingt-cinq ans par ces mêmes talibans ?
Je l’ai cru il y a quelques mois, au vu de leur communication politique, qui a beaucoup évolué. Mais les témoignages qui commencent à filtrer depuis les régions d’Afghanistan qu’ils contrôlent indiquent la persistance de schémas islamistes hyperconservateurs : ils imposent aux femmes l’interdiction de travailler, de se déplacer dans l’espace public sans être accompagnées d’un familier masculin. Les écoles non religieuses doivent fermer leurs portes. Les radios et les télévisions, interdites entre 1996 et 2001, sont cette fois autorisées, mais elles ne peuvent plus diffuser des voix de femmes et de la musique en dehors des chants religieux et prières.
L’émirat islamique d’Afghanistan, s’il est instauré, sera mieux armé que le régime taliban des années 1996-2001.
L’ambition des talibans d’acquérir une reconnaissance internationale va-t-elle les conduire à la modération, pour éviter l’isolement qu’ils ont connu en 1996-2001 ?
C’est la carotte agitée par les chancelleries européennes et des puissances comme les Etats-Unis et la Chine. Elles pensent que les talibans ne commettront pas l’erreur d’imposer un régime autarcique, une Corée du Nord version islamiste, qui serait ostracisée par la communauté internationale. L’avenir paraît néanmoins bien sombre pour ceux qui, en Afghanistan même, supporteront mal l’idéologie talibane. Toute tentative de résistance sera brisée par la répression. Des femmes journalistes afghanes se sont battues pour faire respecter leurs droits dans les petites rédactions locales, les journaux, radios et télés de province. Aujourd’hui, elles s’enfuient ou sont dans le désespoir. En vingt ans, le pays est sorti d’un trou noir et a été touché par la globalisation. Les millions d’Afghans réfugiés à l’étranger ont gardé des contacts avec leurs proches dans le pays. Kaboul est une ville de six millions d’habitants culturellement dynamique, avec ses dix universités, ses médias, ses nombreuses ONG. Les bigots talibans vont imposer à des pans entiers de la société afghane leurs vues restrictives, ce qui pourrait susciter de la violence. Les victimes de leur intégrisme intransigeant seront surtout les femmes, les classes moyennes urbaines, les professions intellectuelles.
Les talibans ont été actifs sur le plan diplomatique. Leurs émissaires ont été reçus à Moscou, Pékin, Téhéran. Après avoir chassé les Occidentaux de Syrie, de Libye et du Haut Karabakh, la Turquie et la Russie vont-elles tenter de combler le vide laissé par les Etats-Unis en Afghanistan ?
C’est ce que certains analystes ont avancé quand Ankara a proposé à Washington de sécuriser l’aéroport international de Kaboul après le retrait des forces américaines. Le cas afghan doit toutefois être distingué de ce qui s’est produit en Libye et en Syrie. En Afghanistan, l’intervention occidentale ne s’est pas limitée à des bombardements. Pendant vingt ans, les Etats-Unis et leurs alliés ont été présents dans le pays. Après avoir chassé les talibans, ils ont mis en place une élite politique, construit un Etat, financé des forces de sécurité, soutenu à bout de bras le budget du gouvernement. Les voilà pourtant qui évacuent dans la précipitation leurs militaires et civils. Une faillite qui rappelle celle des troupes soviétiques en 1988-1989. A ceci près que l’Armée rouge a quitté l’Afghanistan de manière moins pitoyable.
Une nouvelle crise migratoire ?
Avec la détérioration de la situation humanitaire en Afghanistan, l’Europe doit-elle s’attendre à un exode massif d’Afghans ?
Déjà, depuis 2015, les Afghans figurent dans le top 3 des contingents de migrants qui se rendent dans les pays de l’Ouest européen. C’est le cas en Belgique. Il y a en ce moment des dizaines de milliers de familles de déplacés à l’intérieur même de l’Afghanistan, dans les parcs de Kaboul… Beaucoup vont se lancer sur les routes de l’exode. Les frontières des pays de l’Asie centrale sont verrouillées mais vingt à trente mille personnes traversent chaque semaine la frontière iranienne, et ce mouvement va s’accentuer. Des jeunes Afghans trouvent des passeurs pour entrer en Turquie. Facteur aggravant qu’on mésestime : à l’est de l’Europe, le régime biélorusse, dictature qui se moque des valeurs humanitaires, joue sur le trafic de drogue et la pression migratoire pour contraindre l’Union à desserrer son étau. Le président Loukachenko instrumentalise depuis des semaines les flux de réfugiés irakiens et il pourrait faire de même avec les Afghans.
La Belgique a, jusqu’à ces derniers jours, refusé le principe d’un moratoire sur les retours forcés vers l’Afghanistan. Surprenant ?
La France, les Pays-Bas, l’Allemagne se sont positionnés plus tôt pour la suspension. La Belgique a attendu quasiment la victoire des talibans pour renoncer aux retours forcés. Une fois de plus, il n’y a pas eu de coordination européenne. Il serait temps que les Etats membres se saisissent de la question des flux de réfugiés. De même, il a fallu des mois pour décider ce qu’il adviendrait des femmes et des hommes afghans qui ont travaillé pour les troupes internationales comme interprètes, secrétaires, médiateurs culturels… C’est seulement ces derniers jours qu’on réalise qu’il faut leurs accorder des visas, alors que leur existence est menacée depuis des mois.
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